Vous n’êtes pas une « Girlboss » ? Grand bien vous fasse !
01 mars 2024
6min
Elles sont riches, célèbres et ont le job de leurs rêves. Elles s’appellent J-Lo, Sheryl Sandberg, Sophia Amoruso… Dans leurs livres et documentaires, ces “Girl boss” influentes se mettent en scène pour donner à toutes les clés du succès. Un conte de fée moderne, dénonce l’essayiste allemande Nadia Shehadeh dans « Anti-Girlboss » (ed. Ullstein, en allemand, non traduit). Sous couvert de féminisme, leurs récits invisibilisent selon elle tous les emplois normaux, qui forment la réalité du marché du travail.
Votre livre est tiré du terme « Girlboss », popularisé en 2014 par Sophia Amoruso, une entrepreneuse américaine. Ça ressemble à quoi, une Girlboss ?
Sophia Amoruso a popularisé le terme, mais la figure générale est plus ancienne. La « Girlboss » vient d’un idéal néolibéral, celui d’une femme accomplie qui a le travail de ses rêves, qui est arrivée là grâce à son ambition, sa volonté. En général, elle a autour de 40-50 ans, est hétérosexuelle. Les histoires de Girlboss sont souvent racontées à la première personne, comme le fait Sheryl Sandberg avec sa carrière chez Facebook dans Lean in, ou encore Sophia Amoruso dont la vie est dépeinte sur Netflix (Girlboss, 2017). Sauf qu’atteindre de tels niveaux de richesses avec le travail de ses rêves n’arrive à quasiment aucune femme dans la réalité. C’est un conte de fée. Sous des couverts de féminisme, ce modèle bénéficie surtout aux femmes blanches qui ont reçu une excellente éducation. Sheryl Sandberg a fait Harvard, par exemple.
La Girlboss, c’est aussi celle qui arrive à des postes de pouvoir. Comment exerce-t-elle son autorité ?
Sophia Amoruso insiste plutôt sur l’argent. La figure de la Girlboss n’est pas tant liée à l’autorité, mais cela ne veut pas dire qu’elles n’abusent pas du pouvoir. Sophia Amoruso a eu son lot de scandales en la matière, comme virer des femmes enceintes de son entreprise pour ne pas payer de congés parentaux. Une boite ne devient pas plus éthique ou empathique avec une femme à sa tête.
Vous affirmez donc que vous êtes « anti-Girlboss ». Pourquoi cette figure doit-elle être combattue ?
Je voulais proposer une antithèse au discours méritocratique « tout est à ta portée », et lui donner un nom. Tout le monde peut s’identifier à l’anti-girlboss, les hommes aussi. Je décris la réalité de 90% des gens, qui mènent une vie normale dans des emplois normaux. Aujourd’hui, je travaille dans un centre public qui aide des migrants à s’insérer en Allemagne, notamment à travers le travail. Je vois chaque semaine à quel point toute notre société est centrée autour de lui. À l’école, on me demandait déjà à six ans « ce que je voulais faire plus tard », dans des questionnaires de présentation, entre ma couleur préférée et mon animal de compagnie… six ans !
Vous écrivez : « Même si j’ai toujours été extrêmement travailleuse tout au long de ma vie, cela n’a jamais été une raison particulière d’éloges. Cela faisait partie du statu quo de ma vie de femme. » Qu’entendez-vous par là ?
Notre société moderne s’est construite sur l’attente d’un travail non rémunéré des femmes : reproduction, tâches ménagères, travail émotionnel… Puis, les choses ont bougé : dans les années 80 où j’ai grandi, il y avait encore beaucoup de femmes aux foyers mais on préparait déjà les filles à rejoindre le marché du travail - sans pour autant les libérer du travail non rémunéré ! Sauf que le récit de la Girlboss nous explique que si les femmes sont encore désavantagées sur le marché du travail, c’est de leur faute parce qu’elles ne sont pas assez motivées. Si une femme âgée est pauvre, c’est qu’elle n’a pas choisi la bonne carrière, ou qu’elle n’a pas travaillé quand elle avait des enfants. On confie trop de responsabilités à l’individu, ça nous culpabilise. Il faut voir la société comme un système global, et comprendre comment on interagit avec lui.
« Il ne suffit pas de viser haut et de travailler dur pour atteindre ses ambitions » - Nadia Shehadeh, essayiste.
Dans une interview pour Welcome to the Jungle, l’entrepreneuse féministe Melody Madar définit le terme de « Boss » au féminin comme une « femme qui a des rêves, des projets, des ambitions, et qui met tout en œuvre pour les réaliser. […] C’est un état d’esprit plutôt qu’un statut. Cela passe d’abord par la confiance en soi, puis en affirmant ses ambitions. » Êtes-vous d’accord avec cette définition ?
Bien sûr qu’il est important d’avoir des rêves, des projets et de poursuivre ses ambitions, c’est mon cas et je le souhaite à toutes les femmes. Mais je suis en désaccord avec le terme « état d’esprit », car il implique que la place qu’on a dans la société dépend uniquement de nos choix individuels. Il ne suffit pas de viser haut et de travailler dur pour atteindre ses ambitions. De nombreuses personnes s’acharnent à l’usine ou à l’hôpital, et n’ont pas la reconnaissance qu’ils ou elles méritent. Pour atteindre de hautes positions sociales, il faut surtout des ressources (de l’argent, une bonne éducation…), et non un mindset miracle.
Être une anti-Girlboss fait de vous une « grosse bosseuse repentie », écrivez-vous. Ça vous arrive encore de trop travailler ?
Comme beaucoup de femmes, j’ai le syndrome de l’imposteur chevillé au corps. Je minimise souvent le travail que je fais réellement. Quand j’ai regardé ce que j’avais fait en 2023, je me suis dit : « mon Dieu ! Tu as trop travaillé, tu dois ralentir ! »
Aujourd’hui, j’écris que je préfère une journée ennuyante chez moi qu’un jour passionnant au boulot, et les gens pensent que c’est de la provoc’. Au contraire, je décris des sentiments humains normaux. Je pense que tout le monde préfère s’occuper comme bon lui semble, sans mettre de réveil le matin.
Vous ne pensez pas qu’on peut augmenter son niveau de bonheur à travers le travail, en cherchant un emploi qui nous correspondrait ?
Dans les pays du Nord, beaucoup de gens peuvent en effet s’orienter vers les métiers qui les intéressent. A noter que le bonheur au travail ne dépend pas forcément du job en lui-même, mais aussi de son cadre : la liberté de mouvement, la reconnaissance de ses pairs… Surtout, il faut garder en tête que les emplois dépeints par les récits de Girlboss, ceux qui donnent un statut social très élevé, sont très rares.
Vous voulez dire qu’il n’y a pas assez de job de rêve pour tout le monde ?
Je dis plutôt qu’on n’a pas toutes les moyens de réaliser nos rêves professionnels. J’ai regardé récemment Halftime, le dernier documentaire de Jennifer Lopez où elle explique sa carrière de « battante ». Certaines personnes s’identifient peut-être à elle mais, finalement, J-Lo est déconnectée de la plupart des gens. Quasiment personne n’a des millions de dollars pour exprimer sa créativité. Je dis souvent que vous n’êtes pas obligé d’aimer votre travail, parce que lui ne vous aimera jamais.
« C’est que c’est OK de faire une sieste en plus dans une journée de travail, de se reposer au lieu de se mettre la pression constamment. Ce n’est pas un échec, ce n’est pas de la paresse. » - Nadia Shehadeh, essayiste.
Vous affirmez que l’ère des femmes carriéristes touche à sa fin, à tel point qu’on entre dans une « révolution du repos ». C’est quoi, cette révolution ?
Ce n’est pas un mouvement révolutionnaire, mais un ensemble de sujets dont nous parlons davantage en Allemagne. Avant, on évoquait l’équilibre vie pro/perso. Aujourd’hui, pas mal d’expert·es (économistes, médecins…) poussent les gens à moins mettre leur job au centre de leur vie, notamment pour gérer la montée du stress au travail. En Allemagne, beaucoup de gens travaillent à temps partiel, même sans famille à la maison. Il faut être plus économe, c’est un autre équilibre de vie. Mais la mode n’est plus au : « si tu travailles dur, tu t’achètes ce que tu veux et c’est génial ! »
Le sous-titre de votre livre, c’est « combattre le capitalisme depuis son canapé ». C’est ça, la vraie révolution du repos ?
Mon livre ne propose pas une révolution anti-capitaliste, mais plutôt une zone de confort pour les personnes qui ont du mal avec notre système. Ce que je dis, c’est que c’est OK de faire une sieste en plus dans une journée de travail, de se reposer au lieu de se mettre la pression constamment. Ce n’est pas un échec, ce n’est pas de la paresse.
Vous soulignez aussi un fort conflit générationnel en Allemagne, avec une ancienne génération qui accuse la nouvelle de ne pas vouloir assez travailler. Vous dites aussi que le besoin de performer et de réaliser est plus central qu’avant chez les jeunes. Pourquoi ?
Accuser les jeunes générations de paresse est un phénomène vieux comme le monde. En réalité, les jeunes d’aujourd’hui doivent gérer plus de choses, à bien des niveaux. Il faut participer aux réseaux sociaux, gérer les messages instantanés, travailler sur soi, il faut faire du sport, être brillant dans son éducation pour participer à cette compétition globale du diplôme. Après la Seconde Guerre mondiale, les gens allaient à la fac deux ou trois ans, écrivaient un devoir de 50 pages et devenaient professeurs. Aujourd’hui, le monde du travail est devenu bien plus exigeant. Parfois, je lis des fiches de postes et je suis effrayée !
« Il est important de rêver sans but, d’avoir un passe-temps non productif, de prendre du temps pour voir des amis ou la famille » - Nadia Shehadeh, essayiste.
En conclusion, vous dites souhaiter ramener « le ludique, le relationnel, le créatif, le rêveur dans nos vies ». Ce conseil s’adresse aux anti-Girlboss, mais pas seulement…
Les normes sociales liées au travail nous poussent à ne pas faire de choses qui semblent inutiles ou absurdes. Je pense qu’il est important de rêver sans but, d’avoir un passe-temps non productif, de prendre du temps pour voir des amis ou la famille. Même si le travail a cette énorme signification symbolique aujourd’hui, il existe beaucoup d’autres manières d’entretenir des relations sociales : l’amitié, la famille, les communautés… auxquelles nous pourrions dédier plus de temps au lieu de travailler.
Est-ce plus difficile à faire pour les femmes ?
Surtout pour les femmes qui ont des responsabilités familiales, comme des enfants ou des membres de la famille qui ont besoin de soins. Je pense qu’une solution pourrait être que chacun et chacune prenne garde à qui pourrait avoir besoin d’aide autour de soi. S’occuper des enfants d’une mère célibataire en proposant de faire du babysitting, par exemple. Créer des systèmes de soutien locaux, et y adhérer d’une manière ou d’une autre.
Article écrit par Matéo Parent, édité par Clémence Lesacq - Photo Matéo Parent pour WTTJ
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