« Si vous voulez le meilleur pour votre fille, poussez-la vers les Sciences »

21 oct. 2024

5min

« Si vous voulez le meilleur pour votre fille, poussez-la vers les Sciences »
auteur.e
Clémence Lesacq Gosset

Senior Editor - SOCIETY @ Welcome to the Jungle

contributeur.e

Les petits garçons seraient bons en sciences, et pas les filles ? Faux, répond Emmanuelle Larroque. L'entrepreneure sociale signe un manuel pratique et politique à destination des parents : « Tu seras scientifique ma fille ! » (Ed. Vuibert). De quoi nous rappeler que les sciences dirigent notre monde technocentré, et que les filles qui en ont largement été exclues doivent et peuvent y reprendre leur place. Interview.

Votre titre « Tu seras scientifique ma fille ! » : est-ce un ordre, un élan de fierté, un motif d’espoir ?

Mon titre signifie : si je veux le meilleur pour toi, ma fille, alors je pense qu’il faudra que demain tu sois scientifique. C’est un cri du cœur, pas une injonction. C’est un désir profond de donner le meilleur aux filles dans le monde technocentré qui est le nôtre. Demain, qu’on le veuille ou non, les compétences et la compétitivité se feront encore plus dans les domaines scientifiques. Ils concentrent les investissements, les nouveaux métiers. Si nous voulons que les filles participent aux grandes transformations du monde, accèdent au pouvoir économique, nous devons les orienter vers ces domaines scientifiques. Aujourd’hui, elles en sont largement exclues.

Pourquoi en sont-elles exclues ?

À la création des formations supérieures scientifiques au début du 19ème siècle, on a exclu les femmes. On estimait qu’elles n’étaient pas assez rationnelles, qu’elles devaient plutôt développer des compétences en lien avec « leur nature nourricière », leur sensibilité. On justifiait aussi que réfléchir pouvait limiter la fertilité des femmes. Les écoles pour filles enseignaient la culture, la littérature, les « arts ménagers »… mais surtout pas les sciences. L’égalité des bacs ne viendra qu’en 1924, et l’obligation des écoles d’ingénieurs d’accueillir les filles en 1972 ! C’est très tard ! Les filles ont été privées d’une éducation aux sciences qui ouvrait au monde du travail et donc à l’autonomie économique.

Vous évoquez ainsi la pression patriarcale et un certain « effet Matilda ». Que signifie-t-il ?

L’effet Matilda, c’est une invisibilisation des contributions féminines dans les sciences, soit parce que leurs travaux sont négligés, soit parce que des hommes se sont appropriés leur paternité. Cet effet a des impacts immédiats sur l’attractivité des sciences vis-à-vis des filles : puisqu’elles ont disparu des livres d’Histoire, alors il n’existe aucun role-model auquel s’identifier !

À qui s’adresse votre ouvrage et quel est son but ?

Mon but ultime serait d’amener ce sujet dans tous les foyers afin que les parents puissent s’en emparer. Avec ce livre j’explique les enjeux, il donne des idées et outils pour les parents, aide à parler du sujet avec ses enfants. À l’origine de ce livre, on trouve la réforme du Baccalauréat de 2018 et le très net décrochage des filles dans les filières scientifiques. Aujourd’hui 32% de filles sont inscrites dans les spécialités scientifiques à dominante mathématique au lycée, quand elles étaient 47,5% avant la réforme. C’est catastrophique. On a perdu 60 ans de progrès en 6 ans.

« On compare toujours les filles et les garçons : “Elles sont comme si, ils sont comme ça”. C’est une construction de l’esprit. »

Je souhaite que les parents comprennent combien l’acquisition des connaissances et compétences en sciences, techniques, informatique et mathématiques (STIM) est essentiel pour l’avenir des filles. Qu’ils le portent comme priorité politique. C’est un changement de société profond qui doit être une préoccupation collective.

En tant que parent, la position est très délicate. On ne peut pas forcer un enfant à aller vers une voie qu’il refuse d’emprunter, même si on est persuadé que c’est pour son bien…

Il y a des vocations qu’on ne pourra jamais contrarier, et il est évidemment important d’aller chercher la sensibilité de chaque enfant, ses appétences, son talent. Mais il faut garder en ligne de mire qu’aucune vocation de petite fille ne sera contrariée « juste » parce qu’elle a gardé les mathématiques et les sciences le plus longtemps possible ! C’est un choix de la raison, mais aussi du cœur. Pour que demain votre petite fille puisse vraiment avoir le choix de sa carrière, de sa vie.

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Vous rappelez que les stéréotypes de genre façonnent nos pensées de manière inconsciente. Par exemple, les garçons seraient « faits » pour les sciences, notamment les mathématiques, et pas les filles ! Mais où commencent ces stéréotypes inconscients ?

Les stéréotypes de genre sont des croyances nourries et renforcées en permanence. On y est exposé dès la petite enfance par les jouets, les manuels scolaires, dans les petites expressions du quotidien, dans les médias… Par exemple, quand on consomme des produits culturels grand public (livre, bd, séries…) et qu’on ne voit pas de femmes scientifiques, on s’imagine de façon inconsciente que les femmes ne s’y intéressent pas !

Il faut une vigilance constante et des actions concertées pour sortir collectivement de ces représentations enfermantes. C’est très complexe. Encore aujourd’hui, si une personne veut casser cette dynamique, orienter sa fille à faire des loisirs de construction ou des sports mécaniques par exemple, elle va s’entendre dire que ce sont des activités de « garçon ». On compare toujours les filles et les garçons, on leur attribue des compétences et des qualités sexuées : « Elles sont comme si, ils sont comme ça ». C’est une construction de l’esprit, il n’y a aucune différence entre les cerveaux des filles et des garçons.

L’auto-contrôle, pour « contrer » ces stéréotypes qui nous traversent l’esprit, est très compliqué… Comment y échapper alors, dans nos paroles et nos comportements ?

Je pense qu’il faut continuer à en parler constamment, échanger sur le sujet, comprendre les conséquences sur le fait de perpétuer ces représentations. Bien sûr, l’idée n’est pas de refuser à une fille de porter des robes de princesse ou de faire du poney, mais d’ouvrir la possibilité d’alterner avec un stage d’astronomie… Nous pouvons ouvrir de façon proactive les filles à d’autres univers, exposer à de nouvelles perspectives et surtout stimuler d’autres goûts. Parce que le désir est social. C’est parce que l’on grandit dans un milieu, une famille, qui valorise la littérature ou l’ingénierie, que l’on va probablement développer ce goût par mimétisme. Et pour cultiver l’envie, il faut s’y confronter et faire. D’ailleurs, c’est intéressant : plus on valorise les compétences scientifiques des filles dans leurs actions quotidiennes, plus elles intériorisent qu’elles sont habiles et capables. Par exemple on peut lui dire : « Ha tiens, tu dessines un cercle : c’est un dessin, mais c’est aussi de la géométrie. ».

« Tant que nous dépeignerons les femmes comme des êtres fragiles, nous n’arriverons pas à ce qu’elles accèdent aux postes de décisionnaires. »

Toutes ces micro actions du quotidien créent les conditions pour qu’une petite fille se sente légitime dans ces domaines, avant qu’elles ne soient comparées aux garçons et se disent : « Je suis une fille, donc ce n’est pas pour moi ».

Vous fustigez les programmes de leadership au féminin qui, dites-vous, « pullulent dans l’entreprise et l’entreprenariat ». Que leur reprochez-vous ?

C’est une ligne de crête compliquée à appréhender. Dans ma vie professionnelle, j’ai moi-même fondé des programmes dédiés aux femmes. Le problème, c’est le discours qui les accompagne : « Parce que les femmes ont une faille en elles, elles ont besoin d’une béquille ». Tant que nous dépeignerons les femmes comme des êtres fragiles, nous n’arriverons pas à ce qu’elles accèdent aux postes de décisionnaires.

Malgré les discours et la mobilisation de certaines entreprises, malgré ces programmes de leadership, vous démontrez que l’accès au pouvoir des femmes n’est pas vraiment encouragé. Vous parlez même d’un « prix à payer » pour celles qui osent se hisser dans les plus hautes sphères !

Une recherche publiée en 2019 dans le Journal of Applied Psychology met en évidence que le taux de divorce est deux fois plus élevé chez les présidentes directrices générales américaines que chez leurs homologues masculins. Ce chiffre s’expliquerait par des pressions sociale et professionnelle accrues. L’accès aux pouvoir des femmes nécessite encore de nos jours des sacrifices ou des choix radicaux.

Aujourd’hui, 60% des diplômés d’études supérieures en Europe et en France sont des femmes. Leur absence des sphères de pouvoir est donc incompréhensible. C’est parce qu’on n’offre pas aux femmes les conditions d’évoluer ou de réussir qu’elles plafonnent, voire qu’elles quittent tout bonnement l’entreprise. Les entreprises disent : « À compétences égales, je prendrai une femme ! »… La vérité, c’est que les femmes ont déjà les mêmes compétences, mais qu’on ne leur donne pas leur chance.

Vous citez de nombreuses initiatives d’écoles ou d’enseignants pour que les filles n’abandonnent pas les sciences. Mais pour vous, ce sont les politiques publiques qui peuvent vraiment changer les choses.

Rien ne remplacera une politique d’égalité des sexes dans l’éducation nationale avec des moyens à la hauteur des enjeux pour l’avenir des filles. Il faut former les enseignants, accompagner les parents, développer de nouveaux contenus éducatifs. Et rendre obligatoires les enseignements mathématiques et scientifiques au lycée.

Article écrit par Clémence Lesacq, édité par Matthieu Amaré, photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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