Société du matching : pourquoi la vie pro ne doit pas ressembler à Tinder

04 juil. 2024

4min

Société du matching : pourquoi la vie pro ne doit pas ressembler à Tinder
auteur.e
Nitzan Engelberg

Journaliste Modern Work

contributeur.e

TRIBUNE - Philippe Steiner et Melchior Simioni sont chercheurs en sociologie à l’université de la Sorbonne. Ensemble, ils ont dirigé l’ouvrage « La société du matching » (Presses de Sciences Po, 2024) et expliquent comment le matching moderne (l’appariement), contribue à l'individualisation dans le monde du travail et accélère la dissolution des collectifs.


Vous entrez sur Tinder, swipez à droite, à gauche, attendez avec impatience que quelqu’un s’intéresse à vous également, et après plusieurs longues minutes, le message tant attendu apparaît sur votre écran : « It’s a match! » - Mais c’est quoi au fond, le matching, et comment régit-il aujourd’hui jusqu’à nos vies professionnelles ?

Dans « La société du matching », nous explorons ce concept complexe du matching (appariement), un mécanisme d’allocation des ressources où les deux parties (se) choisissent mutuellement (exactement comme sur les applications de rencontre donc, si vous êtes chanceux). Contrairement à un marché traditionnel, où le choix est unilatéral, ici chaque partie est donc décisionnaire !

Dans le domaine du marché du travail, la logique du matching - où les travailleurs choisissent leurs employeurs et vice-versa - existe de longue date. Initialement introduit à la fin du 19ème par Gustave de Molinari avec les « bourses du travail », qui utilisaient alors des systèmes télégraphiques, ce concept a évolué avec la création des services publics de l’emploi après la Seconde Guerre mondiale, tels que l’ANPE (prédécesseur de France Travail). Ces organismes ont mis en place des bases de données pour faire correspondre les demandeurs d’emploi avec les opportunités disponibles. Une belle idée, nous direz-vous !

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Le matching, un processus humain

Ce qui change aujourd’hui, ce n’est pas tant la méthode de formation des paires, que le nombre croissant d’acteurs sur le marché et l’émergence de la concurrence entre les moteurs de recherche d’emploi. Aujourd’hui, il n’y a pas seulement France Travail, mais aussi diverses plateformes privées fonctionnant de manière très différente. Certaines sont des agrégateurs d’offres d’emploi (tels qu’Indeed et HelloWork), tandis que d’autres proposent des formats ou des types d’offres spécifiques (par exemple, Glassdoor pour les emplois dans le domaine de la high-tech). Toutes ces plateformes visent à faciliter l’appariement entre employés et employeurs, et ainsi garantir le « perfect match » pour chacun.

Contrairement à d’autres domaines d’appariement que nous décrivons dans notre ouvrage - Parcoursup pour les étudiants ou encore concernant le don d’organes ! - le processus d’appariement sur le marché du travail, malgré l’évolution technologique au fil des années, reste toujours basé sur l’intervention humaine. Bien que les algorithmes et l’intelligence artificielle suggèrent parfois des postes basés sur les recherches antérieures des utilisateurs dans les moteurs de recherche d’emploi, et soient utilisés dans des secteurs spécifiques en cas d’urgence, comme les hôpitaux par exemple, ce sont encore aujourd’hui les employeurs qui consultent toutes les candidatures, classent et contactent les candidats, et ce sont les candidats qui choisissent les offres pertinentes pour eux. La logique du matching demeure présente, mais ce sont toujours des individus réels qui accomplissent cette tâche.

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Toujours plus seul, loin des collectifs

Bien que le matching dans le monde du travail soit un processus courant et ancien, il n’est pas dépourvu de problèmes. La principale problématique contemporaine est liée à la personnalisation croissante du matching sur le marché du travail.
Il y a cette idée de rechercher un emploi qui nous convient vraiment (comme on recherche son âme soeur finalement !) Ce n’est pas seulement un travail pour gagner notre vie, mais un travail qui correspond véritablement à qui nous sommes en tant que personne. Il y a une réelle individualisation, ou personnalisation, de notre rapport au travail, où nous cherchons désormais un emploi qui reflète nos aspirations profondes, nos valeurs personnelles, et avec lequel nous entretenons un lien personnel voire intime.
Derrière cette logique de matching, il y a une quête de reconnaissance. En cherchant un emploi, nous cherchons aussi à être reconnus pour qui nous sommes, à ce que notre personne soit socialement valorisée. En cas d’échec, cela peut donc engendrer un sentiment de dépréciation personnelle, voire le sentiment d’être méprisé si nous n’obtenons pas le poste désiré. L’échec devient presque plus difficile à vivre qu’auparavant, car c’est notre personnalité intime qui est rejetée par la plateforme ou par l’entreprise. Nous ressentons une forme de blessure intérieure.

La deuxième conséquence problématique du matching sur le marché du travail est que dans cette logique, il y a peu de cohésion sociale des deux côtés du dispositif. Chaque individu se retrouve seul face à la plateforme ou devant le grand nombre d’offres d’emploi disponibles. Au début du 20e siècle, l’idée était de s’organiser en collectif pour constituer un rapport de force face aux employeurs. Mais la logique du matching, c’est une logique où chaque individu est évalué personnellement et intimement. Par conséquent, cela diminue la cohésion entre les demandeurs d’emploi ou les travailleurs de manière générale. Le matching accélère ainsi cette dissolution des collectifs.

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Le matching est essentiel, mais pas une solution magique

Aujourd’hui, malgré ses défauts, le matching semble devenu indispensable dans la recherche d’emploi. Indispensable, mais loin d’être la panacée ! Le constat est simple : à lui seul, ce processus ne garantira en rien la résolution des problèmes liés à la recherche d’emploi en général.

Derrière l’utilisation des plateformes d’appariement, se cache ce que nous avons précédemment désigné dans notre livre « Comment ça matche ? » : une « idéologie adéquationniste ». Cette approche suppose que le problème est résolu dès lors que de nombreuses paires sont constituées. Cela fait écho à la théorie du chômage frictionnel, selon laquelle le chômage résulterait principalement d’une inefficacité dans la constitution des paires entre les demandeurs d’emploi et les offres disponibles. Mais la réalité est plus complexe, car d’autres problèmes politiques liés au chômage persistent, tels que les disparités entre les formations et les opportunités d’emploi, ainsi que les écarts entre les salaires demandés et offerts.
L’appariement seul ne peut pas résoudre les problèmes structurels plus profonds ou les enjeux politiques plus vastes.


Article écrit par Nitzan Engelberg et edité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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