Licenciée parce qu’enceinte : un scandale qui perdure
31 mars 2025
7min
Promotion passée à la trappe, rupture de période d’essai, placardisation… Au travail, les grossesses font l’objet de sanctions dont la violence dessine, en creux, les traits du sexisme ordinaire. Face à ces discriminations, avocates comme RH le rappellent : le recours au droit peut rendre justice. Et faire bouger les mentalités.
La loi l’interdit, l’opinion s’en offusque - et pourtant : aujourd’hui encore, en France, des salariées sont évincées de leur poste au seul motif qu’elles… attendent un enfant. « Toutes ces années d’avancées féministes pour en être encore là, c’est écœurant », s’insurge Aurélie, 40 ans, au moment de se remémorer la brutalité de son renvoi, lorsqu’elle était enceinte de son deuxième enfant. « J’occupais un CDI depuis une dizaine d’années, en tant que chargée d’accueil dans une grande enseigne de vente, rejoue cette résidente de la Sarthe, tout se passait bien… jusqu’à ce que le couperet tombe ». Alors que le train-train professionnel suit son cours sans accroc, Aurélie reçoit une lettre de licenciement pour « faute grave ». Employée modèle, c’est dans le flou le plus total qu’elle se rend à un entretien durant lequel sa hiérarchie justifie son renvoi, en avançant qu’elle aurait abusé de ses avantages promotionnels en caisse - un « mensonge », balaye notre interlocutrice.
Pour elle, pas de doute : ce supérieur qui s’était auparavant fendu de remarques acerbes, du calibre de « à l’allure où ça va, tu vas aller jusqu’à nous faire un troisième gosse », la renvoie en raison de sa grossesse. En conséquence de quoi, Aurélie plonge dans l’insécurité financière. Puis prend les armes, afin de rendre coup pour coup. « On a joué la carte du bluff en menaçant de recourir aux prud’hommes, ce qui les a poussés à me verser une indemnité de 3000 euros », rapporte cette militante d’un collectif anti-sexiste qui, d’un soupir agacé, pointe l’évidence : « Personne ne devrait avoir à croiser le fer avec des employeurs qui, en définitive, punissent le fait de porter la vie ». Et ce, quitte à empiéter sur le droit.
Une législation bafouée
« La protection des personnes enceintes est assurée à la fois par notre Code du Travail, et par une batterie de conventions internationales », souligne Anne-Laure Bellanger, avocate spécialisée dans le droit du travail. Avant de détailler les garanties de ce parapluie législatif : « En France, que ce soit durant l’étape du recrutement, ou après une prise de poste, nul n’est contraint d’avertir quiconque de l’arrivée d’un enfant ». Et lorsqu’un contentieux survient, le droit est formel ; en cas de rupture de période d’essai ou de licenciement, c’est à l’employeur de prouver que la décision a été arrêtée avant l’annonce de la grossesse (dans le premier cas), ou justifiée par une faute grave (dans le second cas). Ce qui donne lieu à des plaidoiries « ubuesques », au regard de notre experte. « Beaucoup tentent de justifier l’injustifiable. Certains PDG font attester d’ex-collègues de la licenciée pour dresser d’elle le portrait radioactif d’un fléau pour la boîte. Tandis que d’autres employés louangent à la barre une entreprise présentée comme le paradis sur Terre des futures mères - et donc au-dessus de tout soupçon de discrimination », détaille notre experte. Le bon réflexe à adopter, pour se protéger lors d’un contentieux ? Conserver la trace écrite de l’annonce de la grossesse faite à l’employeur - de préférence communiquée à l’appui d’un certificat médical. Objectif : être outillé pour démonter les subterfuges de directions qui tenteraient de démontrer que la renvoi aurait été décidé sans lien avec l’arrivée de l’enfant.
Parcours « lourd et aux argumentaires parfois brutaux », le recours au conseil de prud’hommes n’en demeure pas moins le levier judiciaire qu’Anne-Laure Bellanger enjoint à activer en cas de conflit. Tout simplement parce qu’il peut s’avérer payant. Comment en témoigne le parcours de combattante d’une ancienne cliente de notre experte, Sophie. Après avoir passé haut la main une série d’entretiens pour décrocher ce qu’elle espérait être un « job de rêve », cette commerciale remporte - en principe - le Graal : un CDI. Seulement voilà. En pleine période d’essai, notre interlocutrice subit un accident à la suite duquel des examens hospitaliers révèlent… qu’elle est enceinte. « Ça a été un choc, débobine cette quarantenaire, étant handicapée, j’étais persuadée qu’une grossesse relevait de l’impossible ». Bouleversée, Sophie se fait aussitôt un sang d’encre, en songeant aux réactions de sa hiérarchie. « C’est avec la peur au ventre que j’ai pris rendez-vous avec mon DRH, pour l’avertir que j’attendais un enfant », se souvient-elle.
Réaction du concerné ? Un silence glacial suivit, 48h plus tard, d’une convocation. « Ils ont mis fin à ma période d’essai comme ça, d’un coup, et le ciel m’est tombé sur la tête ». Concrètement : Sophie s’engouffre dans une dépression et peine à joindre les deux bouts, en l’absence de salaire. « Nos familles nous prêtaient de l’argent. On n’avait même pas de quoi préparer la chambre du bébé », confie-t-elle. Grâce au soutien du corps syndical qui la met en contact avec un cabinet d’avocat en droit du travail, Sophie engage une procédure aux prud’hommes. Résultat : son ex-entreprise est condamnée à l’indemniser à hauteur de 65 000 euros.
Délit de grossesse
Si certaines discriminations envers la maternité se traduisent par des licenciements, ou des ruptures de période d’essai abruptes, elles peuvent aussi se décliner sous d’autres formes, moins frontales. « Personnellement, ma grossesse m’a coûté une promotion », affirme Nathalie*. Alors qu’on lui avait promis l’ouverture d’un poste, cette résidente du Rhône-Alpes tombe enceinte pour la première fois. Ce qui devait être une heureuse nouvelle vire à l’angoisse. Et pour cause : comme 75 % des françaises, selon une étude de l’afmd de 2021, notre interlocutrice a déjà entendu des préjugés associés à la maternité sur son lieu de travail. En conséquence de quoi, elle craint que sa grossesse soit sanctionnée. D’une manière ou d’une autre.
« Ça n’a pas loupé, dès que la direction a été mise au courant j’ai été convoquée, puis ça a été le carton rouge. On m’a expliqué que l’ouverture du poste était remise en question, avant de confier l’emploi à une autre salariée, beaucoup plus jeune que moi - et donc moins susceptible de devenir un « boulet » pour l’entreprise, en tombant enceinte ? », interroge notre interlocutrice. Laquelle se souvient, aussi, avoir été placardisée en revenant de congé maternité. Tâches ingrates, surcharge horaire - et même recalibrage à 160° de ses missions. « Alors que j’évoluais dans le secteur de la cosmétique, on m’a soudain demandé de vendre des caleçons. Traduction : démissionnez au plus vite », décortique Nathalie, sur une note amère.
« Nous sommes face des exemples tristement banals de ce que les anglo-saxons ont baptisé la “maternity penalty”, qui renvoie à l’idée qu’au regard des employeurs, il existerait un délit de maternité », signale Brigitte Grésy, ex-présidente du Haut Conseil à l’égalité entre les femmes et les hommes (HCE). Mais d’ailleurs, que reproche-t-on à ces « délinquantes » supposées, au juste ? « Alors que la grossesse et les premières années d’éducation d’un nouveau-né relèvent au moins d’un équivalent de Master, en matière d’apprentissage de soft skills, certains DRH ont la vue basse, ils ne voient dans l’arrivée d’un enfant que trois choses : le fait que leur employée sera moins flexible, moins disponible et moins mobile. De sorte que, quelque part, l’entreprise considère l’enfant à naître comme un rival. Voire une trahison », dissèque notre inspectrice des affaires sociales.
Sexisme à tous les étages
Brigitte Grésy l’assure : les discriminations à l’égard de la maternité « témoignent » des inégalités de genre qui rongent le monde du travail - et la société en général. « En cas d’annonce de projet d’enfant, aucun homme n’écopera de blagues lourdaude à la : “Tu vas avoir un gosse ? Mais je croyais que t’aimais ton boulot !”. Et ce deux poids, deux mesures, s’exerce aussi après l’arrivée de l’enfant, puisque les mères qui quittent le travail pour aller chercher leur progéniture le font avec la honte au front, tandis qu’à scène égale, les pères se voient tresser leurs lauriers ». Une asymétrie de réactions d’autant plus aberrantes qu’au sein du couple, selon des chiffres de l’Insee révélés en 2022, les femmes endossent 64 % des tâches domestiques et 71 % des parentales.
Lequel fossé déséquilibre les revenus en fonction du sexe, puisqu’après l’arrivée d’un premier enfant le salaire mensuel moyen d’une femme plafonne à 1640 euros, contre 2060 pour les hommes, selon un rapport de l’Insee également diligenté en 2022. En cause : le recours des mères au temps partiel, évidemment. Mais aussi des trajectoires de carrière bouchonnées, sinon brisées, par les discriminations liées à la grossesse. Que ce soit sous forme de licenciement, ou de mise au placard. Comme l’ont expérimenté Aurélie, Nathalie et tant d’autres.
« Ces injustices sont malheureusement monnaie courante », abonde Brigitte Grésy. En 2022, le Défenseur des droits rappelait que sur environ 7000 saisines réceptionnées l’an précédent pour des discriminations, 3,2 % « avaient pour motif la grossesse ». Un chiffre qui ne révèle qu’une partie émergée de l’iceberg, à en croire notre experte : « De manière générale, le recours au droit est malheureusement rare, car la procédure est pénible et peut échouer. D’autre part, les employées ne le savent que trop bien : s’engager dans ce type de procédure risque de vous faire passer pour la “difficile de service” dans votre milieu, au point d’être disqualifiée lors de futurs processus de recrutement ».
« Démissionnez, ou avortez »
Aujourd’hui encore, Ania, reste « traumatisée ». Alors qu’elle travaillait en CDI en tant qu’auxiliaire parentale, cette francilienne tombe enceinte d’un deuxième enfant qu’elle n’osait plus espérer. Craignant la réaction de ses employeurs, elle cache d’abord sa grossesse. En prenant des vêtements larges, et en mangeant aussi peu que possible - histoire d’éviter que d’éventuels vomissements éveillent les soupçons. « Au moment de révéler le pot aux roses, j’ai proposé plusieurs solutions aux parents, pour que mon congé de maternité ne les handicape pas. En retour, ils ont déversé un torrent d’injures, puis tenter de m’imposer un “choix” : démissionner, ou avorter », se remémore la trentenaire, qui, au terme d’houleuses passes d’armes, finira par être licenciée avec une prime d’indemnisation.
« De tels ultimatums relèvent du scandale », s’indigne Marie-Hélène Joron, qui lutte contre les discriminations au travail à travers le cabinet spécialisé dans la formation en anti-sexisme en entreprise qu’elle a fondé, Perenni’Team Égalité. Les pistes préconisées par cette ex-juriste, pour que le chantage à la maternité n’ai plus lieu ? Mieux renseigner les femmes sur leur droit afin qu’elles n’hésitent pas à recourir à la justice, bien sûr. Mais aussi faire en sorte que maternité et poursuite de carrière ne soient plus contradictoires, en allégeant les épaules des mères. Via l’augmentation du congé paternité obligatoire, le développement des crèches d’entreprises… Autant de pistes que l’ancienne DRH et co-autrice de L’égalité femmes/hommes au travail de A à Z : Abécédaire des droits des femmes en milieu professionnel estime nécessaires, sans toutefois juger suffisantes.
« Pour mettre fin aux discriminations à la maternité, nous devons aussi remettre en question notre exigence de rendement partout, tout le temps », décrypte l’ex-juriste. Avant de développer : « Dans un modèle concurrentiel débridé, l’annonce d’une grossesse ne peut pas être interprétée autrement que comme une menace venant gripper la productivité de l’entreprise ». Alors, pour que les femmes enceintes ne soient plus perçues comme des poids morts dont les entreprises devraient, d’une manière ou d’une autre, se délester, Marie-Hélène Joron invite les RH, managers et PDG à revoir leur logiciel. L’enjeu ? Prendre leur distance d’avec l’injonction à la performance, afin que les futures mères soient considérées - et respectées - à l’instar de n’importe quel autre salarié. C’est-à-dire comme des personnes que les aléas de la vie pourront empêcher d’être « à 100 % non stop », sans que leur emploi soit remis en question. Humaines dans un monde du travail humain, simplement.
- Le prénom a été modifié
Article écrit par Antonin Gratien, édité par Aurélie Cerffond, photographie par Thomas Decamps
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