Les robots peuvent-ils remplacer les managers ?
07 juin 2022
5min
Journaliste indépendante et rédactrice de contenus
La révolution du management sera-t-elle algorithmique ? Intelligence artificielle et logiciels de pointe occupent une place de plus en plus importante dans le management. Autrement dit, la technologie s’empare des tâches de gestion et d’organisation, quitte à mettre de côté certains aspects humains : par la même, elle questionne le rôle du manager.
Après avoir updaté nos outils de travail et simplifié nos vies, les technologies prennent en charge des tâches de plus en plus complexes, grimpant à leur tour les échelons de la hiérarchie en entreprise. Une étude de l’OCDE publiée fin 2021 montre le développement et l’utilisation croissante de l’intelligence artificielle au travail, notamment au niveau managérial : « Les fonctions dans lesquelles l’IA a fait le plus de progrès sont utilisées de manière disproportionnée dans les professions hautement qualifiées, celles des cols blancs. Par conséquent, les professions nécessitant des niveaux élevés d’éducation sont parmi les plus exposées à l’IA : les managers de la science et de l’ingénierie, ainsi que ceux des affaires et de l’administration, les chefs d’entreprise et les professionnels du droit, du social et de la culture ». Cette intelligence artificielle intervient à la manière d’un « système basé sur une machine qui peut, pour un ensemble donné d’objectifs définis par l’homme, faire des prévisions, des recommandations ou prendre des décisions influençant des environnements réels ou virtuels », selon un relatif niveau d’autonomie (OCDE, 2020). Un tournant organisationnel qui pourrait bouleverser le paysage de l’emploi et le statut du manager.
Des petites tâches aux grandes ambitions
« Les nouvelles technologies ont d’abord été introduites pour limiter le temps consacré aux tâches chronophages, comme le reporting, la prise de rendez-vous ou le sourcing des CV, puis en libérer pour des tâches à plus forte valeur ajoutée », explique Sophia Galière, maîtresse de conférences en sciences de gestion, spécialiste des questions liées aux transformations du travail et du management. Une expérience partagée par Fabien Omhover, chef de projet en intelligence artificielle, qui a officié à un poste de manager pendant 25 ans : « Même accompagné à l’époque par deux adjoints, mon temps de travail était cannibalisé à 80 % par des tâches opérationnelles chronophages. C’était frustrant car ma vraie force résidait dans la gestion de projet et l’accompagnement de mes équipes. Bref, l’essence même de mon travail ! ». Avec le Covid, Fabien et ses collègues doivent repenser l’organisation de leur management en un temps record. Résultat des courses : un épuisement généralisé, amplifié par l’urgence de la situation. C’est dans ces moments-là que, pour lui, l’utilisation de la technologie, en particulier de l’intelligence augmentée, devient indispensable : « L’IA a toute sa place car elle permet l’automatisation de tâches sans valeur ajoutée pour le manager et ses équipes ».
Le potentiel de l’IA dépasse désormais la simple prise en charge de tâches rébarbatives pour aller vers un management dit algorithmique. « Progressivement, l’intelligence artificielle a été utilisée pour mettre au point des algorithmes à même de remplacer le management de proximité. On le voit dans le cas du travail via des plateformes comme Uber ou Deliveroo », explique Sophia Galière. « Cependant, l’intelligence artificielle n’est pas seulement utilisée par les entreprises à des fins d’assistance ou de remplacement des managers. Comme le montre Cécile Dejoux (Professeure des universités et conférencière sur l’intelligence artificielle et le management, ndlr), l’IA permet aux managers “augmentés” d’effectuer de nouvelles tâches plus créatives et plus stratégiques, via l’analyse et l’interprétation des signaux faibles de la data », ajoute-t-elle. Autrement dit, si la technologie performe au-delà de nos limites, elle ouvre du même coup la perspective de nouvelles qualifications, pleinement centrée sur la technologie elle-même.
Les managers robots, ce n’est pas pour tout de suite
Plus de data, moins de social dans le management de demain ? Rien n’est moins sûr. « Dans les entreprises traditionnelles, le management de proximité reste la norme. Mais l’IA pourrait laisser moins de place à l’intuition dans la prise de décision. On assiste au règne des données prédictives : l’expérience sensorielle et émotionnelle du manager devient moins importante que sa capacité à analyser les données. Les nouvelles tâches du manager “augmenté” seront donc liées à cette interaction avec l’IA… Mais même si elle exigera davantage de compétences techniques, la fonction managériale ne changera pas profondément, elle restera relationnelle », analyse Sophia. De même, Fabien n’envisage pas de management 100 % augmenté par la technologie. L’exemple des chatbots est pour lui représentatif de ses capacités, mais aussi de ses limites. « L’IA de ces technologies sera utilisée en tant que support dans l’environnement de travail, pour assister les collaborateurs en les “augmentant”. Cela dit, si les tâches à faible valeur peuvent facilement être prises en charge par l’IA, il est évident qu’une intervention humaine sera nécessaire dans de nombreuses situations. Si les bots s’améliorent considérablement dans la compréhension et le traitement du langage, le contact humain restera un facteur de différenciation clé, notamment vis-à-vis des consommateurs. »
En revanche, un management boosté par l’IA pourrait accentuer les différences entre les secteurs et les qualifications. « On pourrait se diriger vers un monde du travail polarisé, avec d’un côté des formes de néo-taylorisme dopées par la surveillance de l’IA pour les tâches peu qualifiées (peut-être de plus en plus intermédiées par des plateformes numériques) et de l’autre côté, des emplois qualifiés créatifs et exigeants en autonomie, pour lesquels l’IA sera utilisée dans un but d’assistance et de remplacement des tâches peu productives », pointe Sophia.
Management algorithmique : évitons l’écueil Big Brother
Inégalités renforcées, contrôle accru… L’IA n’a pas que des qualités. La rigueur de la machine ne la rend pas meilleure que son équivalent humain. « Comme le management, elle ne sera jamais une technique neutre : il faut pouvoir critiquer, réglementer, et inciter ceux qui conçoivent les techniques à faire preuve de réflexivité sur leur travail », avance Sophia. Réguler l’usage des technologies sera le défi de demain pour que les entreprises puissent en profiter sans en abuser. « Actuellement, le droit du travail reste centré sur l’organisation prénumérique. Prendre la mesure de ces changements est essentiel pour encadrer le management algorithmique et garantir les conditions de travail qui préservent la santé, la dignité, l’égalité de traitement et l’autonomie des salariés », explique Fabien. Parmi les principaux risques du management algorithmique, il identifie la surveillance abusive, les discriminations, la perte d’autonomie et la perte d’employabilité liée à l’obsolescence des compétences.
La solution ? Selon Fabien, « il faut un objectif d’explicabilité des algorithmes, et assurer la traçabilité des décisions algorithmiques. Il faut aussi rendre obligatoires certaines séquences au sein des algorithmes pour garantir les droits des collaborateurs et inversement, interdire celles aux effets néfastes. Enfin, il faut encadrer la conception des algorithmes en contrôlant en amont les bases de données d’apprentissages avec trois objectifs : la diversité, la minimisation des biais et la qualité des informations ». Contrôle rigoureux et transparence sur l’usage des algorithmes seraient les maîtres-mots. Un point de vue partagé par Sophia : « La proposition de directive présentée en décembre 2021 par la Commission européenne pose les bases d’un regard juridique sur la surveillance électronique et à distance du travail comme indicateur d’une relation salariale. Elle demande également la transparence des algorithmes, qui pourrait être étendue à tout dispositif de contrôle du travail basé sur l’IA ». Si l’on veut profiter pleinement de l’IA au travail, il convient d’en poser les limites. Loin de porter un futur dystopique déshumanisé, elle ouvre des horizons dégagés d’une forme de pénibilité. Ici réside son vrai potentiel pour Sophia : « L’IA peut apporter plus de bien-être aux employés si elle limite efficacement le temps passé sur des tâches ennuyeuses et permet à la créativité de s’épanouir ». Ni bonne ni mauvaise intrinsèquement, elle prend la direction impulsée par l’homme. « Toute technique peut devenir un vecteur d’émancipation ou d’aliénation, cela dépend des objectifs politiques dans lesquels elle s’inscrit ». L’intelligence artificielle sera le reflet de nos valeurs managériales et de notre culture d’entreprise.
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Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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