« Mon loisir passe avant mon job » : rencontre avec ces salariés passionnés

22 juil. 2021

7min

« Mon loisir passe avant mon job » : rencontre avec ces salariés passionnés
auteur.e
Coline de Silans

Journaliste indépendante

Si la vie ne tourne pas uniquement autour du travail, et heureusement, force est de constater que ce dernier occupe la majeure partie de notre temps, physique comme mental. Difficile d’ignorer ses soucis de boulot, ou de passer ses journées à des tâches parfois peu gratifiantes quand on sait que nous y passons environ 8 heures par jour selon l’Insee. Pour que ce temps passé soit le plus agréable possible, beaucoup décident de faire converger centres d’intérêt et boulot, voire de faire de leur passion un métier. D’autres, au contraire, prennent le parti de se ménager du temps pour s’épanouir en parallèle du travail, dans leurs activités de loisirs. Mais comment gérer quand son hobby est plus prenant que son boulot, et que l’on ne souhaite pas, ou que l’on ne peut pas, en faire un métier ? Arnaud, Margaux, Guillaume et Nathalie ont tous les quatre une passion dévorante en parallèle de leur métier, qu’ils ont dû apprendre à conjuguer avec leur vie professionnelle. Chacun nous raconte les sacrifices auxquels il a dû consentir pour conjuguer travail et hobby, et comment leur vie professionnelle s’articule, tant bien que mal, autour de leur passion.

Des passions dévorantes

Aujourd’hui, vivre de sa passion est un Graal pour nombre de salariés qui refusent de passer la majeure partie de leur vie à travailler pour un domaine qui ne fait plus sens pour eux. Mais le chemin est parfois tortueux pour en arriver là. Tous les hobbys ne se prêtent effectivement pas à une activité professionnelle, et lorsque c’est le cas, la précarité peut vite guetter.

Nathalie, la cinquantaine, a toujours su qu’elle voulait chanter. Depuis son plus jeune âge, cette passionnée de scène enchaîne spectacles, performances, et comédies musicales, avec des hauts, et parfois, des bas. « J’ai fait ma première comédie musicale aux Folies Bergères, à l’âge de 26 ans. J’ai tout de suite su que c’était ça que je voulais faire, pour moi rien d’autre ne comptait. Pour gagner ma vie entre deux spectacles, je faisais un boulot d’hôtesse car je suis trilingue. J’ai eu de très beaux moments, j’ai été prise pour la comédie musicale Le Roi Lion, on se produisait face à 2 000 personnes chaque soir, j’ai été choriste pour de très grands noms de la chanson, fait pas mal de télés, de scènes… La musique c’est une activité précaire, entre les CDD il faut faire rentrer de l’argent. J’ai comblé avec de l’intérim, j’ai été prof de chant en contractuelle… On m’a même proposé des CDI à de nombreuses reprises, mais je n’ai jamais voulu, car c’est la scène qui m’anime, ça ne me quittera pas. »

Dans le domaine artistique, vivre de sa passion passe souvent par faire une croix sur une certaine forme de stabilité, a fortiori depuis que le Covid est passé par là, mettant à mal un secteur déjà fragile. « Avec la crise sanitaire, tout a été interrompu. Les groupes de chant et les ateliers que j’animais ont été arrêtés, les cours ont été suspendus… j’ai été impactée de plein fouet, soupire Nathalie. Parfois je me dis que j’aurais pu avoir une vie plus stable mais ça aurait été au détriment de mon bien-être. La scène c’est quelque chose de vital pour moi, ce n’est pas un choix. Quand je m’éloigne de ça, c’est ma vie entière qui n’a plus de sens. »

Ce sentiment de dépendance, Arnaud le connaît bien puisqu’il vit la même chose avec le tennis et l’écriture. Ce journaliste, animateur d’une émission quotidienne, n’a eu d’autres choix que de devoir apprendre à jongler entre un travail très prenant, son penchant pour l’écriture et sa passion pour la balle jaune. « À un moment donné s’est posée la question de devenir prof de tennis, puis je suis arrivé dans le journalisme un peu par hasard, et les choses se sont enchaînées, retrace le présentateur. Aujourd’hui, si je pouvais en vivre, je consacrerais ma vie au tennis et à l’écriture. J’aime mon métier, ce n’est pas la question, mais cela m’est déjà arrivé d’accepter certaines émissions pour des raisons financières plus qu’autre chose. Être indépendant me permet d’assouvir mon besoin d’écriture et ma passion pour le tennis, mais cela vient aussi avec une certaine forme de précarité. Pour autant, je sais que le tennis et l’écriture sont indispensables à ma vie, je ne pourrai me passer ni de l’un, ni de l’autre. » En période de tournois, Arnaud peut s’entraîner jusqu’à 9h par semaine, séances de musculation et de jogging comprises. Mentalement, il lui arrive fréquemment de penser aux matchs avant de les jouer, même s’il s’efforce de rester concentré sur son travail : « Les semaines précédant les compétitions, le jeudi et le vendredi, je commence déjà à penser au match à venir, mais j’essaie de ne pas me créer de tensions mentales. Je fais en sorte d’être hyper détendu au boulot, pour arriver bien dans ma tête sur le match. »

Quand une passion est dévorante au point qu’elle est nécessaire à l’équilibre psychique, les individus se voient contraints et forcés de lui laisser une place, parfois au détriment d’une certaine stabilité professionnelle, financière et affective.

Des sacrifices sur le plan personnel

« J’ai surtout dû faire des sacrifices personnels plus que professionnels, admet Arnaud. Je n’ai pas le niveau pour être tennisman pro, donc professionnellement la question ne s’est jamais posée, mais personnellement, c’est parfois difficile. Mes entraînements, comme mes séances d’écriture, sont des temps de solitude, lors desquels je ne suis pas avec ma famille ou mes amis. C’est compliqué pour les proches d’accepter tout ça, je suis souvent parti pour les tournois, je suis beaucoup absent, parfois je suis physiquement fatigué… » Même ressenti du côté de Nathalie, qui reconnaît avoir sacrifié sa vie sociale pour la musique. « Je n’ai pas construit de vie de famille car il était hors de question de tomber enceinte, sous peine de ne plus pouvoir faire de scène, explique la chanteuse. Idem côté affectif, c’est difficile de bâtir une relation amoureuse avec quelqu’un quand on est très exposée au regard des autres, d’autant plus quand on est une femme. C’est malheureux à dire, mais il faut souvent gérer avec la jalousie du conjoint… »

Conjuguer vie professionnelle et passion laisse souvent peu de place à la vie personnelle, au temps passé en famille et avec ses amis. Pour tenter de remédier à cela et ne pas laisser sa petite amie sur la touche, Guillaume, mordu de triathlon, optimise ses journées à l’heure près. « Le matin, je vais plus tôt au boulot, comme ça le soir, je sors aussi plus tôt, et je peux m’entraîner tout en étant rentré à temps pour passer la soirée avec ma copine, explique le jeune ingénieur, qui s’entraîne deux fois par jour. La logistique est importante, cela permet de gagner du temps. »

Parvenir à trouver un équilibre entre vie personnelle, professionnelle, et hobby peut parfois s’avérer un exercice très compliqué, surtout quand le hobby est une activité solitaire, qui monopolise beaucoup de temps. Entraînements et compétitions pour Arnaud et Guillaume, répétitions et spectacles pour Nathalie, difficile dans cet emploi du temps de ministre de garder du temps pour ses proches, tout en assurant ses heures de boulot. D’autant plus que les managers peuvent parfois voir d’un mauvais œil ce débordement du temps de « loisirs » sur le temps professionnel.

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Une hiérarchie pro parfois peu compréhensive

Margaux, assistante dentaire passionnée d’équitation et propriétaire de deux chevaux en a fait les frais. « Il y a quelques temps, j’ai eu deux gros accidents à la suite, raconte la jeune femme. Je me suis fait une fracture du visage en tombant en saut d’obstacle, puis trois mois après, je me suis abîmée l’épaule. Suite à la fracture, j’aurais dû être arrêtée six semaines mais je suis revenue au travail au bout d’une semaine. Mon boss, avec qui j’avais de bonnes relations, avait toujours vu d’un mauvais œil le fait que je pratique l’équitation de façon intensive. Il n’aimait pas les chevaux, il ne comprenait pas que cela me passionne et m’occupe autant. Lorsque trois mois plus tard, j’ai dû être opérée d’urgence à l’épaule, il m’a faite remplacer temporairement, et, à Noël j’ai reçu une proposition de rupture conventionnelle. Il m’a dit que deux accidents en trois mois, ça n’allait pas être possible. » Lorsque le domaine professionnel est très éloigné de celui de l’activité de loisir, collègues et managers peuvent parfois s’avérer peu compréhensifs, refusant que ce qu’ils considèrent avant tout comme un « hobby » passe avant le travail.

Ce fut le cas pour Guillaume, qui dû parfois essuyer des remarques sur le fait qu’il quittait tôt son boulot pour s’entraîner. « Mon ancien chef me répétait souvent que c’était mal vu de partir tôt quand on est cadre, mais j’arrivais aussi très tôt le matin, et quand je partais, mon boulot était fait », s’agace encore l’ingénieur. Car ménager du temps pour sa passion ne signifie pas nécessairement bâcler son travail. Bien au contraire, Guillaume comme Arnaud sont bien conscients que leur passion, dans la mesure où ils ne sont pas professionnels, ne peut leur servir de gagne-pain. Leur travail, s’il présente parfois moins d’intérêt à leurs yeux que le triathlon, le tennis ou l’écriture reste donc quand même un élément important, qu’il ne s’agit pas de traiter par-dessus la jambe, mais de réussir à combiner harmonieusement avec leur passion. Une coordination parfois difficile, dans un contexte où le présentéisme est souvent encore perçu comme synonyme d’efficacité. « Je mets le triathlon et le boulot au même niveau, analyse Guillaume. Je suis conscient que ce n’est pas le triathlon qui me ramène de l’argent, donc je me consacre de plus en plus au boulot, mais je sais que je ne pourrai jamais arrêter ce sport, je serai trop malheureux. »

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Travailler pour mieux profiter de sa passion à côté, tel est aussi l’objectif de Margaux, qui n’aurait pas voulu, quand bien même elle aurait pu, travailler dans l’équitation : « Je préfère travailler pour profiter de mes loisirs, tranche cette dernière. Quand on travaille dans le domaine de sa passion, ce n’est plus une passion, justement, c’est une autre vision des choses. » Que l’activité de loisir ne puisse être transformée en métier, par choix ou par défaut, implique nécessairement de devoir apprendre à la combiner avec un travail. Et pour ceux dont le hobby est plus un élan vital qu’un loisir, cette gestion devient indispensable au bien-être psychique et à l’équilibre de vie. « Dans mon précédent travail, je faisais de gros horaires, et je me retrouvais fréquemment à devoir monter mon cheval jusqu’à 22h le soir. Maintenant j’ai réussi à négocier pour finir plus tôt, donc ça va mieux, mais mon cheval est aussi plus loin donc je fais beaucoup d’allers-retours. C’est compliqué à gérer, car à la fois j’ai trouvé un cabinet dans lequel je m’épanouis vraiment, mais je ne peux pas m’empêcher de regarder les offres qui me rapprocheraient de mon cheval… »

Mettre en place une logistique rigoureuse, établir des horaires, dialoguer avec sa hiérarchie sont autant de clés pour parvenir à conserver du temps pour ses proches et faire passer la pilule auprès de ses managers. Et, quand tout se goupille bien, avoir une passion en parallèle du travail peut même s’avérer bénéfique à celui-ci. Se défouler dans le sport peut agir comme un exutoire pour mieux se reconnecter à son travail ensuite, être plus concentré, plus apaisé. Laisser libre cours à sa créativité sur scène peut permettre de compenser une vie professionnelle parfois trop normée. Et surtout, avoir une passion et parvenir à l’exercer, qu’elle soit un gagne-pain ou non, permet de se fixer des objectifs personnels, et de se dépasser… dans le boulot, comme dans la vie perso.

Article édité par Manuel Avenel
Photo WTTJ

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