Philo Boulot : critique du confinement productif
04 mai 2020
PHILO BOULOT - Pourquoi je me sens aliéné·e dans mon travail ? D’où vient cette injonction à être productif·ve ? De quels jobs avons-nous vraiment besoin ? Coincé·e·s entre notre boulot et les questions existentielles qu’il suppose, nous avons parfois l’impression de ne plus rien savoir sur rien. Détendez-vous, la professeure agrégée en philosophie Céline Marty convoque pour vous les plus grands philosophes et penseurs du travail pour non seulement identifier le problème mais aussi proposer sa solution.
Vos proches ont réorganisé entièrement leur appart, fait un grand ménage de printemps, appris à faire du bon pain, du yoga et de la zumba ? Bref, leur confinement est productif. Mais vous, vous n’avez pas peint votre intérieur à l’aquarelle, n’avez pas gagné en minute de gainage, pas plus que vous n’avez lu Marcel Proust ? Soudainement, vous culpabilisez de voir passer vos journées à une vitesse folle, sans comprendre vraiment ce que vous « faites de votre temps » ?
Mais qu’est-ce qu’on appelle « bien utiliser son temps » ?
D’ordinaire, vous n’avez pas de temps pour vous ? Mais en ce moment, vous avez l’impression que votre temps de confinement devrait être bien utilisé : le confinement, déjà si pénible, devrait servir à quelque chose, non ? Cette période qui nous coûte déjà beaucoup, devrait être au moins rentable !
Vous voilà pris dans une logique “productiviste”. Autrement dit, un état d’esprit où vous cherchez à maximiser votre temps et votre énergie pour faire le plus de choses possibles qui vous seront utiles, à plus ou moins long terme. Vous prenez conscience de la hiérarchisation sociale qui existe entre les activités et vous vous dites : regarder passer les nuages dans le ciel, ce n’est pas vraiment réussir son confinement parce que ça ne sert à rien, il vaut mieux en en profiter pour refaire son CV, réactiver son réseau ou apprendre une nouvelle langue.
Vous êtes dans la situation que le philosophe André Gorz analyse dans Les métamorphoses du travail (1988) : la rationalité économique, l’injonction à être performant, s’est étendue du secteur économique à toutes les sphères de notre existence. On cherche donc à maximiser sa « production de soi » : nos activités sont considérées comme des moyens de nous améliorer, développer nos capacités, comme on le ferait avec machine ou un animal qu’on entraîne. Chaque minute doit être utilisée pour servir à quelque chose. La psychologie positive invente mille conseils, livres et séances de coaching pour nous aider à devenir la meilleure version de nous-même. Et si on n’y arrive pas, c’est qu’on ne s’est pas assez donné les moyens. Mais en réalité, comme le montre la sociologue Eva Illouz dans Happycratie, cette quête d’amélioration de soi est on ne peut plus floue et fait croire, à tort, que la réussite personnelle n’est qu’une question de volonté.
On cherche donc à maximiser sa « production de soi » : nos activités sont considérées comme des moyens pour s’améliorer, développer ses capacités, comme on le ferait avec une machine ou un animal qu’on entraîne.
Le droit à la paresse
Alors, pourquoi appréhender toutes nos activités selon le prisme de la productivité ? Les activités qui nous plaisent n’ont-elles pas une valeur pour elles-mêmes ? Cette période de crise n’est-elle pas justement le moment d’arrêter de penser à ce que nous rapporteront nos actions un jour, et de simplement faire ce qu’il nous plaît ?
Cette période révèle justement que tous les moyens qui étaient organisés pour nous développer professionnellement et qui nous semblaient importants sur le court terme - une formation, une conférence, une réunion -, nous paraissent désormais dérisoires par rapport à la crise que nous vivons, ainsi qu’à l’échelle d’une vie. Comme beaucoup de nos projets professionnels sont en suspens en ce moment et que cette période est compliquée à gérer, pourquoi ne pas en profiter justement pour ne plus se mettre la pression et faire simplement ce qui nous fait envie, sans se soucier de sa productivité ou de sa valorisation sociale ?
Pourquoi appréhender toutes nos activités selon le prisme de la productivité ? Les activités qui nous plaisent n’ont-elles pas une valeur pour elles-mêmes ?
Au XIXème siècle, le journaliste et essayiste français Paul Lafargue dans son Droit à la paresse (1880) considère comme une folie et un vice cet amour du travail qui nous pousse à l’épuisement de nos forces vitales et parfois, à la dégénérescence intellectuelle. Il propose de limiter le travail à un maximum de 3h par jour, pour qu’il ne soit qu’un divertissement de la paresse et non l’inverse. La paresse est agréable en elle-même, sans qu’elle ne soit envisagée comme un repos du travail.
[Pour Paul Lafargue] il faudrait limiter le travail à un maximum de 3h par jour, pour qu’il ne soit qu’un divertissement de la paresse et non l’inverse.
C’est peut-être alors le bon moment pour régénérer nos forces vitales et les diriger pour un temps vers autre chose que le boulot. Reste néanmoins une question : que feriez-vous, vous, pour profiter pleinement de l’instant ?
Cet article est issu du deuxième épisode de notre série qui croise philosophie et travail, Philo Boulot. Elle a été écrite et réalisée en partenariat avec la chaîne YouTube META.
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Inspirez-vous davantage sur : Céline Marty
Agrégée de philosophie et chercheuse en philosophie du travail
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