@ La recherche du temps : une analyse de notre rapport à l'urgence
29 mars 2019
5min
TB
Social Media Manager @WTTJ
L’histoire de notre rapport au temps est marqué par une accélération progressive du rythme de la vie. Si le paysan du Moyen-Âge le voyait défiler au rythme des saisons et des récoltes, comment l’avènement des moyens de communication modernes (Internet et e-mail, téléphone mobile…) et d’une forme de capitalisme, exigeant souvent une rentabilité à court terme, a-t-elle impacté les individus, les sociétés, la politique ou l’économie ?
Dans ce livre écrit sous la direction de Nicole Aubert, sociologue, psychologue et professeur émérite à ESCP Europe, plusieurs chercheurs se posent la question de notre rapport au temps et de son accélération dans nos sociétés de plus en plus connectées par le biais des nouvelles technologies.
L’urgence : une nouvelle façon de vivre le temps
Le temps “réel” ne s’accélère évidemment pas, mais depuis la démocratisation des nouvelles technologies au tournant des années 2000, le rapport des individus au temps se trouve bouleversé, au point de transformer le fonctionnement de pans entiers de la société. La notion d’urgence, autrefois quasiment exclusivement réservée au domaine médical ou éventuellement à celui du juridique, a envahi l’intégralité du domaine économique, impactant notamment notre façon de communiquer. Cet e-mail reçu à 21 heures et auquel vous n’avez répondu que le lendemain matin ? C’était une urgence !
« La nouveauté est là, dans le fait que l’urgence, autrefois cantonnée au domaine médical ou, parfois, au domaine juridique, a envahi le domaine économique et, par voie de conséquence, le registre de la vie professionnelle et celui de la vie personnelle. » - Nicole Aubert
L’instantanéité règne ainsi en maître dans le monde professionnel : quand il fallait autrefois plusieurs jours pour recevoir une réponse à une lettre, le courrier électronique a exigé l’immédiateté dans la réponse attendue. Aujourd’hui, l’e-mail lui-même est devenu trop lent : nos outils de discussion instantanée s’appellent Slack ou Hangouts et les notifications de notre smartphone se chargent de nous rappeler à chaque sonnerie que le temps nous est compté. Qui n’a jamais été frustré de ne pas recevoir de réponse de son collègue quelques minutes après lui avoir envoyé une question sur un outil de messagerie ?
Paradoxalement, nous disent les auteurs, alors que tous ces outils devraient nous faire gagner du temps (envoyer un e-mail est une tâche bien moins fastidieuse que celle de se rendre à la Poste pour poster un courrier), il semblerait que les travailleurs connectés du 21ème siècle soient en permanence en train de manquer de temps.
Pourquoi ne travaille-t-on pas dix fois moins que nos parents si la technologie nous permet de travailler dix fois plus vite ? La réponse est simple : les gains de productivité issus de nos outils modernes ne serviraient qu’à accélérer toujours plus notre rapport au temps, une véritable chute en avant que rien ne semble vouloir enrayer.
Plus inquiétant, comme le souligne l’auteur, cette accélération touche les sphères professionnelles aussi bien que les sphères privées, car c’est jusqu’à notre rapport à l’autre qui se trouve bouleversé par la rapidité de nos communications :
« Un nouveau type de rapport aux autres se met en place, fait de relations médiées par la technologie, des relations rapides, flexibles, éphémères, plus proches de la sensation que du sentiment. » - Nicole Aubert
Ça fait des semaines que vous n’avez pas parlé à votre meilleur(e) ami(e) autrement que par emojis interposés ? Vous avez le temps de passer une heure par jour sur Instagram, mais jamais celui de voir vos potes autour d’un café ? La faute à notre nouveau paradigme temporel et au rapport aux autres qu’il nous impose (mais bonne chance pour l’utiliser comme excuse).
Capitalisme et rapport au temps
Selon les auteurs, cette accélération est en partie due au triomphe du capitalisme financier, où le temps humain ne suffit parfois d’ailleurs même plus à répondre à la demande du marché. L’activité du trader, par exemple, a été quasiment intégralement remplacée en quelques années par des algorithmes sur-performants, agissant dans la sphère temporelle de la microseconde (millionième de seconde) ou même de la nanoseconde (milliardième de seconde) pour faire face à une exigence de rentabilité toujours plus immédiate. De quoi laisser notre bon vieux cerveau et ses temps de réactions de l’ordre de la demi-seconde sur le bord de la route !
C’est bien la financiarisation du monde qui nous prive de temps, en demandant à ce que les entreprises produisent toujours plus, toujours plus vite, avec toujours moins de ressources humaines.
Déconnexion voulue…ou burn-out
Alors, comment réagir face à ce paradoxe et mettre un frein à l’accélération permanente ? Au niveau de l’individu, le chercheur Francis Jauréguiberry évoque la possibilité de déconnexion. Celle-ci peut être choisie, volontaire et proactive, c’est une défense d’un « temps pour soi », en décalage avec une société hyper-rapide, par exemple en éteignant son téléphone glissé au fond d’un sac lors d’un dîner entre amis.
Mais lorsqu’elle n’arrive pas à s’exprimer ainsi, elle peut aussi prendre la forme d’une déconnexion vécue comme une fuite, un véritable burn-out face au trop-plein d’information. L’individu accumule le sentiment de « ne pas pouvoir faire face », sous la pression des sur-sollicitations, des e-mails, des SMS, des notifications, et on assiste à l’effondrement, au « pétage de plombs ».
Car c’est bien là le défi de l’hyperconnectivité : pendant la grande majorité de l’histoire humaine, la sortie du travail (ou de chez soi) signifiait ne plus être joignable, avoir tout le temps pour soi. C’était le temps du lâcher prise ou le temps de la réflexion. Aujourd’hui, l’hyperconnectivité nous suit comme notre ombre dans notre sphère privée, nous privant ce droit à disparaître quelques heures ou quelques semaines de la société « productive ». Ce temps pour soi qui nous échappe nous prive de ces moments qui nous régénèrent.
En France, nous avons fini par en faire une loi : le droit à la déconnexion, c’est-à-dire le droit des salariés de ne pas être connectés aux outils numériques en permanence, car c’est bien ce temps-là qui nous permet de compartimenter sainement nos vies personnelles et professionnelles.
L’entreprise et le rapport au temps
Au niveau de l’organisation, c’est-à-dire de l’entreprise, le challenge de ce nouveau paradigme temporel consiste à ne pas céder en permanence aux sirènes de l’urgence, mais à respecter une temporalité plus longue, en combinant les exigences de court, moyen et long terme dans ses décisions stratégiques. De la même manière que l’individu peut choisir de se distancer de l’accélération permanente pour laisser place à la réflexion et à la recherche du sens, l’organisation (et donc les individus qui la composent), même si elle évolue dans un environnement technologique et économique complexe, peut et doit décider de choisir son rapport au temps afin de choisir sa façon d’aborder le futur.
Conclusion
Tout l’objet de ce recueil de textes semble résumé lorsque Francis Jauréguiberry cite Edgar Morin, qui déjà le percevait en 1980 :
« L’excès d’information étouffe l’information quand nous sommes soumis au déferlement ininterrompu d’événements sur lesquels on ne peut méditer parce qu’ils sont chassés par d’autres événements. Alors que l’information apporte forme aux choses, la surinformation nous plonge dans l’informe. » - Edgar Morin.
Notre rapport au temps nous dicte notre façon de travailler, de consommer, notre rapport aux autres et notre façon de voir la société. Les nouvelles technologies, en imposant le règne de l’immédiateté et de l’instantanéité, ont redessiné notre univers et le temps ne nous montre aucun signe de vouloir ralentir.
Il nous appartient donc d’en être conscient pour savoir imposer les limites, se réapproprier un rapport au temps plus personnel, celui que Nicole Aubert appelle le temps long et qui laisse sa place à la réflexion ainsi qu’à l’épanouissement de soi. Alors, cette semaine, prenez votre temps !
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