Recrutement à l'aveugle : la méthode de sélection des talents qui voit loin ?
23 mai 2023
5min
La question des biais est désormais centrale au cœur des processus de recrutement en entreprise. Pour limiter leur impact et recruter les profils les plus pertinents, certains voient le recrutement à l’aveugle comme la solution adéquate. Tour d’horizon de la méthode avec nos experts Olivier Sibony et Léo Bernard.
Peut-on se faire confiance pour recruter la « bonne personne » pour un job ? Le doute est effectivement permis depuis que les entreprises ont pris conscience de l’importance des biais en jeu dans le choix de leurs futurs candidats. Car au-delà de l’éthique, le manque de diversité peut aussi nuire à la créativité d’une équipe. Comment alors passer outre ces satanés biais durant le processus de recrutement ? La méthode dite « à l’aveugle » propose d’évincer notamment les préjugés liés au physique, lors d’entretiens où le recruteur a les yeux bandés et sans CV à lire au préalable. À travers cet échange façon blind date, ce dernier laisserait tomber la barrière de la fameuse « première impression » - et l’attitude générale du candidat - pour mieux se concentrer sur son discours. Le jugement serait ainsi plus raisonné et moins affecté par des biais potentiellement discriminants. Mais est-ce bien suffisant pour envisager un processus vraiment équitable, et davantage un recrutement efficace ?
La délicate question des biais à l’oeuvre dans le recrutement
Heuristique d’affect, biais de projection ou de statu quo, effet de halo ou Dunning-Kruger… nombreux sont les biais cognitifs qui peuvent affecter le processus de recrutement, à commencer par l’importance accordée au « feeling » pour justifier ses prises de décision. « On a une manière de fonctionner qui s’appelle le système 1. C’est une manière rapide de se faire des opinions, qui mène parfois à de bonnes comme à de mauvaises décisions. Le problème avec le recrutement, c’est quand les gens font une confiance aveugle à leurs intuitions. Or une quantité d’études scientifiques indiquent que l’intuition n’est pas bonne conseillère pour prendre une décision de recrutement », explique Olivier Sibony, professeur de stratégie et auteur spécialiste de la décision.
Un tel excès de confiance dans ses intuitions nuit de façon notable à un véritable processus de réflexion. « Le système 1 est une manière de penser rapide et intuitive, par opposition au système 2, lent, structuré et systématique. Quand on dit qu’on fait confiance à son intuition, on accepte le jugement du système 1 sans le faire vérifier par le système 2. On a mesuré en entretien que selon la première impression favorable ou défavorable, c’est-à-dire selon que le système 1 vous a envoyé un signal positif ou négatif, on ne va pas poser les mêmes questions et ni interpréter les mêmes réponses de la même manière. C’est ce qu’on appelle le biais de confirmation », poursuit Olivier.
La prise de conscience de l’impact des biais cognitifs dans les prises de décisions importantes, à l’image du recrutement, a conduit certaines entreprises à interroger leurs processus en la matière, comme le pointe le Baromètre RH 2023 de WeSuggest. En luttant pour mettre de côté les biais, elles travaillent ainsi activement à réduire les discriminations à l’embauche tout en perfectionnant leurs méthodes. « Tout ce qui conduit à limiter ou ralentir le rôle de l’intuition dans la prise de décision du recruteur est a priori de nature à améliorer la décision », conclut-il. Parmi ces techniques, le recrutement dit « à l’aveugle » a fait son apparition. Mais est-il suffisant pour contrer définitivement ces jugements hâtifs ?
Recrutement à l’aveugle : une fausse bonne idée ?
Pour Léo Bernard, formateur en recrutement et cofondateur de Blendy, la réponse est claire : si le recrutement à l’aveugle présente l’avantage de limiter les biais liés à l’apparence, il ne saurait pour autant tous les souscrire. Comme lors de l’entretien téléphonique, la voix demeure un facteur potentiellement discriminant. « L’intérêt du recrutement à l’aveugle, c’est qu’on ne voit pas le physique des candidats, donc il n’y a pas de discrimination sur l’habit, leur physique ou la grossophobie. Il vient tempérer une partie des biais, sans pour autant tous les enlever. La voix trahit beaucoup de choses : l’origine sociale avec le vocabulaire, mais aussi le stress, l’accent, le genre… et donc, faire naître un biais », explique-t-il. Pas vraiment impartial donc.
Recruteur dans une entreprise spécialisée, Philippe a participé à une session à l’aveugle organisée pour l’un de ses clients dans l’hôtellerie-restauration. « Les premiers entretiens sont un peu désorientants : pas de CV, les yeux bandés, je n’avais plus mes appuis habituels et je peinais à instaurer le dialogue avec les candidats. Mais une fois lancé, on a une sorte de lâcher-prise grâce à la perte des repères visuels. D’un côté, je me suis donc plus concentré sur ce que disaient les candidats que sur le déroulé de l’entretien. Mais de l’autre, l’exercice reste peu pratique : je n’ai pas pu prendre de notes et certaines questions que je pose habituellement sont passées à la trappe », se souvient-il. Si l’expérience reste intéressante, des questions se posent autour de la praticité de la méthode qui impose, selon certains contextes, de prendre des décisions plus rapidement.
« C’est un recrutement sans filet, on a un peu l’impression de jouer au poker : est-ce que ce candidat est vraiment pertinent pour tel poste ? Et ne va-t-on pas passer à côté d’un bon élément en ne donnant pas suite à celui-là ? D’habitude, je compare les candidats pour opérer un choix sur la suite des entretiens à faire, ici c’est quand même plus compliqué de prendre une décision de tête », confie encore Philippe. Serait-il prêt pour autant à refaire l’exercice et l’ajouter à son processus de recrutement ? « Dans un cadre différent pourquoi pas, avec un rideau qui sépare par exemple. L’exercice est intéressant, car je me rends bien compte que voir le visage des candidats n’a pas d’importance dans ma prise de décision. En revanche, il faut travailler autour du processus pour que l’exercice soit pertinent pour tout le monde », suggère le recruteur.
Un recrutement efficace est avant tout structuré
Bien qu’utile à certains égards, le recrutement a l’aveugle ne saurait se suffire à lui-même. Pour recruter en limitant l’impact des biais, certaines pratiques répandues sont à mettre de côté. « Parmi les mauvaises méthodes de recrutement les plus pratiquées, la prise de références ne fonctionne pas bien : on demande finalement à quelqu’un de trouver une ou deux personnes qui peuvent dire du bien d’elle », pointe Olivier Sibony. Aux oubliettes donc les lettres de recommandation, qui ne garantissent rien de la qualité de l’embauche.
Pour l’expert en prise de décision, trois méthodes sont davantage pertinentes :
- Le test sur échantillon de travail : « Où l’on évalue la qualité de celui-ci par quelqu’un qui n’a pas rencontré le candidat. Le vrai recrutement à l’aveugle c’est celui-là ! »
- Le test d’aptitude mentale générale ou test de QI : « Qui ont la meilleure corrélation qu’on ait trouvée, mais qui sont peu pratiqués. On peut aussi utiliser d’autres tests pour mesurer certains traits de caractère comme la conscienciosité. »
- L’entretien structuré : « On pose systématiquement les mêmes questions dans le même ordre à tous les candidats et on note la qualité de leur réponse sur une grille prédéfinie. Les candidats qui passent un entretien structuré n’ont pas le sentiment agréable d’avoir eu une conversation où ils ont pu révéler leur personnalité comme lors d’un entretien classique. Ceux qui le font passer n’ont pas l’impression d’avoir exercé leur jugement, mais d’avoir posé leurs questions comme un robot. Mais cette méthode prédit beaucoup mieux la performance d’un candidat à un poste qu’un entretien classique. »
Au-delà du recrutement lui-même, Léo Bernard pointe aussi les étapes préalables indispensables pour limiter l’impact des biais sur le recrutement : « Un bon recrutement se caractérise par ces 4 étapes : la préparation, la recherche des candidats, la méthode d’évaluation choisie lors de l’entretien et leur onboarding. En amont, les biais arrivent dès que l’on fixe les critères : 5 ans d’expérience ne garantissent pas la qualité du collaborateur. On a un biais dans la définition des attendus qu’il faut limiter. De plus, beaucoup de biais se nichent dans l’annonce : elle doit donc être inclusive et ne pas exclure sur la base de discriminations. On peut exclure sur des éléments précis comme la maîtrise d’un logiciel indispensable pour le poste par exemple. » Pour lui aussi, l’entretien structuré et les cas pratiques sont parmi les meilleures méthodes de recrutement. « Un entretien non préparé prend le risque d’être plein de biais, il faut donc établir une liste de questions préalables identiques pour tous les candidats avec une grille pour analyser les réponses. Et je conseille aussi d’être a minima 2 personnes pour évaluer la même compétence », propose l’expert. Que vous soyez ou non fan de The Voice, il y a fort à parier que vous n’ayez pas besoin de vous plonger dans le noir et chaise retournée pour trouver votre prochain talent !
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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