Comment se libérer de la course effrénée à la réussite professionnelle ?
24 mai 2023
6min
Travaillez dur. Mettez du cœur, des heures et de la sueur à l’ouvrage, vous réussirez et serez heureux. Cette doxa, selon laquelle le bonheur réside dans la poursuite de la sacro-sainte réussite, vous y avez cru (et personne ne peut vous blâmer, nous vivons dans un monde où l’on essentialise les gens à leur travail). Mais après avoir sué sang et eau pour obtenir le salaire à six chiffres, et la promotion tant attendue, vous ne pouvez pas vous empêcher de penser : « C'est tout ? » Cette course à la réussite, nous la courons sur ce que les psychologues appellent « le tapis roulant hédonique ».
C’est en 2018 que Laurent, 55 ans, a quitté la Vendée pour s’installer en banlieue parisienne afin de prendre la direction d’une grande entreprise spécialisée dans l’agroalimentaire. Désormais à la tête d’une société deux fois plus grosse que la précédente, chaque nouveau compliment sur ses posts LinkedIn est une décharge de dopamine. Mais pour finalement toucher du doigt cet objectif d’avoir toujours voulu être considéré comme quelqu’un d’important, le coût à payer était inopiné : c’était l’engourdissement. Le vide. L’anesthésie totale. « ”Réussir”, franchir cette ligne d’arrivée ne m’avait pas rendu heureux comme je l’avais imaginé pendant des années d’efforts », rembobine-t-il.
Il est courant qu’à un moment donné de notre existence, nous nourrissions le désir d’une certaine consécration, celle de la réussite. Parfois, l’obtention de la chose pour laquelle nous nous sommes donné du mal - une promotion, un premier prix, un nouveau projet - est aussi délicieuse que nous l’avions anticipé. D’autres fois, s’efforcer de gravir l’échelle de la réussite professionnelle à bout de bras ne laisse qu’un goût amer en bouche : un avant goût d’une plus grosse charge de travail, de nouveaux conflits, et pourquoi pas même un sentiment d’imposture. Alors, lorsque nous atteignons le sommet, la vapeur se renverse : l’excitation de la réussite s’évapore, cédant la place à cette vieille panique que nous espérions voir se volatiliser. Le cercle vicieux de la quête de la réussite redémarre et nous amène à nous demander : « Et maintenant quoi ? Quel sera mon prochain objectif pour enfin, être heureux ? »
Immanquablement, nous courons à nouveau, sur ce que les psychologues appellent le « tapis-roulant hédonique ». En d’autres termes, nous sommes constamment à la poursuite du sentiment de bonheur que nous procure la réussite. Le problème ? Une fois la ligne d’arrivée franchie, nous repartons à zéro, sans jamais vraiment être satisfaits.
Le tapis-roulant hédonique : pourquoi la réussite ne parvient-elle plus à nous rendre heureux ?
À la manière d’un hamster qui court dans sa roue, la tendance du « tapis roulant hédonique » - observée par les psychologues Philip Brickman et Donald Campbell dans les années 1970 - laisse penser que nous sprintons tous à la poursuite de la réussite, sans jamais atteindre notre destination, à savoir un bonheur durable. Pour Albert Moukheiber, docteur en neurosciences, psychologue et expert du Lab, nous avons l’impression que la satisfaction que nous tirons de notre réussite est linéaire : c’est-à-dire que plus nous gravissons les échelons, plus nous sommes heureux. Mais nous aurions tort : « De manière très contre-intuitive et lorsqu’on s’appuie sur les recherches en sciences cognitives, on réalise que ce n’est pas vraiment le cas. Pire, c’est souvent vécu comme une sorte de déception. »
L’illusion de la ligne d’arrivée
Notre expert explique dans un article pour Welcome to the Jungle que la déception prend racine dans ce que Tal Ben-Shahar, professeur à Harvard, nomme la « arrival fallacy » : l’erreur de l’arrivée. Il s’agit de l’hypothèse erronée selon laquelle la bonne fortune - l’obtention du super poste, du fameux prix, ou du salaire à six chiffres - nous fera connaître un bonheur durable et sans encombre. Nous succombons au piège d’imaginer que le surplus de bonheur que nous ressentons durera dans le temps, alors que lorsque nous regardons les faits, l’euphorie risque en réalité de s’estomper à brève échéance. C’est ce qu’on appelle, le biais de durabilité.
Le focalisme
Ce premier piège renvoie à une autre forme de biais de nos pensées, appelé le « focalisme ». Vous est-il déjà arrivé de vous donner corps et âme, travaillant souvent chaque heure et allant à l’extrême pour atteindre votre prochain objectif professionnel ? Comme l’explique Albert Moukheiber, la quête de réussite nous motive à investir toutes nos ressources dans un seul domaine, alors que nous ne le faisons pas pour grand-chose d’autre. « Cela ne nous viendrait jamais en tête de dormir 72 heures d’affilée et de ne plus dormir pendant un mois. Pourtant, on pense comme cela quand il s’agit de la réussite. » Cette forme de biais dans notre pensée nous pousse à croire que notre unique source de satisfaction dépend d’un seul facteur : notre réussite. « Et à l’arrivée, la satisfaction est de si courte durée que l’on se retrouve déçu, explique l’expert. Alors, nous tombons dans un autre piège : celui de choisir un autre but et donc de remettre une pièce dans la machine pour finir par courir éternellement après notre satisfaction comme un hamster dans sa roue. »
Comment se libérer de la course effrénée à la réussite professionnelle ?
Si la quête de la réussite n’est pas en mesure de nous rendre heureux sur le long cours, alors, à quoi bon ? Ne vaudrait-il pas mieux ne pas se fouler ? Balayer notre ambition d’un revers de main ? Certainement pas selon Cécile Pichon, psychologue et coach de vie professionnelle. « Ne pas se contenter d’avoir atteint sa destination a le mérite de nous maintenir en mouvement. Il est même vital de continuer à désirer et à avoir des objectifs - qu’ils soient personnels et/ou professionnels -, c’est tout simplement le désir de vivre. » Seulement, il faut veiller à ne pas tomber dans ce piège du focalisme, en reconnaissant que la réussite professionnelle n’est pas l’unique voie qui peut nous apporter de la satisfaction dans la vie. Pour éviter que le tapis roulant ne passe à la vitesse supérieure, les penseurs de cette tendance ont identifié trois moyens de sortir de cette course à la réussite.
1. Augmenter son niveau moyen de bonheur
La théorie du tapis roulant hédonique postule qu’en définitive, notre esprit a naturellement tendance à revenir rapidement à son niveau de bonheur (ou de malheur) de base, indépendamment des événements extérieurs positifs ou négatifs qui surviennent. Quels que soient les sommets que nous atteignons - l’augmentation, le prix ou le projet que nous décrochons -, nous restons… nous. Parfois à notre plus grand regret.
« Si, après avoir accompli quelque chose, je constate que mon niveau de bonheur revient généralement à un point de référence bas et que je deviens donc malheureux lorsque je n’obtiens pas de succès, il est essentiel que j’essaie d’élever mon niveau global de satisfaction », explique Cécile Pichon. Pour cela, la psychologue préconise de « ne pas mettre tous ses œufs dans le même panier. »
Il est nécessaire de diversifier les manières dont nous nous épanouissons dans notre vie. La clé est de sortir du focalisme en investissant des activités de plaisir extérieures au travail, capables de nous procurer du bonheur, et qui ne sont pas nécessairement corrélées à la performance. « Cela permet par exemple, pendant un temps mort au travail de commencer un nouveau passe-temps pour se vider la tête, ou bien de réussir la vente de sa maison, de se présenter aux élections municipales, ou même de pleinement profiter de la joie de devenir parent », illustre Cécile Pichon. Notre réussite n’est pas supposée être un pilier unique de notre vie. De manière assez symptomatique, les personnes pour qui le niveau de bien-être est corrélé à la réussite et à la performance cherchent à tout optimiser, au point qu’il n’existe plus de « temps gratuit » : « C’est-à-dire que le matin, je vais écouter un podcast pour être intelligent, pendant mon temps de trajet, je vais lire Guerre et Paix, tandis que je vais apprendre le japonais durant mes vacances et visiter un nouveau pays pour cocher une autre case, relève la psychologue. Nous entrons alors dans un cycle constant de performance, ce qui est épuisant. »
2. Réfléchir à ses conditionnements et se désensibiliser à l’échec
Vous avez ce qui est communément appelé « une vie réussie » ? Un quotidien bien équilibré entre routine et aventure ? Ce modèle frelaté du bonheur, celui d’une personne dans un couple heureux, entourée de personnes bienveillantes qui n’oublient jamais votre anniversaire ? Vous avez beau cocher toutes les cases - celles de devenir « quelqu’un de bien » et de « mener la grande vie » -, vous peinez cependant à célébrer ce que vous avez, tant que votre carrière n’est pas au top niveau.
Selon les explications de Cécile Pichon, cette tendance à survaloriser la réussite professionnelle comme critère d’une vie de qualité découle souvent de la manière dont nous avons été conditionnés et de nos schémas cognitifs. La psychologue souligne la nécessité de remettre en question nos croyances sur le monde. « Demandons-nous : quels sont les critères que j’utilise pour définir la réussite ? Sont-ils le fruit d’une réflexion personnelle ou sont-ils influencés par mon environnement relationnel et mon milieu social ? Suis-je en train de travailler selon mes propres critères de réussite, ou bien selon ceux qui m’ont été imposés par la société et mon environnement ? » C’est en premier lieu en réfléchissant à nos conditionnements, et en redessinant les contours de nos propres critères de réussite que nous parviendrons, selon la psychologue, à nous affranchir du succès comme seul levier de satisfaction.
Pour Cécile Pichon, les personnes qui nourrissent de fortes aspirations vers le succès sont surtout très effrayées d’expérimenter l’échec. Selon ses conseils, il est primordial de s’immuniser contre cette crainte afin de s’affranchir de la course effrénée à la réussite. « Dépasser la peur de l’échec revient à réaliser que l’on peut être pleinement épanoui, même si l’on doit admettre, lors d’un dîner par exemple, un échec entrepreneurial ou une expérience de licenciement. Se désensibiliser à l’échec, c’est comprendre que l’on peut en sortir indemne et qu’il fait intrinsèquement partie de la vie, sans que cela ne porte atteinte à notre valeur en tant que personne. »
3. Se sensibiliser à ses réussites
En plus de préconiser la désensibilisation à l’échec, la psychologue encourage chacun à renouer avec des sensations de satisfaction, en prenant le temps de célébrer ses réussites. « Le problème du tapis roulant hédonique réside dans le fait que même lorsque nous atteignons des sommets, l’excitation de la réussite laisse rapidement place à la question tant attendue “_Et maintenant, quoi ?”, sans que nous prenions le temps de célébrer nos victoires. » Afin de rompre le cercle vicieux de la quête incessante du succès, il convient d’apprendre à se reconnecter au positif et de consacrer du temps à faire un état des lieux de nos accomplissements, ne serait-ce qu’en les mettant par écrit et en les relisant. Cela permet, explique Cécile Pichon, de recentrer cognitivement notre attention sur ce que notre cerveau a tendance à écarter automatiquement.
Article édité par Gabrielle Predko ; Photo de Thomas Decamps
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