Pourquoi est-il temps de revaloriser le travail des opérationnels ?

05 mai 2022

7min

Pourquoi est-il temps de revaloriser le travail des opérationnels ?
auteur.e
Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

Manque de valorisation salariale et de reconnaissance, les équipes opérationnelles sont généralement perçues comme le bas de panier de l’entreprise, contrairement aux managers qui encadrent et réfléchissent à la stratégie à long terme. Mais dans les faits, qui fait vraiment tourner l’entreprise ? Celles et ceux qui pensent ou les personnes qui font ? Les deux fonctions semblent aussi importantes sur le papier. Alors, ne pensez-vous pas qu’il serait temps de reconnaître que le « faire » est aussi important pour la bonne santé de l’entreprise que le « penser »? Caroline Diard, enseignante-chercheuse en management à l’ESC et Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à Emlyon Business School et chercheur associé à l’Ecole Polytechnique, nous donnent leur éclairage.

Le fossé entre le verbe « faire » et « penser » n’a jamais été aussi important dans le monde du travail. D’un côté, il y a les managers qui réfléchissent à la stratégie de l’entreprise, lancent des projets, tentent d’améliorer les process et de l’autre, ceux qui suivent les directives pour atteindre les objectifs fixés par les premiers. Bien souvent, un écart de salaire important sépare les initiateurs des faiseurs. Ce discrédit du travail opérationnel n’est pas récent. Il est issu d’un héritage qui trouve son origine dans la Grèce antique : alors que l’on avait toujours valorisé le travail manuel jusqu’à attribuer des pouvoirs magiques à certains artisans, écrit Laurence Decréau, agrégée de Lettres dans son ouvrage Tempête sur les représentations du travail (Ed. Presses des Mines), à l’époque de Platon, le monde des idées devient la valeur première. On reproche aux artisans de ne rien inventer, d’appliquer des techniques sans comprendre. Le travail devient une activité dégradante, indigne de l’homme et fait l’objet d’un mépris général de la part des élites politiques et intellectuelles. La société se scinde en deux : d’une part, les esclaves et les artisans qui prennent en charge la production physique et de l’autre, les citoyens qui s’occupent de la cité, de la guerre, de la religion, des arts et des lettres.

Plus de mille cinq cents ans plus tard, presque rien n’a changé. Dans leur Encyclopédie, Diderot et d’Alembert distinguent eux aussi deux types de fonction : « les arts mécaniques » qui rassemble les activités manuelles et « les arts libéraux » pour les métiers qui nécessitent de penser. La révolution industrielle et le fordisme accentuent ce phénomène. En imposant une nouvelle contrainte temporelle aux gestes effectués par les ouvriers, « la distinction intellectuelle entre forme et matière s’est doublée d’une séparation sociale : il y a, d’une part, ceux qui pensent et imposent les formes, et, d’autre part, ceux qui traitent la matière en lui donnant la forme pensée par d’autres », explique le philosophe belge Pascal Chabot, dans une interview à Philosophie Magazine.

Travailler toujours plus avec le même nombre de bras

Qu’en est-il de nos jours ? « Aujourd’hui, qui fait vraiment tourner une organisation?, interroge Philippe Silberzahn, professeur d’entrepreneuriat, stratégie et innovation à Emlyon Business School et chercheur associé à l’Ecole Polytechnique. Dans la conception cartésienne du management, la réponse est assez simple : ceux qui pensent. Et c’est bien connu, on ne pense qu’en haut. En bas, on exécute. Donc, plus vous êtes haut dans la hiérarchie, plus vous êtes important. Dans cette conception, ceux qui se contentent de mettre en œuvre, sont donc moins considérés. »

S’il est en effet de notoriété publique qu’avoir des idées est moins à la portée de tous que de réaliser une tâche précise, Julie qui travaille depuis quatre ans au service communication dans une start-up parisienne dans le secteur de l’événementiel, s’interroge sur la pertinence de ce système. Depuis que l’activité de son entreprise a retrouvé une dynamique proche de son niveau d’avant crise sanitaire, le service RH ouvre régulièrement des postes de management, mais n’en prévoit pas de nouveaux à son niveau opérationnel. Problème, ces chefs fraîchement débarqués, dont la mission consiste à lancer des projets ou à mener des réflexions sur la responsabilité sociale de l’entreprise, se reposent toujours sur les mêmes personnes qui « font ». « Chaque nouvelle strate managériale a des objectifs à respecter pour justifier leur poste et leur salaire, donc, ils ne cessent de lancer de nouvelles idées, explique-t-elle. Résultat, on travaille toujours plus avec le même nombre de bras. » Philippe Silberzahn s’en amuse un peu : « Dans la plupart des grandes entreprises, le chef, c’est quelqu’un qui ne fait rien et qui fait faire en étant toujours très occupé. Malheureusement, il y a une grande déperdition d’énergie. » Une situation burlesque qui colle parfaitement avec l’aphorisme du philosophe roumain Emile Cioran : « N’avoir rien accompli et mourir en surmené ».

Une tradition très française ?

Le chercheur estime toutefois que cette « anomalie » est très spécifique à la France où il n’est pas rare que des étudiants de grandes écoles de commerces soient encore parachutés à des postes de management sans qu’ils ne connaissent l’entreprise, son fonctionnement, son histoire et son marché. Outre-Rhin, le système est assez différent. En Allemagne, il est plutôt ordinaire qu’un PDG d’une grande firme industrielle ait commencé sa carrière sur une chaîne de montage. «Là-bas, il y a une volonté affichée de connaître les métiers et leurs difficultés pour être au plus proche de la réalité du travail », souligne le spécialiste. Pour autant, l’entreprise peut-elle fonctionner sans les stratèges ? Et faut-il nécessairement privilégier les promotions internes et davantage valoriser les échelons hiérarchiques inférieurs ou prioriser l’arrivée d’un sang neuf plus éloigné du terrain ?

Depuis la fin des années 1970, les entreprises françaises ont préféré les nominations de tacticiens : « Le changement a été radical : ce n’était plus nécessairement le meilleur contremaître qui grimpait les échelons jusqu’à devenir le chef légitime de l’entreprise, mais celui qui avait des idées pour le futur de l’entreprise, rappelle Caroline Diard, enseignante-chercheuse en management à l’ESC et ancienne RH. Toutefois, depuis la crise sanitaire, il semble y avoir eu une bascule. On s’est rendu compte que le travail opérationnel, c’était ce qui faisait tourner la boutique et on s’est de nouveau mis à valoriser le travail de ceux qui réalisait des choses. » Pour la spécialiste, ce fébrile changement de logiciel s’observe jusque dans les programmes de l’enseignement supérieur : « Dans les grandes écoles d’ingénieurs et de commerces, il y a de plus en plus de stages ouvriers qui permettent aux étudiants de vivre le quotidien des salariés de terrain. C’est très formateur et j’espère que ça se développera pour devenir un incontournable. »

Un changement de logiciel qui prend du temps

Toutefois, cette récente revalorisation du « faire » ne concerne pas encore tous les secteurs d’activité et les types de structures. Marion, qui travaille depuis trois ans au service juridique d’une start-up toulousaine, pensait par exemple, être à l’abri de ce genre de dérives managériales. Et même si son travail ne peut pas s’inscrire dans un management où l’on cherche l’atteinte d’objectifs chiffrés, elle a récemment compris que si elle n’avait pas eu d’augmentation de salaire cette année - comme c’est souvent le cas dans ce genre d’organisation en forte croissance -, c’est parce qu’elle refusait de jouer le jeu du pilotage de nouveaux projets. « Je me suis rendue compte qu’il ne suffisait pas que je fasse bien mon travail pour qu’il soit récompensé ou simplement reconnu. Je devais aussi faire attention à ce qu’il rentre dans des cases que mes managers pouvaient cocher. Pour rendre mon travail plus visible, j’ai donc accepté de m’occuper d’une équipe qui réfléchit au rôle de l’entreprise. Est-ce que je vais atteindre mes objectifs ? C’est assez difficile de savoir si un travail de réflexion peut être vraiment atteint, mais je vais cocher une nouvelle case de gestion de projet. »

Matthieu, chef de service dans une entreprise publique dans les transports, a, lui, un poste uniquement stratégique. Il se demande souvent ce qu’il a accompli ces derniers mois. Entre les réunions avec les autres directeurs de service sur les objectifs que le département devait atteindre et l’accompagnement des collaborateurs, la réponse n’est pas vraiment réjouissante : essentiellement des tableaux excels et des powerpoint colorés qu’il a fait dérouler sur des écrans géants. Rien de concret donc. Rien qui puisse lui donner le sentiment d’avoir bien fait.

Une deuxième voie dans la progression de carrière ?

C’est là tout le problème. En plus de susciter de la frustration chez les opérationnels qui voient leur charge de travail constamment augmenter, cette organisation du travail n’est pas non plus satisfaisante pour les managers qui peinent à trouver du sens à leur action. Philosophe et mécanicien, connu dans le monde entier pour avoir écrit l’Éloge du carburateur, Matthew Crawford estime justement que l’une des principales sources du mal-être contemporain tient à son excès d’abstraction. « Au travail, on célèbre les potentialités plutôt que les réalisations concrètes. Mais cela vous livre en même temps une incertitude psychique constante qui est loin de convenir à tous les tempéraments », argue-t-il dans une interview à Philosophie Magazine. Une dérive de notre époque où chaque entreprise voit toujours plus loin que son but premier.

« Disons que notre époque a un peu la tête dans les étoiles, résume Philippe Silberzahn. Chaque entrepreneur veut changer le monde et plus seulement vendre un ou plusieurs produits. On cherche à promouvoir quelque chose de moins tangible et de plus global. » Contre cet excès d’utopie qui mine les salariés, la solution tiendrait peut-être à élaborer de nouveaux parcours au sein des entreprises, plus uniquement centrés sur la promotion managériale. « De toute façon, nous ne sommes pas tous fait pour ça, observe Caroline Diard. C’est pour cette raison que j’estime que la voie de la spécialisation est une option intéressante. Cela permet de valoriser l’expérience de chacun et de proposer une évolution plus horizontale avec une reconnaissance qui passe également par le salaire. »

Crédibilité, reconnaissance d’un savoir-faire particulier, gain d’autonomie… Les deux chercheurs sont unanimes : l’idée n’est pas de supprimer les managers, mais de davantage valoriser le travail de ceux qui font avec une reconnaissance de leur expertise. Et cela peut par exemple passer par une réduction des écarts de salaire qui persistent entre ces fonctions. De toute façon, comme le disait Hannah Arendt dans La condition de l’homme moderne, cette dualité entre travail de réflexion et travail technique n’a pas lieu d’être : « Dès qu’il veut manifester ses pensées, le travailleur intellectuel doit se servir de ses mains et acquérir des talents manuels tout comme un autre ouvrier. » En d’autres termes, même la plus abstraite des fonctions devra se frotter à un moment ou à un autre, à un monde bien concret.

Article édité par Gabrielle Predko
Photo par Thomas Decamps

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