Business de l’anxiété au travail : le nouvel eldorado des start-ups ?

10 oct. 2022 - mis à jour le 07 oct. 2022

10min

Business de l’anxiété au travail : le nouvel eldorado des start-ups ?
auteur.e.s
Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

Aurélie Cerffond

Journaliste @Welcome to the jungle

Etudes, experts et dirigeants du monde du travail semblent tous s’accorder sur un point : préserver la santé mentale des salariés est désormais une priorité pour les organisations. Preuve de cet état de faits, l’émergence d’un nouveau marché florissant autour de la Mental Tech BtoB, soit l’explosion du nombre de start-ups proposant des solutions digitales à destination des entreprises et de leurs salariés, pour les aider à prendre soin de leur bien-être psychique. Mais la santé mentale peut-elle être un business comme les autres ? Enquête sur ces nouveaux acteurs qui nous veulent du bien.

2,3 milliards d’euros en 2021. C’est le chiffre vertigineux des levées de fonds en France pour financer le développement des start-ups dans le secteur de la Health Tech. Effet post covid-19 oblige, les solutions en santé digitale ont le vent en poupe. Parmi elles, un segment, là aussi porté par un contexte sociétal favorable, semble se démarquer plus particulièrement : celui de la santé mentale en entreprise. Une thématique assez large qui englobe une galaxie de maux psychiques comme l’anxiété, le stress, les troubles du sommeil… mais aussi des maladies mentales telles que les troubles bipolaires ou la dépression pour ne citer qu’elles. Autant de problématiques auxquelles les entreprises sont désormais sommées de s’intéresser, poussées tant par le législateur (l’article 4121-1 du code du travail précise que l’employeur est responsable de la santé mentale de ses employés), que par l’évolution des normes sociétales avec une prise de conscience du rôle déterminant de l’entreprise dans le bien-être des salariés, que… par les salariés eux-mêmes. Des collaborateurs, à la fois de plus en plus nombreux à être concernés, - 1 salarié sur deux se déclarait en proie à une détresse psychologique en juin 2022 selon le cabinet Empreinte Humaine -, mais également plus en demande : 85% selon la même source estiment qu’il est nécessaire que les entreprises mettent des actions d’accompagnement et de suivi en place, puisque l’état de leur santé mentale est directement lié au travail.

Des nouveaux besoins pour les organisations que sont venus combler une armée de start-ups aux offres de service aussi diverses que le sujet qu’elles couvrent est vaste. Ainsi à la table de la Mental Tech, on va trouver… à boire et à manger. De la méditation audio guidée, à la téléconsultation avec un psychologue, en passant par des articles de vulgarisation scientifique, ou encore des conseils nutrition… Il est parfois difficile de s’y retrouver. Tellement épineux, que sept grands organismes du secteur ont décidé de créer le collectif MentalTech, dont la fondatrice Fanny Jacq, également médecin psychiatre et directrice santé mentale chez Qare, explique les origines : « Environ deux cents start-ups ont émergé en 2021 dans l’écosystème de la Mental Tech. Mais le marché français ne s’est pas vraiment structuré, créant beaucoup de flou. La première vocation de notre association est justement de tirer au clair qui fait quoi et comment. » La difficulté étant de confondre psychiatrie et bonne santé mentale : « Si je souffre de dépression sévère, je ne vais pas me soigner juste avec de la méditation !, illustre-t-elle. Mais si je ressens de l’anxiété ou que je fais face à des troubles du sommeil ça peut m’aider, des études l’ont prouvé. »

Une mission en partie accomplie avec la publication en septembre dernier d’une cartographie des acteurs de la “Psytech”, classés en trois grandes catégories que sont : la guérison, la prévention et le soutien. Un outil pour différencier « ce qui relève de la “wellness” (recherche de bien-être, ndlr) du dispositif médical, de la thérapie remboursée par la sécurité sociale mais aussi de distinguer la prévention du curatif… », précise la psychiatre. La promesse ? Offrir un paysage plus propre pour que professionnels et utilisateurs s’y retrouvent plus facilement. À noter qu’un point commun semble tout de même les rassembler : la plupart de ses offres s’articulent autour d’outils digitaux, - via un site Internet ou une application à télécharger -, s’inscrivant ainsi dans le sillage des solutions d’e-santé.

Et sur ce marché florissant donc, de plus en plus de start-ups proposent des offres dédiées aux entreprises, à la faveur des montants récoltés lors des levées de fonds comme pour Teale, Minday, et Holivia, qui ont levé respectivement 2 millions d’euros chacune en 2021, ou encore Moka.care qui a levé 15 millions d’euros en mai 2022. Quatre entreprises en plein essor dont le développement pour certaines et la croissance pour d’autres, semblent confirmer l’engouement de ce type de solutions.

Le renouveau de la ligne d’écoute

« On a pour ambition à la fois de déstigmatiser ce sujet encore tabou en entreprise, et faire en sorte que les collaborateurs s’intéressent à leur santé mentale sans forcément que ce soit en réactif quand ça va mal », Julia Néel, CEO de Teale

Si la prise en charge des risques psychosociaux n’est pas une thématique totalement nouvelle au sein des entreprises, les solutions jusqu’alors proposées ne séduisaient pas les entreprises et les salariés. « 90% des ETI et des grands groupes ont comme seule réponse de déployer des cellules d’écoute psychologique froides et impersonnelles. Les salariés ne savent pas sur qui ils vont tomber, et ne sont pas rassurés quant à la confidentialité des échanges. Les lignes d’écoute mises à disposition par les entreprises sont très peu utilisées », analyse Jérôme CREST, le CEO d’Holivia. Des solutions insuffisantes au regard de ce que vivent les salariés. Pour Fanny Jacq, « avec la ligne d’écoute on est déjà dans le curatif, or, on ne peut pas attendre que la santé mentale des gens soit mauvaise pour qu’ils téléphonent ! Il faut faire en sorte qu’elle soit bonne au quotidien et le reste. » Un travail de prévention, de culture et de pédagogie en amont que tentent d’insuffler ce nouvel écosystème de start-ups. « On a pour ambition à la fois de déstigmatiser ce sujet encore tabou en entreprise, et faire en sorte que les collaborateurs s’intéressent à leur santé mentale sans forcément que ce soit en réactif quand ça va mal », explique la CEO de Teale, Julia Néel, qui aimerait que le réflexe de prendre soin de sa santé mentale s’inscrive dans nos habitudes, comme on se lave les dents pour éviter les caries.

Si chacune de ces start-ups propose des offres différentes, trois grands champs d’action se dessinent dans les solutions proposées :

  • L’accompagnement individuel via l’accès à une plateforme confidentielle, sur laquelle les utilisateurs peuvent avoir accès à des contenus ciblés de psychoéducation. Des articles, podcasts, vidéos pour se former en autonomie ou soigner certains troubles. Les programmes personnalisés sont souvent orientés grâce à l’auto-administration d’un questionnaire. Les thématiques sont variées : comment gérer ses émotions, réduire son stress, réduire son syndrôme de l’imposteur etc.

  • La mise en relation avec des professionnels de la santé mentale (psychologues, coachs…) pour des séances en visio ou en physique. Avec souvent une exigence quant aux critères de sélection de ces derniers, comme le nombre d’années d’expérience, un minimum de trois formations pour les coachs, une spécialisation en psychologie du travail etc.

  • L’accompagnement collectif en entreprise via des tables rondes, des webinaires, et des ateliers pour aider les RH à sensibiliser sur ce sujet et développer une culture favorable à la prise en compte de la santé mentale de chacun.

Un impact difficilement mesurable

Des solutions innovantes et… efficaces ? Difficile voire impossible à affirmer car il faudrait passer chacune d’elles au crible d’études scientifiques rigoureuses comme l’explique Xavier Briffault, chercheur en sciences sociales et philosophie de la santé au CNRS, spécialiste e-santé et des applis. « Cela nécessite d’appliquer les techniques classiques d’évaluations scientifiques en psychothérapie. L’acteur doit mettre en place un essai contrôlé randomisé c’est-à-dire qu’il soumet sa solution à deux groupes : un groupe contrôle contre un groupe traité. » Cette méthodologie repose sur des instruments d’évaluation de sévérité des troubles qui sont standardisés dans la littérature scientifique comme l’échelle d’Hamilton, pour mesurer le degré de sévérité de la dépression. Le but est d’observer les effets du traitement - qu’il soit un outil numérique, une psychothérapie ou de la téléconsultation -, dans les deux groupes. Si la différence est statistiquement significative, on considère que le traitement est efficace et les résultats seront publiés dans des revues scientifiques.

D’ailleurs, les publications existantes sont plutôt encourageantes commente Xavier Briffault : « Des solutions numériques opérant dans le champs de la psychiatrie ont prouvé qu’elles étaient aussi efficaces que les thérapies courtes ou que du soutien psychologique en présentiel y compris sur de la psychiatrie vraiment caractérisée, des troubles dépressifs anxieux, du sommeil et du comportement alimentaire. » Mais le problème reste que, dans les faits, 90% de ces nouveaux acteurs et leurs solutions ne sont pas scientifiquement évalués. « On a lancé ce type d’études en partenariat avec des universités parisiennes, mais ces travaux sont très longs », se défend Julia Néel, dont la start-up existe depuis moins de deux ans.

Quid de la déontologie…

Pour évaluer le sérieux de ses acteurs, reste à s’en remettre à d’autres critères dont le premier est la présence d’un comité scientifique actif au sein des organisations. Fanny Jacq est formelle à ce sujet : « On a deux critères de sélection pour être intégré à l’association Mental Tech, et le premier est que l’entreprise doit s’être dotée d’un conseil scientifique comprenant des médecins ou des paramédicaux en santé mentale qui veillent à garantir son éthique et sa déontologie. » Un critère respecté par les start-ups interrogées, qui disent toutes avoir intégré voire pour certaines embauché au sein de leurs équipes des scientifiques.

« Si même les hôpitaux se font hacker leurs données, (…) les entreprises privées ne sont pas à l’abri. », Xavier Briffault, chercheur en sciences sociales et philosophie de la santé au CNRS

Le deuxième critère fondamental concerne le traitement des données utilisateurs précise la psychiatre : « Le respect des données doit être évidemment sécurisé avec des garanties d’anonymisation. » L’enjeu est de taille : ces entreprises privées ont accès à des données sensibles sur les utilisateurs, et dans leurs offres, elles proposent de remonter des datas anonymisées aux employeurs. Le but est de rendre compte de l’engagement des collaborateurs quant à ses solutions : combien de personnes l’utilisent, à quelle fréquence… mais aussi donner des grandes orientations quant aux problématiques rencontrées par les salariés. « On agrège des signaux faibles pour remonter à l’entreprise par métier ou par géographie ce qu’il faut cibler comme thématique pour mettre en place des ateliers dédiés », expose le CEO d’Holivia. Par exemple, si 40% des salariés ont des troubles du sommeil, l’employeur peut mettre en place une salle de sieste et un séminaire sur le sommeil. De là à ce que votre boss lise entre les chiffres et arrive à vous identifier ? Impossible d’après la CEO de Teale, qui revendique avoir construit son application sur un modèle permettant de récolter le moins de données personnelles possible et avoir opté pour un encryptage de base de données sophistiquée allant au-delà des exigences légales du RGPD (règlement général sur la protection des données, ndlr).

Un argument marketing pourtant fallacieux pour le chercheur au CNRS : « Si même les hôpitaux se font hacker leurs données, avec toutes les conséquences désastreuses que cela représente pour les patients et les professionnels de santé ; les entreprises privées ne sont pas à l’abri. » Un scepticisme qu’il étend sur la question de l’anonymat : « Même dans la base de données du SNDS (Système National des Données de Santé), base où figure donc 65 millions de Français, on n’autorise pas les chercheurs à descendre à une granularité géographique inférieure à plusieurs milliers de personnes. » En effet, le spécialiste explique qu’il suffit de trois ou quatre paramètres pour arriver à identifier une personne. « Alors à l’échelle d’une entreprise, c’est vite vu… Sans compter la tentation pour les organismes de faire de l’épidémiologie interne en comparant les services entre eux, l’impact d’un management plutôt qu’un autre… », conclut Xavier Briffault, pour qui, même si ce n’est pas sûrement la motivation première des boîtes clientes de ces solutions, on ne peut pas totalement exclure l’hypothèse d’un employeur mal intentionné.

… et de l’éthique ?

Des questions qui amènent à se poser la plus philosophique d’entre elles, à savoir celle de l’éthique même de ce type de business. « Ce n’est pas un sujet que j’ai choisi au hasard, mon père a été atteint de dépression bipolaire quand j’étais enfant », confie Pierre-Etienne BIDON, à la tête de Moka.care qui raconte avoir trouvé le salut en prenant soin de sa santé mentale. « J’ai eu alors envie de transformer le regard qu’on avait sur le sujet en rendant cette problématique plus accessible et pluridisciplinaire. Notre mission, c’est d’accompagner toutes celles et ceux qui traversent des périodes de doutes, de difficultés, qui vivent des événements personnels difficiles. » Si chaque histoire est différente, les CEO à l’initiative de ces solutions convergent tous vers l’idée d’être investis d’une noble mission.

Pour Jean-Philippe Cavroy, le directeur général de Santé Mentale France, même si le marché doit être régulé, ces nouveaux acteurs contribuent à des avancées positives : « On ne peut qu’encourager toutes les entreprises à s’enquérir du sujet de la santé mentale tant que cela est fait de manière sérieuse, explique-t-il, avant de mettre en garde : « Sachant qu’on est sur un sujet délicat, en lien avec de l’humain potentiellement en détresse, il faut que les personnes à l’initiative de ces nouveaux business soient bien intentionnées et s’appuient sur des experts qui savent soigner. » Surtout, ces prestataires qui oeuvrent à l’intérieure des entreprises ne doivent pas servir à les exempter d’agir par elles-mêmes tient-il à rappeler : « C’est vrai que l’entreprise a souvent besoin d’un tiers pour l’aider à mettre en place des dispositifs efficaces, mais elle doit également prendre le sujet en son sein en nommant des personnes référentes. » Sans oublier non plus de s’occuper de réparer les potentiels dysfonctionnements liés à l’organisation qui sont bien souvent la cause du mal-être des salariés.

Quel avenir souhaitable ?

Même si des zones d’ombres subsistent et que le marché manque encore de gardes-fous, ces nouvelles solutions proposées par les start-ups pour prendre soin de la santé mentale des salariés restent une opportunité intéressante conclut Xavier Briffault. « Je ne suis pas dans une critique systémique, bien au contraire. Les solutions sérieuses portées par des acteurs crédibles font aussi bien que la psychothérapie, répète le chercheur. Et surtout, elles sont plus faciles à utiliser, elles coûtent moins et favorisent ainsi l’accès aux soins. » Autant d’arguments pour continuer à les développer. Quant à l’aspect économique, le chercheur est formel : elles rapportent plus qu’elles ne coûtent.

« Derrière ces outils numériques doit toujours se trouver un humain, un médecin, un paramédical », Fanny Jacq, psychiatre et directrice santé mentale chez Qare

Un business qui a donc de l’avenir… de là à remplacer le psychologue ou le médecin du travail ? Face à ce type d’opposition, la spécialiste de la mental tech Fanny Jacq, aime rappeler l’histoire du stéthoscope : « Quand Laennec, son inventeur, a proposé cet outil révolutionnaire, il a été fortement décrié. Les médecins de l’époque considéraient que leur rôle était de poser leurs oreilles sur la poitrine des patients pour écouter leurs cœurs. Cet objet froid et métallique, se posait ainsi comme un obstacle dans leur relation avec le patient. » Jusqu’au jour où ils se sont rendus compte que cela permettait de déceler des symptômes plus précis, sans les empêcher de tendre l’oreille pour compléter le diagnostic. À l’image de cette anecdote, l’avenir de la e-santé mentale réside selon elle dans cette “relation thérapeutique augmentée”. « Derrière ces outils numériques doit toujours se trouver un humain, un médecin, un paramédical, insiste la psychiatre. Mais c’est un très bon moyen de faire de la prévention et de la détection précoce de symptômes pour une meilleure prise en charge grâce aux données captées. »

En effet, les datas recueillies passivement (sans action des utilisateurs), par ce type d’applications sont plus fiables que les données dites déclaratives, comme lorsque l’on remplit un formulaire par exemple. Pour Xavier Briffault, l’avenir de ce type de solutions s’écrit d’ailleurs via les objets connectés, plus à même de récolter toutes ses informations sur la façon dont on vit, on dort, voire d’analyser nos conversations, le nombre d’interactions sociales que l’on a dans une journée… On peut alors imaginer qu’un jour l’utilisation de notre clavier d’ordinateur renseignera notre boss sur notre état psychologique… Vivement demain (ou pas).

Article édité par Clémence Lesacq ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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