Les robots rêvent-t-ils de voler nos emplois ?

06 juin 2019

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Les robots rêvent-t-ils de voler nos emplois ?
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Comment le marché du travail est-il passé de l’ère Fordiste à l’ère numérique, et quel impact cela aura-t-il sur nos vies à l’avenir ? Comment pouvons-nous assurer la sécurité et la prospérité économique pour tous, et pas seulement pour l’élite ? Et de quel type de filet de sécurité a-t-on besoin pour soutenir les travailleurs et les entreprises contre les perturbations de l’ère numérique ?

En 2013, Frey et Osborne sont arrivés à une conclusion effrayante sur l’impact de l’automatisation, le processus visant à remplacer le travail humain par la robotique ou l’intelligence artificielle : 47 % des postes actuellement occupés aux Etats-Unis risquent fortement d’être remplacés par des machines. Ce constat a réveillé l’éternel débat qui a caractérisé notre histoire récente. Depuis les Luddistes du début du 19e siècle - opposés à l’introduction des machines textiles - jusqu’aux débats intellectuels sur la viabilité des voitures sans conducteur, les techno-optimistes et les techno-pessimistes se sont affrontés sur l’impact de la technologie sur le marché du travail.

En réalité, les disruptions du monde du travail ne sont pas tant causées par les technologies les plus remarquables, comme le robot social humanoïde Pepper de Softbanks Robotics ou Sawyer, le robot industriel qui apprend, de Rethink Robotics. Non, cela vient plutôt des techniques de gestion austères des chaines de production optimisées, dont Ford, Taylor et Toyota ont été les précurseurs. Voici un exemple pratique, proposé par l’économiste américain Gordon : regardez autour de vous dans votre bureau. Quelles technologies n’existaient pas encore il y a vingt ans ? Les ordinateurs, les imprimantes, le téléphone et une connexion internet sont encore aujourd’hui à la base de l’infrastructure d’un bureau moderne. Bien sûr, on peut y retrouver une Alexa ou un Google Assistant, mais il ne s’agit encore une fois que d’ordinateurs, à l’interface simplifiée grâce à des commandes vocales.

Regardez autour de vous dans votre bureau. Quelles technologies n’existaient pas encore il y a vingt ans ? Les ordinateurs, les imprimantes, le téléphone et une connexion internet sont encore aujourd’hui à la base de l’infrastructure d’un bureau moderne.

Les révolutions industrielles passées, en plus d’émerveiller et de choquer, ont toujours été accompagnées de vagues de métiers devenus inutiles. Ce phénomène a été suivi par l’émergence soudaine de nouvelles professions. Un exemple récent : pendant des siècles, le mot « ordinateur » désignait une personne qui faisait des calculs, alors qu’aujourd’hui il s’agit d’une machine. Il y a quelques dizaines d’années encore, des postes tels que « Responsable contenu numérique » ou « Analyste en cybersécurité » n’auraient pu se trouver que dans des romans de science-fiction de William Gibson et Philip K. Dick, et pas dans le milieu professionnel.

Les mouvements sociétaux surfaient sur la vague des révolutions technologiques et le rapport des employés avec leur travail changeait radicalement. La plupart des dispositifs de sécurité modernes, tels que le salaire minimum, les heures de travail plafonnées, ou les indemnités de chômage, remontent à l’ère industrielle entre la fin du 19e et le début du 20e siècle. Ce n’est donc pas étonnant que nombre de chercheurs et journalistes aient passé leur vie à analyser les incroyables disruptions de l’Ere Numérique – surnommée avec espoir quatrième révolution industrielle – et leurs implications fabuleuses pour la société.

D’un autre côté, ce qui a radicalement changé, ce sont la disposition et la culture du bureau. Nous sommes passés des espaces fermés à l’open space, au télétravail et aux espaces de travail collaboratifs. Profitant du passage au numérique, les entreprises ont créé de nouvelles façons de travailler : via la production participative, comme Amazon MTurk, ou en tirant parti de l’économie collaborative, ce qui est rendu possible par un usage créatif d’internet. La gestion peut être centralisée tout en se passant de bureaux physiques, et les projets sont traités sans accroc grâce à toute une série de logiciels de gestion avancés. Bien qu’impressionnantes, ces innovations restent incrémentales, car la technologie de base reste inchangée.

Le travail n’est pas seulement une question de sécurité financière

Et pourtant, les techno-optimistes continuent d’espérer que cette fois-ci l’Ere Numérique introduira des technologies révolutionnaires à même de redéfinir le travail de façon significative. Sans aucun doute, la robotisation de l’industrie manufacturière sera la plus touchée. Sans législation, les véhicules sans conducteurs menacent d’affecter les 10,5 millions d’employés du secteur des transports en Europe. Même si une profession n’est pas entièrement remplacée par l’automatisation, elle en sera profondément affectée, des connaissances jusqu’à sa gestion, comme l’a indiqué le rapport de McKinsey.

L’économiste Keynes, qui a toujours été en faveur de la technologie, ne voyait rien de mal à un futur dans lequel tous les métiers seraient automatisés. Une telle société permettrait selon lui aux êtres humains de se dédier entièrement au divertissement. Malheureusement, même cette perspective utopique n’est pas sans dilemmes, car le travail n’est pas juste une question de sécurité économique : il représente une identité, une communauté, un sentiment d’appartenance. Aujourd’hui par exemple, à l’époque du post-fordisme et de la production de masse, des écoles telles que Les Compagnons du Devoir, qui remonte au Moyen Age, continuent de former des artisans forgerons. Leur savoir-faire s’insère dans un marché de niche, mais ils le perpétuent pour le métier, l’histoire de leur profession, et pour la communauté qui s’efforce de le garder en vie. S’il y a une possibilité, même minime, que les robots effacent un tel patrimoine, dans n’importe quel métier, alors implicitement notre travail est superflu et facilement remplaçable.

Avec cette vision du travail, on peut expliquer pourquoi le commerce international et l’immigration deviennent si facilement le bouc émissaire des populistes, malgré la preuve que le déclin des métiers dans le secteur manufacturier en Occident à partir des années 90 est essentiellement dû à la technologie. Ce récit implique que les ouvriers peuvent reprendre leurs postes aux « autres » ; elle laisse entendre que leur emploi a juste été relocalisé dans un autre pays et qu’il n’a pas été rendu inutile par un boitier métallique. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, ces métiers ont été perdus à jamais à cause de la technologie. Dans l’économie d’aujourd’hui, les entreprises doivent recourir à l’automatisation pour rester compétitives et sont donc réticentes à inverser les efforts de numérisation. Après tout, comment les humains peuvent-ils entrer en compétition avec des machines qui ne se fatiguent jamais, qui analysent l’information beaucoup plus vite, et dont chaque action peut être surveillée ?

Cette capacité peut être développée grâce à une culture de la formation continue et en permettant aux employés non seulement d’exprimer leur créativité, mais aussi d’avoir la confiance nécessaire pour répondre à la survenue inévitable de technologies inconnues en exploitant tout leur potentiel.

L’innovation booste incroyablement la compétitivité

Outre la sécurité économique, il faut s’attaquer à cette aliénation, créée par le coût de l’innovation, en instaurant des filets de sécurité importants et efficaces. Heureusement, des solutions existent. Face à la numérisation, la capacité d’adaptation est essentielle. Ce phénomène booste incroyablement la compétitivité, mais si Ford et Toyota ont réussi à tirer leur épingle du jeu, c’est grâce à leur capacité intemporelle à s’adapter. Cette capacité peut être développée grâce à une culture de la formation continue et en permettant aux employés non seulement d’exprimer leur créativité, mais aussi d’avoir la confiance nécessaire pour répondre à la survenue inévitable de technologies inconnues en exploitant tout leur potentiel. Dans la pratique, cela peut se faire en formant les employés pour qu’ils se familiarisent avec les robots, en recueillant leurs propositions sur la manière d’intégrer les automates pour qu’ils les aident dans leur travail, en restituant le pouvoir aux travailleurs, mais aussi en leur apprenant à coder (avec des langages tels que Python, qui sont faciles à apprendre et couramment utilisés pour automatiser les tâches) afin qu’ils puissent utiliser ces nouveaux instruments dans leur travail.

Il est improbable que les robots éliminent tous les métiers, pour l’instant, mais apprendre à travailler à leurs côtés, tout en valorisant les compétences personnelles, précieuses dans toute profession (la communication, le leadership, la créativité, l’empathie) assure aux travailleurs affectés la possibilité de s’épanouir dans leur nouveau travail.

Pour ce qui est des entreprises, dans cette ambiance de disruptions, les technologies miraculeuses et révolutionnaires, vendues par les entrepreneurs comme la meilleure invention depuis la cryptomonnaie sont courantes. Les dirigeants devraient donc aussi se méfier des bulles, qui coûtent cher mais qui ne font pas long feu.

Article en collaboration avec Are We Europe.

Illustration : Eddie Stok

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