Coworking versus "travail hybride" : et si c'était ça, les bureaux du futur ?
31 mai 2021
10min
Senior Editor - SOCIETY @ Welcome to the Jungle
Le moins que l’on puisse dire, c’est que Pauline Roussel est une collectionneuse. En quatre ans, la jeune femme et son compagnon Dimitar Inchev ont fait le tour de la planète pour défricher plus de 400 espaces de coworking dans 47 villes. Autant de communautés et de rencontres, dont 250 ont été immortalisés en mots et en photos dans un livre à venir : Around The World in 250 Coworking Spaces (publication prévue en anglais fin juin). Amoureuse et spécialiste de ces espaces de travail à part, Pauline Roussel revient pour Welcome to the Jungle sur une année de crise, de fermetures et de remises en cause du modèle… pour mieux évoquer un futur qu’elle entrevoit radieux. Entretien - une fois n’est pas coutume pour elle - en home office.
En 2015 à Berlin, vous découvrez par hasard le coworking… Comment en vient-on, six ans plus tard, à publier un ouvrage de 300 pages répertoriant 250 lieux à travers le monde ?
Je sortais d’une expérience désastreuse dans une agence de communication berlinoise - avec une culture d’entreprise et un boss absolument horribles -, et j’ai postulé - parce que le titre me plaisait ! - au poste de “Happiness Manager” pour un espace de coworking. Je n’avais aucune expérience là-dedans mais le coworking, avec son aspect communautaire et le design du lieu m’a immédiatement séduite, et le poste regroupait finalement pas mal de mes compétences. Nous avions un incubateur de start-up en interne, et c’est là que j’ai rencontré Dimitar (son co-auteur et compagnon dans la vie NDLR), qui était entrepreneur en résidence. Tous les deux, on a commencé à regarder ce qu’il se passait en termes de dynamisme dans notre espace : au quotidien, il se passait des tonnes de choses. Des rencontres entre startuppers, des projets pitchés et récompensés par d’énormes boîtes… Alors, on a voulu voir ce qu’il se passait au niveau de l’écosystème berlinois et on a commencé une mini-étude sur l’impact du coworking sur les gens qui l’utilisent et plus globalement sur une ville entière. À Berlin à l’époque, il y avait déjà beaucoup d’espaces, et des espaces très différents : un coworking pour les musiciens, un pour les parents avec une crèche intégrée, un autre consacré aux freelances, un pour les influenceurs Instagram… Et un jour, le fondateur de Talent Garden qui visitait notre espace, nous a conseillé de venir voir la dynamique à Milan. On y est allé, et on a compris à quel point les coworkings étaient des lieux fascinants : il existe des tonnes de concepts, adaptés aux besoins de chaque ville, de la culture locale… À partir de ce moment-là, on n’a jamais vraiment arrêté de voyager ! À New York, en novembre 2017, le fondateur de Based in nous a soufflé l’idée : “Vous devriez faire un livre de tout ce que vous avez vu.” On a trouvé l’idée géniale. Donc même si on n’avait jamais fait de livre de notre vie, on a cherché des partenaires et on s’est lancé.
On veut faire comprendre aux gens et aux entreprises quels impacts positifs peut avoir un environnement de travail sur votre productivité, et plus largement sur votre relation au travail.
Lors de cette vie de voyage et de travail dans des espaces de coworking, vous avez également monté ensemble la plateforme collaborative Coworkies. À quoi sert-elle ?
Avec Dimitar, au fil de nos voyages, on observait que l’industrie du coworking se professionnalisait de plus en plus, on a donc souhaité créer un site de recrutement dédié. On voulait une vraie porte d’entrée pour comprendre les différentes fonctions qui existent au sein d’un espace de coworking, leurs rôles précis etc. Avec Coworkies, on a également développé une partie plus éducative, pour former certains types de métiers, comme les Community managers par exemple. En fait, nous avons beaucoup d’activités interconnectées (on organise un hackathon, on fait du conseil…) et tout va dans le même sens : ce que l’on veut c’est parler le plus possible du coworking, au plus grand nombre. On veut vraiment montrer quelles sont les nouvelles façons de travailler : pas juste les “méthodes de travail” mais les nouveaux environnements de travail. On veut ainsi faire comprendre aux gens et aux entreprises quels impacts positifs peut avoir un environnement de travail sur votre productivité, et plus largement sur votre relation au travail.
La crise du Covid, qui a affecté de nombreux secteurs, a été particulièrement dure avec les espaces de coworking depuis un an… Entre les confinements, les mesures sanitaires drastiques ou encore la peur : beaucoup de lieux ont-ils dû fermer définitivement ?
Je ne pense pas qu’on ait déjà le recul sur le nombre de fermetures à travers le monde… Nous, sur les 250 espaces de coworking présents dans le livre, nous avons par exemple dû changer quatre histoires, car les lieux avaient mis la clé sous la porte. Mais ce sont quatre espaces qui étaient relativement petits, et très liés à l’activité de freelances, eux-mêmes assez impactés par la crise, ce qui explique la chaîne logique des événements… Ce qui est sûr c’est que beaucoup d’espaces se sont adaptés à travers le monde. Beaucoup ont lancé une offre de coworking virtuel, d’autres ont changé leur business model en louant par exemple leur espace à une seule grande boîte plutôt qu’à plusieurs, en attendant que la crise passe…
C’est quoi, un espace de coworking connecté ?
C’est un espace qui reproduit virtuellement le coworking et sa communauté de travailleurs. Je pense notamment à celui de THE Deck à Osaka au Japon, qui utilise la plateforme Remo.co. On se connecte sur cet espace et on y retrouve un système de “salles”, où les membres travaillent toute la journée, et quand vous entrez dans une pièce vous pouvez parler aux gens, lancer un projet ensemble, ou tout simplement vous motiver. Certaines salles sont également collaboratives, avec un grand tableau blanc virtuel où tout le monde peut participer à de grands brainstormings. C’est vraiment très bien fait, il y a un côté très fun qui plaît beaucoup, surtout au Japon et aux États-Unis.
Au-delà des problèmes financiers liés à l’épidémie, nous entrons dans un mode de travail “hybride” : entre la maison d’un côté, et le bureau de l’autre… Quelle place pour les coworkings dans ce monde binaire ?
Récemment, je participais à une conversation sur Clubhouse, et un des interlocuteurs expliquait que beaucoup d’entreprises en France ne “comprennent pas” le coworking, et donc ne l’incluent pas dans leur stratégie de nouvelle manière de travailler, dans leur stratégie de recrutement etc. Nous nous en rendons compte lors de nos interventions : beaucoup de gens sont encore très dubitatifs sur le coworking. Il faut que les gens qui utilisent des bureaux - au sens large - comprennent vraiment son intérêt spécifique. Le coworking, c’est vraiment le middle ground entre le bureau et la maison. Ces derniers mois, l’intérêt d’aller au bureau a déjà changé : il devient un endroit où on retrouve ses collègues, où on collabore sur des projets ensemble etc. Mais on n’y va plus tous les jours. D’un autre côté, à la maison, ce n’est pas si facile : on n’a pas forcément la bonne connexion, la bonne ergonomie, il y a trop de distractions, on n’est pas toujours seul etc. C’est là que les espaces de coworking ont leur intérêt. En plus, ces espaces ont beaucoup investi pendant la crise du Covid pour renouveler l’aménagement intérieur, l’aération… Cela peut être une manière de fidéliser les employés, en leur donnant des solutions alternatives à la maison.
Vous évoquez un “intérêt spécifique” de l’espace de coworking pour le travailleur… Quel est-il plus précisément ?
La première chose, c’est le fait de bénéficier d’une communauté, et de tout ce qu’il y a d’annexe à un “simple” espace de travail. Par exemple, avec les événements organisés il y a énormément d’opportunités d’apprendre de nouvelles choses, des possibilités de réseautage, de networking etc. Sans compter le simple fait de changer d’environnement, qui est très bénéfique. Nous l’avions déjà observé à Berlin : quand de grosses entreprises envoyaient leurs salariés dans un espace de coworking, le changement de mentalité était hyper intéressant. Je repense à un test, où six employés étaient arrivés en costumes-cravates, avant de finalement l’enlever au bout de quelques heures. À force de voir des gens en t-shirt interagir facilement entre eux, jouer au ping-pong, ils se sont ouverts… C’est un vrai développement personnel qui s’opère au fil des jours. Et c’est ça la vraie valeur du coworking : le peer-to-peer learning. Quand on ne sait pas quelque chose, on peut s’appuyer très facilement sur la communauté.
Cette année, on a également vu des travailleurs fuir les confinements pour s’installer temporairement avec leurs ordinateurs dans des endroits paradisiaques. Aux Canaries ou encore à Madère, il y a même eu un réel développement de la part des pouvoirs locaux, dans des infrastructures pour attirer et accueillir au mieux ces travailleurs. Est-ce un phénomène que vous avez observé ?
Oui, c’est un sujet dont nous avons beaucoup parlé. Lors d’un de nos récents Live (sur le compte InstagramCoworkies Community NDLR), par exemple, deux espaces de ces régions que vous citez justement nous ont commenté le phénomène. À Madère, les responsables nous expliquaient que les remote workers existaient bien avant le Covid, avec les digital nomads, et que cela n’avait fait qu’accélérer le phénomène. Dans les Îles Canaries c’est pareil, et ça a donné lieu à de vastes investissements : je crois qu’un demi-million d’euros ont été investis dans des campagnes de marketing pour attirer les remote workers. Et c’est intéressant parce qu’on a vu ça un peu partout dans le monde finalement. Au Japon par exemple, des espaces remote se sont développés, mais pas forcément pour attirer des gens de l’étranger, plutôt des Japonais citadins. Ils se sont ouverts dans la montagne, sur les îles plus ou moins proches de Tokyo… Donc clairement oui, les gens sont en train de changer de mentalité sur la façon dont ils peuvent travailler. Et c’est aussi je pense une réflexion supportée par les entreprises : par exemple Morino Office au Japon nous racontait que les salariés japonais n’avaient pas d’ordinateur portable avant le Covid. C’est chose faite désormais !
Quelle cohabitation peut-on envisager entre un local, membre pérenne de la communauté d’un espace de coworking, et un travailleur remote de passage ? Y a-t-il une distinction entre ces deux publics ? Une manière différente pour les coworkings de s’adresser à eux ?
Lors du même Instagram Live, le fondateur de l’espace de Madère racontait que cette tendance favorisait encore plus la sérendipité : les étrangers sont très demandeurs des espaces communautaires car ils savent que c’est l’endroit pour se connecter à la ville, aux acteurs locaux, et même tout simplement pour se faire des amis ! Il racontait également qu’avec la venue de ces personnalités du monde entier, ça avait quelque part cassé la petite routine des membres, ça apportait un vent de fraîcheur, de nouvelles opportunités… mais aussi de nouvelles attentes de la part des membres, qui poussent l’espace à se renouveler !
Demain, ce sont les salariés de plus grosses entreprises qui développeront ces espaces. (…) Elles vont comprendre comment le coworking peut s’imbriquer dans une stratégie de management du bureau.
Ces “travailleurs touristes” seront-ils, demain, la population privilégiée des coworkings ?
Je ne pense pas… Ce que je pense, c’est que nous verrons apparaître un tout autre nouveau public local. À l’origine, les communautés étaient plutôt constituées de freelances, d’indépendants, de salariés de start-up… Mais demain, ce sont les salariés de plus grosses entreprises qui développeront ces espaces. Cela va prendre du temps mais je suis assez confiante que nous allons vers cela. L’industrie du coworking continue à se professionnaliser, et malgré la crise il y a beaucoup de financements et d’intérêt de la part des grandes entreprises. Elles vont comprendre comment le coworking peut s’imbriquer dans une stratégie de management du bureau et une stratégie du travail pour leurs employés. Et ça a déjà commencé : certaines, comme Spotify, offrent un budget coworking mensuel à leurs employés.
Vous rencontrez régulièrement les acteurs et experts du secteur, notamment lors d’événements comme la Coworking Spain Conference (CWSC), quelle vision cela vous donne-t-il pour le coworking de demain ?
Outre l’ouverture du coworking à la nouvelle cible des employés d’entreprises, j’évoquerais le shift sur l’expérience qui sera offerte aux membres. Avec l’expérience du Covid, les professionnels ont misé sur la sécurité des utilisateurs, et de plus en plus de technologies et de data vont être utilisées. Et c’est finalement logique car le coworking a toujours été précurseur dans ce domaine : certains calculent déjà les déplacements des chaises pour comprendre les dynamiques de rencontres, d’autres ont développé des Heat maps pour voir quelles sont les zones les plus utilisées, les moins utilisées… pour pouvoir remodeler le bureau quand on en a besoin. Depuis la crise sanitaire également, les méthodes d’accueil ont été fortement développées : soit électroniquement soit avec une vraie présence physique pour savoir qui tu es, qui vient tel jour, pourquoi etc.
Le coworking devra-t-il forcément être hyperconnecté ? On pourrait également rêver d’un endroit calme et vert, pour coller aux aspirations de nature, non ?
Évidemment ! C’est d’ailleurs ce que notre livre met en avant : qu’il y a vraiment du coworking pour tous les goûts. Et c’est cette diversité d’approches et de concepts à travers le monde qui fait sa beauté. On ne le sait pas assez mais il existe de nombreuses communautés de niche : des espaces réservés aux seniors, d’autres dédiés aux femmes, ou qui se concentrent sur une seule profession - par exemple les experts en SEO, les gamers… - C’est pour cela que je suis contre l’harmonisation des espaces de coworking.
Quand on voit le développement de IWG et WeWork… L’avenir n’est-il pas justement à la standardisation avec ces mastodontes ?
C’est sûr que ces groupes ont les reins financiers pour pouvoir promouvoir leurs espaces, notamment envers de grosses entreprises. Leurs vastes équipes sales peuvent aisément vendre des memberships à EDF ou L’Oréal, oui… Mais on se rend compte que de nombreuses personnes qui découvrent effectivement le coworking via WeWork, qui aiment l’idée d’un bureau différent où ils peuvent rencontrer d’autres salariés que leur boîte, vont souvent, s’ils sont curieux, chercher des espaces de coworking un peu différents ailleurs, près de chez eux etc. Ils “rentrent” par le mainstream mais trouvent ensuite leur propre communauté. Il en faut pour tous les goûts et tout le monde n’a pas envie de travailler chez WeWork.
C’est quoi vous, votre type de communauté préféré ?
Il y a beaucoup de coworking que j’adore, je ne pourrais pas en citer un seul… Ce qui est sûr c’est que personnellement je recherche un réel “effet” quand je rentre dans un espace. Une expérience qui me mette les papillons dans le ventre : l’accueil, le fait que ça sente bon… J’ai également une préférence pour les petites communautés, 150 à 200 personnes plutôt que 2 000, car je trouve que c’est plus facile de connecter avec des gens. Il faut aussi que le lieu ait investi dans l’ergonomie du mobilier de bureau : travailler 8h sur une chaise en plastique, clairement c’est non… Enfin, je regarde bien sûr beaucoup le contenu, avec les activités proposées, et l’équipe encadrante qui nous reçoit. Je me souviens par exemple d’un espace à Porto qui nous avait donné une carte de Porto, design-ée par une de leurs membres, et sur laquelle on retrouvait tous les lieux préférés de la communauté : des restaurants, des magasins, hôtels, musées… J’avais trouvé ça génial comme expérience.
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Édité par Clémence Lesacq, photos by Georgi Srebrev pour WTTJ
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