TRIBUNE // « Quête de sens » et « expérience collaborateur » pour les cadres, simple tâche à accomplir pour les autres : l’obsession actuelle pour le travail souffre de visions antagoniques qui fracturent encore plus la société. C’est ce que nous dit dans cette tribune Elodie Baussand, associée fondatrice du cabinet Tenzing.
Mercredi 25 octobre 2023, Sciences Po proposait une conférence intitulée : « Que sait-on du travail ? », à l’occasion du lancement d’un ouvrage collectif du même nom. L’opportunité, enfin, de préciser ses termes et ses conditions d’exercice, de s’affranchir de l’air du temps. Exit la « semaine de quatre jours » et l’« expérience collaborateur » ; place à la flexibilité du temps de travail, à la pénibilité du métier d’aide à la personne, à la reconversion professionnelle. L’occasion, donc, de prendre ses distances avec les préoccupations d’une minorité pour se rapprocher des tracas de la majorité, souvent qualifiée d’invisible.
LinkedIn et Pôle Emploi
Le travail, désormais, tout le monde en parle, et nous sommes arrivés à un moment où l’on peut se demander si nous n’avons pas oublié que le travail, en définitive, consistait à travailler. Certes, l’idée que nous ne vivons pas la même expérience du travail et au travail selon le poste que nous occupons n’est pas nouvelle. Le travail non plus n’échappe pas à une forme d’archipélisation : chacun sur son île, sans avoir conscience de ce qui se passe autour, ou croyant que sa réalité est la réalité. Mais peut-on encore faire société quand on ne s’accorde même plus sur son importance, sur son rôle structurant de nos vies et nos organisations ? Autrement dit, peut-on faire sans le travail alors qu’on sait qu’il n’y a pas vraiment d’autre forme de ciment social dans une société en voie d’atomisation ?
Pour étayer notre propos, naviguons sur deux sites de recherche d’emploi aux positionnements assez différents, dédiés l’un plutôt aux cadres (LinkedIn), l’autre plutôt aux non-cadres (Pôle emploi – futur France Travail).
Étrangement, le désarroi des cadres, notamment intermédiaires, apparait peu sur LinkedIn
Sur LinkedIn, les fonctions et les métiers s’effacent pour être remplacés par ce que le salarié veut « raconter » de son quotidien professionnel, selon des standards de désirabilité désormais connus. L’altruisme, le ravissement, le sens et les « valeurs » fleurissent sur les profils. Le travail devient une expérience qui doit satisfaire celui qui la vit. Étrangement, le désarroi des cadres, notamment intermédiaires, à l’autonomie restreinte, en tension du fait d’injonctions contradictoires, apparait peu sur le réseau social.
A contrario, lorsqu’on fait un petit tour sur le site de Pôle Emploi, on découvre des intitulés de postes factuels et généralement plus pénibles. Ici, on parle de « cariste », d’« employé de restauration », de « comptable » ou de « fournisseur ». Les descriptions ne sont plus du tout « expériencielles », le récit de soi disparait. Le poste est précis, mais le quotidien ne fait l’objet d’aucune sublimation, il ne se raconte pas. Nous sommes en prise avec le réel. Pas d’habillage, mais du factuel.
Ce décalage s’observe aussi selon la taille des entreprises et le bassin d’emploi où elles opèrent. Les pratiques et les enjeux des grandes entreprises tendent ainsi à prescrire une norme, un imaginaire, qui ne sont pas ceux des TPE/PME.
Revenir aux fondamentaux
Peut-être est-ce le traitement de cet écart que les organisations qui emploient gagneraient à traiter ? Car porter une attention variable à ses salariés selon leur statut (qui se traduit par des avantages pour les uns difficilement explicables pour les autres) rompt avec toute logique de cohésion autour d’un projet commun d’entreprise, et tend à mépriser le travail de celui qui l’exécute. C’est toute la limite de la « marque employeur » : on ne travaille plus, on consomme du travail. Quand le salarié est lassé de son produit-travail, il passe à autre chose. Et ainsi de suite.
Une première piste serait de réinterroger, à l’échelle de l’organisation, ce qu’est réellement le travail, ce qui le constitue. Revenir aux fondamentaux : commencer par son contenu, ce qu’il apporte au travailleur et les conditions dans lesquelles il est exercé.
C’est un luxe de penser le travail comme un divertissement.
Une deuxième consisterait à sortir des logiques de « satisfaction collaborateurs » – sous-entendus les cadres – car il est difficile de bâtir une culture du collectif en proposant une simple quête de plaisir individuel. Parfois, le travail n’est pas une partie de plaisir, parfois le collectif prime sur l’individuel, et il faut savoir le dire. C’est un luxe de penser le travail comme un divertissement, où l’ennui et la routine seraient bannis. Pour la très grande majorité des travailleurs, cela ne correspond à aucune réalité et encore moins à un idéal.
La troisième piste consisterait à reconnaitre à tous, « cols blancs » comme « cols bleus », la même aspiration de sens et d’accomplissement, et ne pas en faire l’apanage d’une minorité à qui l’on donnerait les moyens d’y parvenir. Il est donc de la responsabilité des organisations de créer les conditions de l’éprouver notamment en en faisant un droit inconditionnel. C’est une question d’égalité.
Changer le monde, quand même
S’il doit faire l’objet d’une amélioration de ses conditions d’exercice, d’une meilleure reconnaissance pour ceux qui en bénéficient peu, d’une interrogation sur la finalité des tâches confiées et d’un dialogue social renouvelé, il n’en demeure pas moins que travail façonne notre rapport au réel. Aujourd’hui tiraillé entre des discours antagoniques de sublimation et de mépris, il produit mécaniquement du ressentiment.
Pourtant, le travail restauré et réhabilité demeure pour les individus l’action collective la plus puissante pour changer le monde, et accessoirement changer leur vie. Pour les entreprises, via les DRH, il est à la fois le moyen de proposer un nouveau contrat « social » en redonnant de la valeur au travail et de prendre une part active à la résolution des problèmes sociaux en tenant ce qu’elles appellent aujourd’hui leurs « engagements ».
La réalité est que nous avons tous besoin du travail : comme objet, comme grille de lecture du monde, pour déterminer où nous sommes, où nous allons et, pour beaucoup, qui nous sommes. Changeons de grille de lecture. Mais ne méprisons pas le travail.
https://usbeketrica.com/fr/article/et-si-le-travail-c-etait-avant-tout-travailler
Elodie Baussand
- 28 November 2023