Peut-on être éthique dans une organisation qui ne l’est pas ?

10 mai 2022

9min

Peut-on être éthique dans une organisation qui ne l’est pas ?
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

L’éthique des affaires, qu’il s’agisse de conformité ou de gouvernance d’entreprise, est en grande partie une question d’organisation. De quelle manière l’éthique est-elle utilisée pour renforcer la marque employeur et attirer des candidats·es ? Ces candidats·es adhèrent-ils·elles aux efforts d’éthique-washing déployés par les entreprises ? Ou bien leur radar à bullshit est-il trop puissant pour qu’ils·elles se laissent encore manipuler de la sorte ?

J’ai posé toutes ces questions à Alison Taylor. Directrice d’Ethical Systems, un think tank américain, elle enseigne également le leadership à la NYU Stern School of Business. Ma précédente interview d’Alison portait sur l’histoire de l’éthique des affaires et les deux voies différentes (conformité et gouvernance d’entreprise) qu’elle a empruntées. Ici, nous abordons ensemble la relation complexe entre l’éthique d’entreprise et l’éthique individuelle.

Où s’arrête la responsabilité éthique de l’entreprise et où commence celle de l’individu ?

Aujourd’hui, les candidats·es sont nombreux·euses à dire vouloir travailler pour une entreprise dont les valeurs sont en phase avec les leurs. C’est pourquoi ils·elles sont de plus en plus à évaluer l’éthique de leur employeur potentiel avant de décider s’ils·elles sont à l’aise à l’idée d’y travailler. Les entreprises sont donc très attentives à ce que disent les salariés·ées. Pour autant, je ne sais pas s’il est réaliste de dire que chaque entreprise devrait être capable de s’aligner sur les valeurs personnelles de chacun·e de ses salariés·ées. Nous avons des opinions politiques différentes. Nous venons de pays et de cultures différents, nous n’avons pas les mêmes croyances religieuses. Il est dangereux de suggérer que vous pouvez être totalement en phase avec les valeurs de vos salariés·ées sur tous les sujets. Il est également dangereux de dire que vous dirigez une démocratie où les salariés·ées peuvent voter et que vous devez suivre l’opinion de la majorité. Les dirigeant·e·s d’aujourd’hui doivent faire preuve de discernement. Ils·elles doivent écouter et recueillir des avis, déterminer quelles questions éthiques, environnementales et sociales sont importantes pour leur entreprise, leurs salarié·e·s, les parties prenantes, les fournisseurs et les investisseurs. Mais après tout ça, il faut prendre une décision et arrêter de débattre. Vous devez veiller à ne pas créer par inadvertance des conflits internes sur des questions éthiques.

Prenez une entreprise comme Walmart. Elle a des client·e·s et des employé·e·s républicain·e·s et démocrates. Il n’est pas vraiment dans son intérêt de soulever des questions polarisantes et d’encourager les conflits politiques. Un·e dirigeant·e de cette entreprise devra travailler avec succès avec des personnes qui ont des valeurs différentes des siennes et qu’il·elle peut détester à titre personnel. Il faudrait peut-être que les gens puissent se retirer de certains projets et ne pas travailler dans certains pays si cela les met trop mal à l’aise. Mais ce n’est pas réaliste de dire que nous pouvons toujours apporter tout notre être au travail et toujours attendre de nos employeurs qu’ils·elles donnent la priorité à ce en quoi nous croyons. C’est une question délicate. Nous ne sommes qu’au début de cette conversation-là.

Vous vivez aux États-Unis, un pays où la polarisation politique est très forte, et augmente au sein des entreprises, en particulier dans les entreprises numériques comme Facebook et Google, qui étaient autrefois des bastions américains du progressisme. La décision de Basecamp d’interdire les conversations politiques au travail a mis en lumière cette polarisation politique. Comment cette dernière affecte-elle les entreprises ?

C’est quelque chose qui a radicalement changé au cours des cinq à dix dernières années. Avant, les entreprises pouvaient dire qu’elles étaient politiquement neutres et qu’elles ne s’impliquaient pas dans des controverses politiques. « Les républicains aussi achètent des baskets. Nous n’avons aucun intérêt à nous aliéner une partie de notre clientèle. » De nombreuses entreprises essaient de ne pas s’impliquer dans la politique. Bien sûr, il y a du lobbying et on finance des campagnes politiques. Mais le statu quo est la neutralité et on fait des donations des deux côtés de l’échiquier politique. Comme ça, quand le gouvernement change de bord, il reste toujours des allié·e·s. Et en secret, on fait pression pour une législation favorable à l’activité et au modèle de l’entreprise.

Mais depuis 2014, on voit bien les entreprises se faire entraîner beaucoup plus dans les conversations politiques. Vous vous souvenez de la controverse autour de la loi sur les toilettes pour les personnes transgenres en Caroline du Nord ? Quand la chaîne de magasins Target a déclaré que les toilettes seraient mixtes, il y a eu un énorme retour de bâton. Après 2016, avec l’administration Trump, davantage d’entreprises ont été entraînées dans des discussions de plus en plus polarisées sur l’immigration, le contrôle des armes à feu, le changement climatique et les droits des femmes.

Dire « Nous sommes neutres et nous allons simplement donner la priorité à la création de valeur pour nos actionnaires », cela n’est plus considéré comme de la neutralité. Ce n’est plus un moyen de se protéger des controverses. Le cas Spotify est un bon exemple. Ils·elles ont pensé : « Joe Rogan nous fait gagner beaucoup d’argent et nous n’allons pas nous en mêler. Nous allons juste rester en retrait. » Mais cela a été interprété en termes politiques (Spotify a dépensé plus de 200 millions de dollars pour les droits de diffusion exclusifs du podcast The Joe Rogan Experience bien que l’animateur diffuse des contenus racistes et antivaccins, ndlr). Il n’existe plus de neutralité !

C’est aussi ce qui s’est passé à Basecamp. Les fondateurs ont dit qu’ils ne voulaient plus que les salarié·e·s discutent de politique sur Slack, où ils·elles échangeaient sur la diversité, l’inclusion et le racisme systémique. La décision d’appeler cela de la politique est controversée : si vous êtes une salariée noire, pour vous, ce n’est pas de la politique, c’est personnel. De même, Apple a essayé d’interdire une discussion sur l’équité salariale dans un canal Slack. Les gens ont alors commencé à en discuter sur Twitter. L’équité salariale, est-ce de la politique ou s’agit-il de mes droits en tant que travailleur·euse ?

À quoi les candidat·e·s font-ils·elles attention quand ils·elles recherchent un employeur plus éthique ? Quels sont les critères possibles ? Quels sont les labels et signaux pertinents ?

Ce que les candidats·es potentiels·elles ne regardent probablement pas, c’est les publications que vous faites sur la durabilité de vos activités. Je ne pense pas non plus qu’ils·elles prêtent beaucoup d’attention à ce que vous mettez en avant sur votre site web ou bien dans vos brochures pleines d’images d’enfants joyeux. Ils·elles sont, à juste titre, plus cyniques à propos du travail d’image des entreprises. Ils·elles regardent des choses comme Glassdoor et les critiques en ligne, font attention à ce qu’on leur demande pendant l’entretien. Ont-ils·elles la possibilité d’avoir une vue d’ensemble de la culture de l’entreprise ? L’entreprise travaille-t-elle avec des sociétés pétrolières et gazières ? Ils·elles peuvent s’intéresser à la rémunération des dirigeant·e·s et à la prise de décision, ainsi qu’au lobbying. C’est le genre de questions que les étudiant·e·s soulèvent dans ma salle de classe. J’observe de plus en plus de rigueur dans l’évaluation des entreprises pour lesquelles ils·elles envisagent de travailler. S’agit-il d’une organisation qui correspond à mes valeurs ? Ce sont donc des questions de gouvernance et de leadership plus fondamentales qui sont appréhendées.

En somme, les candidat·e·s sont plus méfiant·e·s, n’est-ce pas ? Peut-être ont-ils·elles un meilleur “radar à bullshit” ?

Oui ! Après les manifestations en soutien à George Floyd aux États-Unis, beaucoup d’entreprises ont commencé à prétendre se préoccuper du racisme. Elles ont fait des discours et des posts sur Instagram. Eh bien, tous·tes mes étudiants·es se sont montrés·ées méfiants·es ! Si vous ne prenez pas en compte la composition de l’équipe dirigeante, les pratiques d’embauche et de promotion et l’écart de rémunération entre les sexes, vous n’aurez pas une vision claire. Les étudiant·e·s de premier cycle savent très bien comment les entreprises utilisent les réseaux sociaux pour se faire valoir. Ils·elles ont grandi avec les réseaux sociaux et ils·elles sont meilleur·e·s en la matière que les dirigeant·e·s d’entreprise. Ils·elles sont très attentif·ve·s à l’écart entre ce qui se dit et ce qui se fait. Je trouve cela rassurant. À mesure que ces jeunes arrivent dans la vie active, on devient tous·tes de plus en plus imperméable à ce type de manipulation médiatique. Les moins de 25 ans peuvent conserver une longueur d’avance sur l’entreprise car ils·elles maîtrisent vraiment ce genre de sujets à fond.

Diriez-vous que la pandémie a changé quoi que ce soit dans la propension des gens à rechercher une entreprise ou un emploi plus éthique ?**

La pandémie a vraiment mis en lumière la relative absence de droits des travailleur·euse·s. Mes étudiant·e·s de premier cycle sont plutôt pro-syndicats. Longtemps, les syndicats ont été considérés comme ringards aux Etats-Unis. Mais les jeunes Américain·e·s d’aujourd’hui pensent que les travailleur·euse·s devraient avoir plus de droits. Ils·elles sont plus sensibles à des questions comme l’accès aux soins de santé et les congés de maladie payés. Cette prise de conscience est vraiment montée en puissance pendant la pandémie. Davantage de personnes sont conscientes que les travailleur·euse·s dit·e·s « essentiel·le·s » - les infirmières, les enseignant·e·s, les livreur·euse·s et tous·tes ceux·celles qui sont indispensables au maintien de la société - sont généralement les moins bien payé·e·s.

Ceux·celles d’entre nous qui occupent des emplois de bureau ont constaté un brouillage croissant de leurs vies personnelle et professionnelle. Les heures de travail s’allongent. Les patron·ne·s voient notre salon, nos enfants et nos chats qui courent partout. Beaucoup de gens sont surchargés de travail et épuisés. Par conséquent, on commence à se poser plus de questions sur le travail.

Certaines entreprises se sont rajouté des problèmes en disant qu’elles avaient une mission et des valeurs et qu’elles voulaient que leurs employé·e·s se sentent inspiré·e·s chaque jour. Si vous augmentez les attentes des gens mais que vous ne pouvez pas les satisfaire, vous créez des frustrations. « Est-ce que je me sens vraiment valorisé·e, respecté·e et inspiré·e chaque jour ? Oh, maintenant que vous me le dites, en fait non. » On assiste maintenant à ce grand moment de réflexion sur ce que l’on attend d’un emploi. Cette réflexion est au moins en partie le résultat de la pandémie.

Vous travaillez en ce moment à un livre sur « la façon dont les entreprises peuvent faire ce qui est juste dans un monde turbulent ». Pouvez-vous nous en dire plus ?

Le point de départ est exactement ce dont nous avons parlé dans cette interview. L’éthique des affaires est en fait un ensemble de défenses pour gérer le risque réputationnel et réglementaire. Il y avait cette idée qu’il était possible de protéger les entreprises d’une investigation trop minutieuse et qu’elles pouvaient rester séparées de la société dans laquelle elles évoluent. Mais en raison des réseaux sociaux, de l’activisme des salarié·e·s, de la polarisation politique et du dysfonctionnement des gouvernements, ces défenses ne fonctionnent plus. Donc, si on ne peut plus créer de bouclier défensif, que faire ? J’essaie d’analyser les manières d’envisager tout cela de manière sensée.

On attend désormais des entreprises qu’elles se sentent responsables du changement climatique et des droits humains. Mais en même temps, les entreprises sont des entités à but lucratif. On attend d’elles qu’elles résolvent les problèmes d’inégalité, de démocratie et de changement climatique. Y a-t-il des limites à cela ? Comment les entreprises peuvent-elles s’y retrouver ? Elles ne peuvent pas tout faire. Ce ne sont pas des gouvernements. Nous avons des attentes beaucoup plus élevées, mais certaines d’entre elles ne sont pas réalistes. Nous avons tendance à penser en termes d’entreprises bonnes ou mauvaises, éthiques ou non éthiques. C’est un peu plus compliqué que cela. Les dirigeant·e·s doivent souvent faire des compromis difficiles.

Ce que l’on définit comme « éthique » est très lié à la culture, non ? Dans quelle mesure les différences culturelles affectent-elles les entreprises et leur définition de l’éthique ?

Si vous êtes une entreprise internationale, sur quelle culture devez-vous vous aligner ? Attendez-vous de vos employé·e·s indien·ne·s qu’ils·elles respectent les normes culturelles françaises ou américaines ? Est-ce réaliste ? Dans quelle mesure devez-vous vous adapter à l’environnement local ? Les entreprises ont des cultures et elles ont des sous-cultures dans leurs différentes divisions. L’interaction entre la culture nationale et la culture d’entreprise est un sujet complexe.

Mais il est intéressant de noter que les entreprises non éthiques ont certaines choses en commun, que vous soyez en Malaisie, en France ou aux États-Unis. Il s’agit notamment d’une stratégie qui privilégie la croissance et la concurrence à tout prix, d’une prise de décision autoritaire et verticale, de dirigeant·e·s qui disent : « Faites ce que je dis, pas ce que je fais. » Si vous ne pouvez pas vous exprimer et soulever des préoccupations sans être puni·e, licencié·e ou servir de bouc émissaire, cela va dégrader la culture. Ainsi, même si des cultures différentes présentent des caractéristiques spécifiques, je pense que l’examen de la relation entre les dirigeant·e·s et les autres parties prenantes vous donnera beaucoup d’informations pour déterminer s’il s’agit d’une culture saine ou pas.

Les dirigeant·e·s ont tendance à sous-estimer à quel point il est difficile pour les personnes qui ont moins de pouvoir de leur faire part ouvertement de leurs préoccupations. Si vous avez le pouvoir de fixer les primes de quelqu’un et de le·la licencier, vous devez en faire beaucoup plus pour lui permettre de partager ouvertement ce qu’il·elle pense. Il y a une asymétrie au départ.

Vous donnez un cours sur le leadership au XXIe siècle. En quoi cela diffère-t-il du leadership du XXe siècle ?

Quand j’avais vingt ans, je pensais qu’il fallait que j’accepte qu’on me dise quoi faire pendant longtemps avant de gagner le droit de pouvoir dire aux autres quoi faire. On fait ce que dit le·la chef·fe avant d’être finalement promu·e et de pouvoir donner des ordres aux autres. On avait cette idée que le leadership, cela consiste à définir des orientations, à dire aux salarié·e·s de faire leur travail et ensuite à les récompenser. Mais je pense que les jeunes ne veulent plus être managés de cette façon-là. Ils·elles ne veulent plus qu’on leur dise quoi faire. Ils·elles veulent être encadré·e·s, développé·e·s et encouragé·e·s mais ils·elles veulent avoir leur mot à dire. C’est pourquoi les fiches de poste des PDG ont tellement changé au cours de la dernière décennie. On recherche désormais les soft skills, l’intelligence émotionnelle et les qualités de négociation. On attend des choses différentes des dirigeant·e·s.

Article édité par Clémence Lesacq
Photos par Bess Adler pour WTTJ

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