L’argent fait-il le bonheur ? Psychologie, économie et philosophie répondent
30 mai 2023
7min
Journaliste web
Faut-il de l’argent pour être heureux ? Pour trancher cette question, nous nous sommes penchés sur des études scientifiques, philosophiques et socio-économiques.
Lors des pauses café, on aime bien refaire le monde avec les collègues. Si la plupart des discussions concernent essentiellement les derniers déboires des célébrités du showbiz, on ose parfois aborder ce grand tabou au travail qu’est le salaire. Et c’est bien normal. C’est un élément central dans notre vie professionnel. Car si on se lève tous les matins pour aller au boulot, c’est en grande partie pour pouvoir payer le loyer à la fin du mois. Mais notre bonheur est-il proportionnel à ce salaire ? Nous permet-il de retirer des tronçons de félicité au guichet de notre banque ? L’argent fait-il le bonheur ? Nous avons tenté de répondre à LA question que tout le monde se pose avec l’aide de Diane Rakotonanahary, psychologue du travail et des organisations.
Dis, c’est quoi le bonheur ?
La question ô combien abstraite du bonheur ne cesse d’enflammer les débats philosophiques, aussi bien au sein des cercles intellectuels que sur les bancs d’arrêt bus. C’est quoi, être heureux ? Et on ne parle pas seulement de bonheur au travail, mais de bonheur tout court. Si l’on en croit les films hollywoodiens, qui reflètent bien la pensée occidentale, le bonheur serait un état de plénitude à atteindre, une sorte de monde intérieur définitivement débarrassé de la souffrance. Le héros, obsédé par un but à atteindre (conquérir son âme sœur, obtenir la reconnaissance, devenir riche…), fait face à des obstacles. Malgré les revers, sa détermination et son courage lui permettent de vaincre l’adversité. En général, le film se termine avec quelques séquences de béatitude qui, on le devine, annoncent un futur radieux. Clap de fin.
Si on adopte ce point de vue-là, le bonheur serait une quête. En tant que héros de notre propre vie, on se projette sans cesse vers un horizon lointain, nourri par l’espérance qu’avec plus d’argent, plus d’amis ou plus de voyages, notre vie sera un ciel bientôt sans nuages. C’est l’espoir de ce bonheur futur qui sert de moteur à nos actions, et qui donne à l’espèce humaine cette volonté de vouloir sans cesse améliorer sa condition. « Malheur à qui n’a plus rien à désirer ! », disait Rousseau.
Pourtant, à en croire la pensée Bouddhiste, le bonheur résiderait plutôt dans l’acceptation. L’échec, la maladie, la mort et les émotions négatives font partie de l’existence humaine, elles sont inévitables. La chimère d’un état de bonheur sans souffrance aurait pour effet de créer des êtres frustrés - et donc malheureux. Dans son livre L’apprentissage du bonheur, Tal Ben Shahar, enseignant et écrivain spécialisé en psychologie positive et en leadership, affirme que « le désir irréaliste de l’exaltation continuelle ne peut que conduire à la désillusion ». La clé du bonheur résiderait alors dans l’acceptation de l’imperfection de l’existence, condition indispensable à l’atteinte d’un état de paix intérieure. Bon, ça ne veut pas dire que vous devez laisser votre boss vous maltraiter sans broncher, mais vous saisissez l’idée.
Mais alors, comment répondre à la question : « L’argent fait-il le bonheur ? » si nous n’avons pas de dénominateur commun pour mesurer le bien-être ? La Commission sur la mesure des performances économiques et du progrès social a tranché : selon elle, pour mesurer le bonheur d’une population, il faut combiner des données subjectives - tel le sentiment de satisfaction générale - avec des données chiffrées relatives à la qualité de vie au sein d’une société. Bien que forcément imparfaite, cette approche nous semble être la plus adaptée à notre sujet : l’argent et le bonheur.
Et donc, l’argent fait-il le bonheur ?
L’argent, un simple moyen d’échange
Avant de rentrer dans le vif du sujet, faisons un petit rappel : que l’argent rende heureux ou non, ce n’est pas la monnaie en elle-même qui joue un rôle direct dans l’évolution du bien-être. L’argent est simplement un instrument d’échange qui permet d’acquérir un bien ou un service. Lorsque vous recevez votre salaire au début du mois, vous recevez en quelque sorte un bon d’achat. C’est donc sa capacité à modifier les conditions d’existence d’une personne qui détermine l’impact de l’argent sur le bonheur, et pas une chose dont on souhaite l’accumulation illimitée. Vous aurez beau avoir 20 000 billets cachés sous votre matelas (si c’est le cas, vous devriez envisager de demander au service comptabilité de votre entreprise de vous payer par virement), si ces derniers ne vous permettent même pas d’acheter une baguette de pain (comme ce fût le cas lors de la période d’hyperinflation qu’a connue l’Allemagne dans les années 1920), cela ne sert pas à grand-chose.
La course à l’argent : un danger ?
Lorsque la quête de l’argent est une fin en soi, cela entraverait même notre capacité à être heureux. C’est en tout cas ce que démontrent les résultats d’une étude de l’université de Rochester aux Etats-Unis. Les chercheurs ont suivi 147 élèves pendant 2 ans après l’obtention de leur diplôme. Ces personnes ont été divisées en 2 groupes : les “intrinsèques” qui sont à la recherche de relations profondes et durables, et les “extrinsèques” dont les aspirations tournent autour de la réussite financière et de la beauté physique. Au bout de 24 mois, il en ressort que les extrinsèques qui sont parvenu à atteindre leur objectif n’ont pas vu leur bonheur croître ; au contraire, ils ont même développé davantage d’émotions négatives comme la honte et la colère, et plus de symptômes physiques d’anxiété tels que les maux de tête, les maux d’estomac et la perte d’énergie. Courir après l’argent nous amènerait donc à être plus malheureux.
L’argent, indispensable à nos besoins primaires
Certes, chercher avoir un gros salaire pour le simple plaisir d’avoir un plus gros compte en banque que son voisin, c’est la recette du malheur ; mais admettons-le, l’argent est nécessaire pour satisfaire nos besoins primaires : on a évidemment plus de chances d’être heureux si on a de quoi manger, qu’on est en bonne santé et qu’on a une vie riche en expériences. Se nourrir, se vêtir, se chauffer, se soigner, avoir un toit sous lequel dormir… sont autant de piliers nécessaires à une vie heureuse. Dans la théorie de Maslow, les besoins physiologiques se situent à la base de la pyramide. Sans cette sécurité matérielle, actuellement garantie par une rentrée d’argent régulière, l’être humain ne peut pas accomplir ses autres besoins fondamentaux (appartenance et amour, estime, accomplissement de soi…) Dans un podcast dédié à cette thématique de l’argent et du bonheur, le philosophe Charles Pépin rappelait que « nous ne sommes pas de purs esprits, avec un cœur détaché des contingences matérielles. Nous habitons un espace, nous habitons le monde ». Nier nos besoins matériels reviendrait alors à nier la réalité pratique de notre existence.
Paradoxe d’Easterlin : quand croissance des revenus et bonheur ne sont pas forcément liés
Il est donc admis que dans notre société, l’Homme a besoin d’un minimum d’argent pour assurer son bien-être : « Mes patients les moins fortunés sont encore dans une position où ils doivent réfléchir à comment payer leur loyer et se nourrir correctement. Cela génère forcément du mal-être. Les autres n’ont plus le souci des besoins primaires », rappelle Diane Rakotonanahary. Mais la vraie question est la suivante : le bonheur est-il nécessairement proportionnel à la taille de notre compte en banque ? Oui et non, à en croire Richard Easterlin. En 1974, l’économiste a analysé le lien entre le PIB et le bonheur dans 19 pays, sur une période couvrant plusieurs décennies. Il constate bel et bien une hausse du bien-être lors de l’accroissement de la richesse nationale… en tout cas jusqu’à un certain seuil. Il remarque qu’à partir d’un certain niveau de richesse, la satisfaction de vivre n’augmente pas aussi vite que le PIB. D’où son nom de “paradoxe d’Easterlin”. Quelques années plus tard, l’américain conduit de nouveau la même enquête pour vérifier sa théorie : il constate qu’entre 1974 et 2014 le bonheur aux États-Unis a stagné, malgré le fait que le PIB par habitant a été multiplié par trois.
Une autre étude publiée par la revue Proceedings of the National Academy of Sciences vient confirmer le fait que l’argent n’accroît le bonheur que jusqu’à un certain point. L’enquête, conduite par le prix Nobel d’Économie 2002 Daniel Kahneman et l’économiste Angus Deaton, réunit près de 450 000 réponses aux Etats-Unis. Il en ressort que le niveau de revenus a un impact positif sur le bien-être émotionnel jusqu’à 75 000 $ par an - soit environ 5000 € par mois. Au-delà, le bonheur n’augmente plus, que vous gagniez 80 000 $ ou 200 000 $ par an. Un phénomène qui peut s’expliquer par le fait qu’au-dessus d’un certain plafond, les moyens monétaires ne permettent plus d’améliorer certains aspects de notre existence (qualité des relations sociales, satisfaction au travail, santé, bien-être intérieur, etc.).
Le bien-être psychologique, un bonheur qui ne s’achète pas ?
Au-delà des conditions matérielles, il ne faut pas sous-estimer l’importance du bien-être psychologique dans la mesure du bonheur. En psychologie, la théorie de l’auto-détermination (TAD) a vu le jour en 1975 suite aux travaux de Edward L. Deci. Elle soutient qu’il existe 3 leviers motivationnels qui participent au bien-être psychique d’un individu :
Le besoin de compétence : se sentir compétent et efficace dans les tâches qu’on entreprend, en acquérant de nouvelles compétences et en relevant des défis.
Le besoin d’autonomie : se sentir autonome et percevoir qu’on est à l’origine de nos propres choix et actions.
Le besoin d’affiliation : se sentir connecté et en relation avec les autres, en développant des relations interpersonnelles positives et en se sentant soutenu et compris.
Ces 3 besoins fondamentaux ne dépendent que très peu de vos ressources financières. Il relèvent davantage d’un mélange entre une démarche de développement personnel et des éléments externes à votre volonté (une personne timide ne crée pas des liens sociaux aussi facilement que les autres, et un couple avec des enfants à charge n’est pas aussi libre de ses actions qu’un célibataire). Diane Rakotonanahary confirme : « Chez la plupart de mes patients, l’aspect financier occupe une place peu importante dans leur esprit, contrairement à la réussite sociale. C’est certainement lié au fait qu’ils gagnent bien leur vie et donc que pour eux, l’argent n’est plus une quête, il va de soi. Ils regardent ce qu’ils ont dans leur compte en banque, et ça ne leur fait rien du tout. »
Rappelons tout de même qu’il est bien plus facile de travailler sur soi quand on a de quoi payer un accompagnement psychologique et quand nous n’avons pas à nous inquiéter de notre confort matériel. On pourrait aussi arguer que l’argent permet de financer des études coûteuses pour se former et nourrir son besoin de compétences, et qu’en ayant de quoi se payer des billets d’avion tous les mois, il est bien plus facile d’entretenir ses liens d’amitié avec une personne qui vit à l’autre bout de la planète. Mais tout de même, cela ne fait pas tout : « Dans mon cabinet, je reçois à la fois des personnes qui sont au RSA et des gens très aisés, des PDG. On a beau pouvoir partir en vacances quand on a de l’argent, le malheur et les traumatismes peuvent toucher n’importe qui », soutient Diane Rakotonanahary. En fait, si on compare la vie à un gâteau, on réalise que c’est un mélange d’ingrédients variés qui lui donne bon goût. Certes, l’argent a une saveur sucrée dont il est difficile de se passer, mais que serait notre gâteau si on oubliait d’y ajouter le chocolat, la vanille, les œufs, le beurre ?
Article édité par Gabrielle Predko, photo Thomas Decamps pour WTTJ
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