Une journée au front avec... Stéphane, assistant funéraire

05 mai 2020

8min

Une journée au front avec... Stéphane, assistant funéraire
auteur.e
Clémence Lesacq Gosset

Senior Editor - SOCIETY @ Welcome to the Jungle

Depuis le début de l’épidémie de Covid-19 en France, certains prennent des risques en allant travailler tous les matins, on les appelle “les travailleurs en première ligne”. Welcome to the Jungle a décidé d’aller recueillir leur ressenti. Troisième épisode, immersion dans la journée - du lundi 27 avril 2020 - d’un assistant funéraire à Croix (Nord).

8h - 9h30 Encaisser la tristesse redoublée

Au 18 avenue de l’Europe, à Croix dans le Nord, le téléphone sonne toujours très tôt. Il n’y a pas d’heure pour appeler les pompes funèbres. Costume noir et cravate brune sertie d’une pince, Stéphane, assistant funéraire, décroche. « Pompes funèbres Segard et Buisine, Stéphane à votre écoute ? » Le timbre est posé, chaud, on lui donnerait soudain plus de 36 ans, au grand châtain au visage d’enfant. « Est-ce que le déconfinement va changer quelque chose aux règles actuelles ? Non monsieur, je ne pense pas… Le 11 ou le 12 mai, ça ne changera pas grand chose vous savez… La priorité sera de relancer l’économie, pas de réautoriser les rassemblements de personnes… » Dans le vaste bureau aux tons acajou, la conversation traîne, le front tacheté de roux se fronce. Les familles en deuil, ça fait quinze ans que Stéphane connaît. Mais depuis le début de la crise sanitaire, les questions et les demandes s’amoncellent. Les larmes d’injustice, aussi. « Contraindre un enterrement à vingt personnes, c’est dur. Aucune famille ne mérite ça. » Pour pallier un peu la douleur, l’entreprise propose désormais de filmer gratuitement la cérémonie.

Il n’y a pas d’heure pour appeler les pompes funèbres.

Dans le secteur des pompes funèbres, c’est peu de dire que la crise sanitaire a tout ébranlé. De nouveaux décrets encadrent la mort, aucun décès n’est épargné. « Covid ou pas, les enterrements sont limités, les soins mortuaires sont interdits (1), au bureau on ne reçoit plus que trois membres de la famille à la fois, on doit faire le maximum de choses par téléphone… » Péniblement, Stéphane fait la liste. Devoir dire “non” aux familles, ne plus aller “au bout des choses” avec elles, absorber leur tristesse redoublée : il faut encaisser. « Ce métier, on ne l’a pas choisi par hasard. On l’a choisi pour le relationnel, pour l’humain. Là, plus rien n’est naturel pour nous » regrette-t-il en s’appuyant dans son siège à roulettes. Et pour les “familles Covid”, les mesures sont encore plus drastiques, la mise en bière est immédiate. « Les proches ne revoient jamais le défunt. Psychologiquement, pour faire son deuil, c’est terrible. »

Devant ses mails, Stéphane repense à hier soir, dimanche d’astreinte. Le portable qui vibre sur le bord de la baignoire remplie, une voix douloureuse qui annonce le décès d’un père, à quelques rues de là. « Quand c’est comme ça on dit juste qu’on arrive, et on part. » Trente minutes plus tard, le professionnel est au seuil d’un studio étriqué au deuxième étage d’une vieille maison, il faut se tenir à distance des personnes présentes. « La première chose à faire désormais, c’est vérifier la cause du décès. Avant, on laissait la confiance s’installer avec les familles avant d’aborder le sujet, maintenant il faut tout de suite que l’on sache si c’est une suspicion de Covid-19 ou non. » Coup d’œil sur l’acte de décès tendu : probable infarctus. Cette fois, Stéphane n’a pas dû enclencher d’opération spéciale. Tout le contraire de mercredi dernier. « J’étais à la porte d’une vieille dame de 90 ans, son fils venait de décéder. Au téléphone, elle était un peu perdue… Ce n’est qu’en voyant l’acte de décès que j’ai su qu’il fallait faire une mise en bière immédiate. » L’équipe “spéciale Covid”, silhouettes drapées sous des E.P.I. (équipements de protection individuelle), récupérera le corps dans la demi-heure. « Nous n’étions pas équipés pour de tels transports, explique Stéphane. Pour tous les cas de Covid-19, nous travaillons avec notre partenaire, la société R3. » Le rituel des hommes en blanc est millimétré : une housse désinfectée, une deuxième, puis le cercueil. Désinfecté, lui aussi.

Le rituel des hommes en blanc est millimétré : une housse désinfectée, une deuxième, puis le cercueil. Désinfecté, lui aussi.

9h30 - 12h30 : La mort c’est de l’imprévu

Sur le parking de Segard et Buisine, deux voitures se garent dans les rayons du soleil matinal. La famille du sexagénaire décédé hier soir vient organiser les obsèques. Ils sont six, la moitié devra attendre dehors, clopes au bec contre les pare-choc. Pendant que Stéphane s’entretient dans un salon à la lumière tamisée, personne ne fait attention à Vanessa, petite brune bouclée aux lunettes d’aviateur, qui récupère les vêtements du défunt, pantalon noir et chemise rayée de rose. Vanessa est thanatopractrice pour R3 (la personne en charge des soins de conservation, de présentation et d’habillage du défunt ndlr). Et pendant que Stéphane proposera des solutions financières à la famille en difficulté, c’est elle qui va nettoyer le corps, l’habiller avec soin, le maquiller avec douceur. Sous les néons blancs et dans les effluves de désinfectant, son quotidien à elle aussi a beaucoup changé. Puisque les soins de conservation sont désormais interdits (« De tels soins ce n’est pas anodin, on retire les fluides etc. Or on ne sait jamais si la personne était porteuse du Covid sans le savoir ! »), elle doit se contenter des toilettes. Mais moins de boulot, ça tombe presque bien : sur les six thanatopracteurs de R3, elle fait partie des trois qui ont déjà dû être arrêtés au moins deux semaines pour cause de symptômes liés aux Covid-19.

Stéphane, lui, n’est jamais malade. Ou quand il l’est, c’est le genre de gaillard d’un mètre 84 qu’il faut pousser en dehors du bureau. Ça le fait sourire sous sa barbe un peu longue - la faute au barbier fermé -. Alors, le Covid-19, il hausse un peu les épaules : « On est 65 à travailler dans le groupe, et personne ne l’a attrapé. Bien sûr que j’y pense, et d’ailleurs on se protège énormément (chaque pièce déborde de masques et flacons de gel hydroalcoolique ndlr.), mais moi je pense qu’à force d’être en relation avec des proches de gens décédés du Covid, c’est sûr, on a dû le choper sans le savoir. Toute l’année on rencontre beaucoup de monde, on récupère des corps… Notre système immunitaire est tellement mis à rude épreuve qu’on résiste peut-être mieux que les autres ? » D’ailleurs, les autres, ce sont eux qui flippent. « Mes amis télétravailleurs ou au chômage partiel s’inquiètent beaucoup plus du virus que moi ! Le pire, c’est ma grand-mère. » La voix continue de rire mais se fait plus douce. « Elle n’ose plus m’appeler tellement elle a peur d’une mauvaise nouvelle… »

Régulièrement, dans le bureau que Stéphane partage avec Hervé, le patron des lieux, la photocopieuse crache quelques feuilles dans un léger vrombissement. Les plannings des jours à venir, corrigés au fil des heures. « Tout change tout le temps, c’est normal, la mort c’est de l’imprévu. Je ne sais jamais à quoi ma journée va ressembler. » Sur le planning de la semaine, en lettres grasses et rouges, neuf mentions « Attention Covid-19 ! » Il y a encore deux semaines, c’était une vingtaine qu’il fallait compter. « Ça s’est vraiment calmé. Et de manière globale, on a moins de morts que d’habitude. C’est normal, avec le confinement, il y a moins d’accidents de la route, moins d’opérations… »

Sur le planning de la semaine, en lettres grasses et rouges, neuf mentions « Attention Covid-19 ! » Il y a encore deux semaines, c’était une vingtaine qu’il fallait compter.

Pêle-mêle avant midi, le minutieux accueille une cliente dans le showroom gris et rose de la marbrerie, règle quelques détails pour sa cérémonie de 15h, puis appelle la réglementation générale de la préfecture de Lille. Un cas récent le tourmente. Celui d’un fils dont le papa atteint de Covid-19 vient d’être admis en réanimation : s’il décède, quand sera-t-il possible de rapatrier le corps au Portugal, son pays d’origine ? Et entre temps, que faire du cercueil alors que le caveau d’attente de Roubaix coûte 100 euros par jour ? Les réponses qui grésillent dans le combiné sont hésitantes. Encore un cas qui questionne les réglementations, comme il faut en remonter quotidiennement depuis six semaines.

13h30 - 15h30 : Rires et vocation

Deux minutes en voiture, cinq à pieds. C’est la distance qui sépare l’appartement que loue Stéphane de la porte aux vitres noires du siège de Segard et Buisine. Habiter loin, vu le rythme - un week-end sur deux est travaillé - et l’attachement de l’assistant funéraire à son métier, c’est hors de question. Sa pause déjeuner dure une heure et demi, partagée quand c’est possible avec sa compagne Caroline… agent de crémation. « C’est vrai que je ne sors jamais du cadre du travail. Mais ça ne me dérange pas. C’est une chance d’être avec quelqu’un qui comprend mes horaires, et beaucoup de mes collègues sont devenus des amis, que je vois en dehors. Ensemble on vit des choses très fortes, forcément ça rapproche. » Stéphane avait 7 ans quand il a su qu’il voulait être “planteur de gens”. « Je sortais de l’enterrement d’un grand cousin en Belgique, et j’ai dis ça à mes parents. Puis je n’ai jamais lâché l’idée. » Pourquoi ? Il ne sait pas. C’est comme ça. Certains ont des vocations, c’était la sienne, sourit-il en faisant cliquer la ceinture de son véhicule noir, direction l’hôpital de Roubaix.

Habiter loin, vu le rythme - un week-end sur deux est travaillé - et l’attachement de l’assistant funéraire à son métier, c’est hors de question.

Les grandes portes à doubles battants sont du même gris ardoise que les murs en briques apparentes. Ouvertes pour laisser passer les vivants et les morts, elles mènent du parking de l’hôpital à la chambre mortuaire. Stéphane accueille deux jeunes, ils n’ont pas 20 ans, soliflores de muguet en main, casquette et regards perdus. Ils viennent se recueillir une dernière fois auprès de leur mère, avant que le corbillard ne l’emmène au cimetière. En attendant, dans le petit hall blanc, Stéphane et ses trois collègues se chambrent à voix basse. « Mais qui t’a coupé les cheveux David ? Ça fait un escalier derrière ! » aiguillonne Stéphane « Tu aurais mieux fait d’attendre le 11 mai ! » Dans une chambre à quelques mètres, c’est un autre défunt, un cas Covid-19, que Boris le gérant de la société R3 vient chercher seul. Son visage de poupon blond plaisante dans un accent russe : « Mais c’est bon, Boris a pris vodka ! » Les rires fusent. « Tu nous entendras toujours rire, puis redevenir sérieux à l’instant même où la situation l’exige » tient à préciser Stéphane, soudain un peu grave. « Rire c’est essentiel, on ne tiendrait pas sinon. »

15h30 - 17h30 : Moins de travail, moins de sens

Après un court trajet, le cimetière de Roubaix ouvre ses portes au corbillard. De la grille à l’allée numéro 10, la famille, ils sont huit, accompagne lentement les derniers mètres. Sébastien prend la parole, et comme toujours, il improvise sur ses feuilles de texte. Si les formats sont plus courts aujourd’hui, timing chronométré car les accès aux cimetières sont restreints partout, le chef de cérémonie se refuse à calquer un discours sur un autre. « Le jour où j’aurai fait 100 fois la même cérémonie, c’est qu’il faudra que j’arrête. » D’habitude, ce que le sociable aime, ce sont les grands rassemblements, les proches qui animent les adieux, les mises en scènes personnalisées… Sur le chemin du retour, les yeux en amandes se plissent dans la luminosité. Stéphane conduit doucement, sur l’auto-radio en mute défile une playlist de Metallica. Pendant longtemps, il avait les cheveux jusqu’en bas du dos, c’était avant de commencer à travailler dans le funéraire.

D’habitude, ce que le sociable aime, ce sont les grands rassemblements, les proches qui animent les adieux, les mises en scènes personnalisées…

Chaque journée se boucle par l’administratif. Les mardis et vendredis - plus un week-end sur deux, donc - c’est Stéphane qui ferme le bureau à 19h. Les autres jours, il part dès qu’il a fini. Tandis que ses doigts fignolent quelques budgets, il sait qu’il va pouvoir aller faire ses courses à 17h, et poursuivre par une soirée avec ses amis sur World of Warcraft. En fait, passée la réorganisation totale des deux premières semaines du confinement, sa charge de travail a diminué. « La vérité, c’est que toute la logistique est devenue plus simple pour chaque défunt. » Moins de contacts physiques, moins de personnalisation : de huit heures temps-plein environ, entre les déplacements, l’entretien, la cérémonie à préparer, Stéphane estime que chaque décès ne lui prend plus que 4 ou 5 heures. « Un financier vous dira que c’est génial, qu’on traite un dossier en deux fois moins de temps. Mais ces heures-là, ce sont celles qui font tout le sens de notre métier. Personne n’accepterait de faire 25 semaines d’astreinte par an juste pour de l’argent. » Alors, en attendant un retour à la normale, Stéphane patiente. Il n’y a pas d’heure pour faire vivre sa vocation.

(1) Depuis la journée de reportage le 27 avril, les soins de conservation ont été ré autorisés pour les décès non Covid-19

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Photo d’illustration by WTTJ

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