Comment les "jobs à la con" ont inondé le monde du travail
10 sept. 2018
7min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
LE BOOK CLUB DU TAF - Dans cette jungle (encore une !) qu’est la littérature traitant de la thématique du travail, difficile d’identifier les ouvrages de référence. Autrice et conférencière sur le futur du travail, notre experte du Lab Laetitia Vitaud a une passion : lire les meilleurs bouquins sur le sujet, et vous en livrer la substantifique moelle. Découvrez chaque mois, son dernier livre de chevet pour vous inspirer.
Aujourd’hui, focus sur Bullshit Jobs: A Theory (Allen Lane, 2018), le livre provocateur du célèbre anthropologue anarchiste et professeur à la London School of Economics David Graeber, qui explore la manière dont le phénomène des « jobs à la con » a vu le jour. Bref, un indispensable.
Pourquoi travaillons-nous ?
En rédigeant son article On the Phenomenon of Bullshit Jobs dans Strike! Magazine en août 2013, Graeber entendait l’expression “jobs à la con” avant tout comme une provocation. Il tenait à critiquer la nature prédatrice d’un système capitaliste qui récompense moins les emplois utiles (comme les infirmières et les enseignants) que certains emplois moins utiles (tels que ceux des avocats d’entreprise et des lobbyistes). Il ne s’attendait pas à ce que son article fasse à ce point sensation. Dans les deux semaines qui ont suivi sa publication, ce dernier a été visionné plus d’un million de fois et traduit en 12 langues. L’expression « jobs à la con » allait bientôt se retrouver partout dans les médias.
Un succès dû notamment au fait que le travail de Graeber a touché un point sensible : le manque de but et de sens constitue parmi les salariés la principale source de préoccupation et de souffrance. Aucun atelier de pleine conscience, ni aucun meuble scandinave ne pourra soulager la douleur liée à cette impression d’être inutile. « L’enfer est un regroupement d’individus qui passent la majeure partie de leur temps à travailler sur une tâche qu’ils n’aiment pas et à laquelle ils ne sont pas particulièrement bons. C’est une violence profonde. Comment peut-on commencer à parler de dignité dans le travail lorsque l’on a secrètement l’impression que son travail ne devrait même pas exister ? »
Peu après la publication de son article, de nombreuses enquêtes ont été réalisées. Parmi elles, celle de YouGov a révélé que 37 % des Britanniques sentaient que leurs emplois « n’apportaient aucune contribution significative au monde ». La même enquête menée aux Pays-Bas a montré que jusqu’à 40 % des Néerlandais pensaient également avoir un job à la con. « Dans notre société, il semble y avoir une règle générale selon laquelle plus le travail d’un individu profite à d’autres personnes moins il est susceptible d’être rémunéré à cet effet. »
Graeber décrit comment le travail est devenu une fin en soi plutôt qu’un moyen de parvenir à une fin. Ce qui rend une grande partie du travail que nous accomplissons inutile. Le livre nous aide tous à réfléchir à cette question fondamentale : « À quelle fin travaillons-nous ? »
Les jobs à la con et les autres
Une définition subjective
Un job est considéré comme « à la con » dès lors que son titulaire le croit, car « il est possible de supposer que le travailleur est le mieux placé pour savoir ». Autrement, ce serait trop complexe à évaluer. Quelque chose qui semble utile à une personne extérieure peut ne pas l’être pour une autre.
Graeber fournit néanmoins une définition fonctionnelle du concept : « Un emploi à la con est une forme d’emploi rémunéré si inutile, futile ou pernicieuse que même le salarié ne peut justifier son existence bien qu’il se sente obligé de prétendre que ce n’est pas le cas dans le cadre de ses conditions de travail ». Par conséquent, un emploi à la con implique obligatoirement un degré de prétention et de fraude, un écart entre la réalité et les apparences.
L’auteur insiste également sur le fait qu’un « job à la con » n’est pas la même chose qu’un « job de merde », qui peut être considéré comme un emploi mal rémunéré et impliquant de mauvaises conditions de travail. Souvent, les deux sont opposés, car plus le travail est utile, plus le travailleur est maltraité.
5 catégories souvent complémentaires
Les larbins : existent principalement pour que quelqu’un d’autre ait l’air important ou se sente important. Par exemple, les réceptionnistes (qui n’ont souvent rien à faire) sont là pour signaler l’importance d’une entreprise.
Les sbires : sont « nécessaires » parce que l’autre côté en compte également parmi ses rangs. Ils font des choses pour servir les intérêts de ceux qui les emploient, mais l’effet global de leur travail peut être considéré comme préjudiciable à l’humanité dans son ensemble (ex : les lobbyistes et les professionnels des relations publiques). Les sbires souffrent souvent parce qu’ils doivent faire preuve de manipulation, d’agressivité ou de malhonnêteté.
Les poseurs de scotch : sont des employés dont les emplois existent seulement « en raison d’un pépin ou d’une faute dans les organisations : ils sont là pour résoudre un problème qui ne devrait pas exister ». Graeber les illustre en donnant l’exemple d’un employeur qui a une fuite sur son toit, mais qui plutôt que de le réparer, choisit de mettre un seau sous la fuite et d’embaucher quelqu’un afin de vider régulièrement le seau.
Les cocheurs de cases : sont embauchés pour permettre à une organisation d’affirmer qu’elle fait quelque chose, alors qu’en réalité elle ne le fait pas. Par exemple, les auditeurs et les consultants sont souvent des cocheurs de cases : ils rédigent des « rapports à la con » afin de faire en sorte qu’une organisation donne une bonne impression. Nombre d’emplois administratifs et bancaires entrent également dans cette catégorie.
Les tyrans : peuvent être divisés en deux groupes : le premier comprend ceux qui assignent le travail aux autres et sont des supérieurs inutiles ; le deuxième est en réalité plus dangereux parce qu’il crée des tâches à la con qu’ils assignent à d’autres et génèrent un supplément de connerie. Les tyrans pourraient secrètement trouver leur travail inutile, mais ils sont moins susceptibles de l’admettre.
La plupart des « jobs à la con » sont une combinaison de plusieurs de ces catégories. Les emplois ne pouvant être qualifiés de jobs à la con peuvent également contenir des éléments de connerie. Dans ces autres emplois, une quantité de temps croissante est gaspillée sur des tâches inutiles : cocher des cases, justifier son propre travail, envoyer des flots d’e-mails à ses supérieurs et/ou à ses collègues… À un tel point que ces tâches à la con peuvent représenter jusqu’à la moitié de n’importe quel emploi.
Un prix moral exhorbitant
On pourrait penser qu’être payé à ne rien faire est une bonne affaire. Cependant, il y a généralement un prix moral et psychologique élevé à payer, susceptible de rendre les travailleurs malheureux ou déprimés :
- Les jobs à la con impliquent un degré d’hypocrisie, voire de mensonge : ce qui au-delà de leur inutilité les rend d’autant plus difficiles à supporter. Dans certains cas, les titulaires d’emplois à la con sont même obligés d’arnaquer d’autres personnes.
- La croyance fondamentale des jobs à la con est que, livrées à elles-mêmes, les personnes choisiront systématiquement d’être des parasites et d’abuser du système : de ce fait, il est nécessaire de leur dicter leur conduite et de les contrôler. En réalité, il s’agit d’une incompréhension grossière de nos motivations. Comme les psychologues l’ont démontré, les enfants prennent plaisir à « être la cause ». Ne pas être la cause est une atteinte à notre sens de l’estime personnelle. « Un être humain cesse d’exister dès lors qu’il est incapable d’avoir un impact significatif sur le monde. »
- Le temps d’un travailleur ne lui appartient pas et, par conséquent, l’oisiveté est considérée comme un vol : le système et la croyance sous-jacente selon lesquels le temps d’un travailleur ne lui appartient pas le forcent à toujours prétendre d’être en train de travailler sur « le temps de son employeur », ce qui est profondément aliénant. « Si vous travaillez à l’heure, ne soyez pas trop efficace. Vous ne serez pas récompensé. Au lieu de cela, vous serez puni par un certain nombre de petites tâches inutiles. »
- Les titulaires d’emplois à la con souffrent principalement d’ennui : or, les employés qui s’ennuient deviennent des collègues ou des managers sadiques. « Le manque de sens de l’emploi à la con tend à exacerber la dynamique sadomasochiste déjà potentiellement inhérente à toute relation hiérarchique de subordination. »
Pourquoi les jobs à la con ont-ils la côte ?
Une prolifération constante
Graeber insiste (et démontre) que le nombre total de jobs à la con est en augmentation. C’est le cas depuis les années 1930 et surtout la Seconde Guerre mondiale, quand l’ensemble de la politique économique s’est basée sur l’idéal du plein emploi. L’inefficacité est souvent considérée comme le moindre de ces deux maux : on estime le travail à la con meilleur que l’absence de travail.
Dans les années de croissance de l’après-guerre, les gains de productivité étaient partagés équitablement entre les travailleurs, les employeurs et le gouvernement. Néanmoins, depuis le milieu des années 70, les gains de productivité n’ont profité qu’à la création de niveaux supplémentaires de personnel hiérarchique et administratif. Plus on licenciait de travailleurs « réels », plus on embauchait de travailleurs à la con. Ce que Graeber a baptisé la « montée de la féodalité managériale » a généré un amour pour la hiérarchie injustifiée.
De plus, la prolifération des emplois à la con semble avoir beaucoup à voir avec l’importance croissante de la finance, qui a déclenché « un cercle vicieux dans lequel les travailleurs, qui ne ressentaient plus de loyauté envers des entreprises qui ne leur en témoignant aucune, devaient être de plus en plus suivis, contrôlés et surveillés ».
Se tuer (d’ennui) au travail
Nous favorisons généralement le nombre d’emplois avant leur qualité et leur utilité. Nos statistiques et indicateurs ne mesurent pas la connerie. Notre politique publique l’ignore. En fait, nos cultures comptent toujours sur « une tradition théologique de valorisation du travail en tant que devoir sacré ».
Le pouvoir et la loyauté des classes ont beaucoup à voir avec le fait qu’en matière d’emplois, la valeur sociale et la rémunération sont inversement corrélées. Beaucoup de gens reconnaissent cette relation inverse et pensent également qu’elle est dans l’ordre des choses. À l’instar des anciens stoïciens, ils estiment que la vertu devrait constituer sa propre récompense. Ces arguments ont souvent été avancés à propos des enseignants : « On ne voudrait pas que l’enseignement des enfants soit confié à des personnes qui ont la cupidité pour principale motivation. »
Si la valeur du travail semble dépendre du fait de réaliser quelque chose que l’on n’aime pas, alors « il va de soi que tout ce que nous souhaiterions faire correspond moins à un travail et plus à un jeu ou un passe-temps, ou encore à une activité que nous pourrions envisager de faire pendant notre temps libre, la rendant par conséquent moins digne de recevoir une récompense matérielle. Elle ne devrait donc recevoir aucune rémunération. »
David Graeber estime que l’une des façons de tuer les jobs à la con consisterait à trouver un moyen de déconnecter le travail des revenus. Si vous pouviez payer votre loyer et bénéficier de soins de santé sans avoir à réaliser un job à la con, vous seriez libre de poursuivre des aspirations plus utiles. Tout comme certains libertaires, il est partisan du revenu universel de base. Le RUB, insiste-t-il, ne doit pas être soumis à des critères de ressources (afin d’être véritablement universel) et il doit être suffisant pour assurer une bonne qualité de vie.
Article édité par Mélissa Darré, photo par Thomas Decamps.
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