« Avec l’IA, le manager se concentre sur l’essentiel : l’humain »
23 janv. 2025
6min
L’idée peut sembler paradoxale, tant l’intelligence artificielle inquiète par son potentiel à déshumaniser les relations professionnelles. Mais pour Alexandre Jost, fondateur de la Fabrique Spinoza, le think tank du bonheur citoyen, l’IA n’a pas vocation à remplacer l’humain, mais à l’accompagner. En automatisant les tâches analytiques et en apportant des données utiles, elle libérerait les managers, leur permettant de se recentrer sur l’essentiel : animer leurs équipes, renforcer les liens et valoriser les compétences socio-émotionnelles. Une ère de « management augmenté », où la technologie peut devenir un allié inattendu du bien-être et de la performance.
Nous le voyons, qu’il s’agisse de simplifier le recrutement, d’optimiser la productivité grâce à l’analyse de données ou de fluidifier la gestion des plannings avec des algorithmes prédictifs, l’intelligence artificielle redessine les contours du travail. Dans ce contexte, comment le rôle du manager est-il, lui aussi, destiné à évoluer ?
Alexandre Jost : Le management va être profondément transformé, car l’IA engendre un besoin accru d’ « huiles émotionnelles » au sein des organisations. Plus encore que le sens ou la qualité du travail, ce sont les relations interpersonnelles qui restent au cœur des attentes des salariés. Selon l’étude « Blurring » de Michael Page, 97 % des collaborateurs considèrent les relations de qualité avec leurs collègues et leur manager comme leur priorité. En libérant les managers des charges techniques, l’IA leur offre l’opportunité de se recentrer sur une compétence cruciale : l’intelligence émotionnelle. Mais, cela s’accompagne de nouvelles responsabilités. Il ne s’agit plus seulement de vérifier la justesse ou la pertinence des contenus générés par ces outils, mais aussi de veiller à leur tonalité et à leur impact relationnel. Un e-mail automatisé, même parfaitement rédigé sur le fond, peut se révéler contre-productif s’il est perçu comme froid ou impersonnel.
C’est là que le manager, aux côtés des collaborateurs, joue un rôle essentiel : apporter empathie, reconnaissance et nuances émotionnelles dans les échanges. Ce qui souligne un enjeu fondamental : si l’IA ne remplace pas les relations humaines, elle exige qu’elles soient enrichies et protégées dans un environnement où les interactions automatisées tendent à se multiplier. Plus la technologie prend de place dans l’organisation, plus il faut un contre-pouvoir. Ainsi, loin de devenir obsolète, le manager de demain sera un acteur central dans la préservation et l’amélioration de la qualité des relations humaines au sein des organisations.
Ce que vous décrivez semble relever d’un monde idéal. Ne pensez-vous pas qu’en raison des impératifs économiques, la réduction des postes opérationnels, rendue possible par l’IA, pourrait entraîner celle des équipes encadrantes ?
A. J. : Je pense qu’il y a une nuance importante à considérer : l’idée que l’IA va forcément réduire le nombre de postes opérationnels ne prend pas en compte le besoin croissant de contenus de qualité, qui doivent être toujours plus pertinents et impactants. L’enjeu majeur ne sera pas tant de produire plus de contenus, mais de produire des contenus de plus haute précision, ce qu’une intelligence artificielle ne peut pas faire seule. Des penseurs, comme Jérémy Lamery de Tomorrow Series, soulignent que l’avenir réside dans une forme d’intelligence réflexive : avec celles et ceux qui savent poser les bonnes questions et formuler les bons prompts aux intelligences artificielles. Après, si je suis votre hypothèse et que certains postes disparaissent, il est probable que le nombre de managers soit également réduit. Cependant, même dans ce cas de figure, le rôle du manager reste essentiel pour garantir des relations émotionnelles saines au sein des équipes.
Aujourd’hui, ces derniers sont déjà les garants de l’équilibre émotionnel dans l’organisation. À l’avenir, ils devront développer davantage leurs compétences psycho-socio-émotionnelles. Dans un monde où la quête de sens et de reconnaissance est de plus en plus forte, le rôle du manager devient d’autant plus crucial. Aujourd’hui, 75 % des collaborateurs considèrent la reconnaissance comme un besoin fondamental, mais 70 % d’entre eux ne se sentent pas reconnus. Il y a donc un véritable travail à faire sur ce point.
Dans ce contexte, certaines entreprises vont se demander si les compétences émotionnelles ont un impact direct sur leurs performances. La réponse est oui. Nos recherches montrent que les structures les plus performantes génèrent 18 fois plus d’émotions positives que celles qui sous-performent. La capacité d’une organisation à cultiver un environnement émotionnellement sain et stimulant est donc cruciale pour sa performance et son attractivité. Mais aussi, une entreprise qui place l’humain au cœur de sa stratégie sera naturellement mieux positionnée pour attirer des talents.
En prenant en charge tous les indicateurs de performance, l’IA peut-elle forcément offrir une évaluation et un mode de calcul plus neutres, car dépourvus de l’influence des biais personnels ?
A. J. : Je ne crois pas que l’IA puisse totalement remplacer l’humain et qu’on puisse uniquement se baser sur des indicateurs humains pour déterminer la performance d’un collaborateur. Par exemple, j’ai vécu des moments où mes performances ont baissé en raison de contraintes ou problèmes personnels, comme le manque de sommeil avec mes jeunes enfants. Mais ce n’était qu’une phase temporaire. Si tout était automatisé, cela aurait pu entraîner mon départ de l’organisation, simplement parce qu’un algorithme n’aurait pas pu interpréter ces variations humaines subtiles.
L’IA peut analyser des contenus et des mots pour évaluer l’engagement, mais elle ne peut pas détecter les émotions, comme le souligne le psychologue américain Paul Ekman. L’œil humain reste le meilleur détecteur de mensonges, capable de percevoir les micro-expressions qui révèlent des incohérences entre ce que l’on dit et ce que l’on ressent, ce que l’IA est incapable de faire. Cela montre qu’au-delà de la performance immédiate, durable et globale, le rôle de l’humain reste primordial. Dans ce contexte, on peut imaginer que le manager conservera un rôle clé dans l’évaluation de la performance globale, tout en collaborant avec l’IA dans ses prises de décision.
Mais il faut être vigilant : l’efficacité d’un salarié ne se mesure pas uniquement au nombre de tâches accomplies, surtout dans des secteurs comme la stratégie, les partenariats ou le design. La vraie performance est transverse et nécessite une compréhension globale qui dépasse les simples KPI. Un exemple concret : l’État, dans les années 2000, a voulu réduire le temps d’attente aux préfectures, en mesurant simplement le temps de réponse avant qu’une personne décroche le téléphone. Résultat : pour répondre rapidement, les préfectures ont décroché, puis mis une musique d’attente, ce qui a permis de cocher la case « réponse rapide », mais a abouti à une mauvaise expérience client.
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Dans le contexte économique actuel, pensez-vous que les indicateurs comme le savoir-être seront relégués au second plan au profit de critères plus visibles et mesurables ?
A. J. : Vous avez raison, il est certain que cela poussera les entreprises à se concentrer sur des indicateurs plus objectifs. Cependant, il est essentiel que le marché reste favorable aux collaborateurs, car les entreprises doivent assurer un environnement de travail épanouissant pour leurs équipes. Il faut aussi rappeler que nous ne sommes pas encore sortis de ce que les sociologues appellent la « fatigue pandémique ». Aujourd’hui, le sentiment le plus partagé par les Français n’est ni la colère, ni la joie, mais la fatigue. Étant donné que le bien-être est directement lié à la performance, les entreprises, même sans être purement altruistes, ont tout intérêt à se soucier du bien-être de leurs équipes. Avec l’essor des intelligences artificielles, il est encore plus important que les managers ne se contentent pas de faciliter les choses, mais qu’ils prennent aussi le rôle d’animateurs, en créant un environnement positif et motivant pour leurs collaborateurs.
Finalement, le manager pourrait retrouver une nouvelle légitimité en devenant un « manager augmenté » ?
A. J. : C’est une belle idée. Beaucoup d’entreprises ont encore tendance à promouvoir celui qui est le plus fort techniquement. Pourtant, ce n’est pas parce qu’on est un expert dans notre domaine qu’on sera un bon manager. Si ce dernier peut compter sur l’IA pour les aspects techniques ou analytiques, il pourra vraiment se concentrer sur l’accompagnement émotionnel de ses équipes, ce qui renforcera sa légitimité. D’ailleurs, une étude de The Boson Project relève que 28 % des entreprises ont du mal à animer la vie collective. Pour assurer la transversalité, il faut des gens pour partager l’information, échanger et surtout donner de la reconnaissance. C’est là que le manager est essentiel. Ce n’est pas, par exemple, une IA qui va encourager les retour des salariés au bureau ou qui leur proposera une pause de manière informelle -alors même que 70 % des échanges ont lieu de cette manière d’après notre étude « Nouveaux espaces de travail ».
Comment pensez-vous qu’il soit possible de réussir cette transition vers une utilisation accrue de l’IA, tout en veillant à ce que l’humain reste au cœur du travail ?
A. J. : Le Cese (Conseil économique, social et environnemental, ndlr) soulève une idée importante en affirmant que la précarité relationnelle génère un sentiment d’exclusion et un vide existentiel. En d’autres termes, cela crée un fossé entre les individus et leur place dans l’organisation. On risque de voir une situation où, d’un côté, les relations au sein de l’entreprise se dégradent et, de l’autre, les individus souffrent sur le plan personnel et existentiel. Ce fossé devra être comblé pour permettre l’épanouissement des individus. Les salariés sont performants lorsqu’ils parviennent à tisser des liens solides, dans une dynamique d’intelligence collective et d’épanouissement personnel.
Cela rappelle le lien entre bonheur et performance : lorsqu’on est stressé, notre cerveau reptilien prend le dessus, limitant nos capacités, tandis que des émotions positives nous ouvrent à une gamme de compétences plus large. Nous devenons capables de choisir nos modes de pensée, qu’ils soient créatifs, analytiques, communicatifs ou altruistes. L’émotion positive nourrit l’individu et permet à l’organisation de fonctionner efficacement. En revanche, des collectifs malheureux ne sont ni attirants, ni efficaces.
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