Au bureau comme à la maison, la charge affective pèse sur les femmes
08 mars 2022 - mis à jour le 01 févr. 2022
5min
Consultante, conférencière et formatrice sur le futur du travail, spécialiste de l’égalité professionnelle, des aspirations des jeunes générations et de la transition écologique
Comme toute féministe qui se respecte, j’ai dévoré le dernier essai de Mona Chollet Réinventer l’amour. Comment le patriarcat sabote les relations hétérosexuelles. En s’attaquant au sujet existentiel de l’amour, l’autrice reste fidèle à son style : elle mêle analyses sociologiques et confidences personnelles tout en nuances. Dans le dernier chapitre du livre, Chollet fait un constat implacable : dans un couple, les femmes investissent davantage de temps et d’énergie que les hommes à essayer de se comprendre, de comprendre l’autre et de comprendre la relation. Elles font preuve d’une plus grande capacité réflexive et entretiennent un rapport différent aux émotions. Le paradoxe c’est qu’elles sont à la fois recherchées et méprisées pour leurs compétences émotionnelles. Je suis à peu près persuadée qu’au travail, c’est du pareil au même.
Comment augmenter peu à peu la place des femmes dans la Tech ?
Les femmes, ambassadrices du “care” au bureau
Prendre soin des relations, faire preuve d’empathie, nourrir le collectif, toutes ces prérogatives seraient-elles l’apanage des femmes ? Sans tomber dans un essentialisme béat, on ne peut pas nier que ces dernières sont plus enclines que leurs collègues masculins à se préoccuper de ces questions au quotidien. En mai dernier, dans un contexte de généralisation du télétravail post-Covid, une journaliste américaine pointait cette différence dans un article particulièrement cinglant et lucide : « It’s not your job to buy the cake » (comprenez, « Ce n’est pas votre job d’acheter le gâteau »). Au bureau, 20% du temps de travail des femmes serait consacré à des tâches « gratuites » : aider un collègue, célébrer un anniversaire, mentorer un junior… Elles font cela en plus de leur fiche de poste, souvent sans se poser de question. Mais ces tâches, elles, ne sont jamais reconnues, ni valorisées. Ce travail du « care », gratuit et invisible, n’est pas pris en compte dans les mécanismes d’avancement et de promotion internes. Les chercheurs qualifient ces « extras » de « non promotable tasks » (soit tâches non promouvables).
Dans mon ancien job salarié, je passais un temps non négligeable à ces tâches gratuites : participer à la construction des « kits d’intégration » pour les nouveaux arrivants, réfléchir au programme du séminaire d’équipe, organiser les pots de départ… On m’avait même affublée d’un surnom « Paulette, comité des fêtes ». On me le disait avec un petit sourire en coin qui semblait signifier : « C’est sympa, mais ce n’est pas très sérieux »… Au-delà de mon intérêt certain pour la bamboche, j’avais à cœur de travailler au sein d’un collectif soudé. Je n’étais pas la seule et plusieurs de mes collègues se souciaient de la qualité des relations au sein des équipes. Toutes, des femmes. Au-delà de la simple dimension « cohésion sociale », les femmes passaient plus de temps à organiser le partage de pratiques. Elles cherchaient à s’outiller pour mieux communiquer : elles étaient plus nombreuses à participer aux démarches de coaching entre pairs ou de co-développement. Bref, elles faisaient preuve d’introspection et étaient capables de se remettre en question dans l’objectif d’améliorer la qualité des interactions.
De manière générale, les femmes semblent plus sensibles au bien-être de leurs équipes, car elles savent combien les attentions du quotidien cimentent le collectif. Et surtout elles savent que cela a de la valeur. Mais c’est aussi ce qui explique qu’elles sont plus sujettes au burn-out. L’autrice de bande-dessinée Emma, connue pour avoir vulgarisé le concept de « charge mentale » avait déjà mis en lumière cette « charge émotionnelle » dont s’emparent les femmes, tant dans leur sphère privée que professionnelle. Emma définit cette notion comme le « souci principalement porté par les femmes de mettre son environnement à l’aise aux dépens souvent de leur propre confort à elles ». Et c’est là tout le problème…
Aux femmes les émotions, aux hommes la performance
Cette propension à s’auto-analyser, à déchiffrer son propre comportement et celui des autres n’est pas une qualité féminine par nature. Dès le plus jeune âge, on encourage cette capacité réflexive chez les filles, mais surtout, on l’inhibe chez les garçons. Pour illustrer ce rapport genré aux émotions et à l’intime, Mona Chollet reprend un passage particulièrement éloquent du spectacle « Bonhomme » de Laurent Sciamma : « Les filles, elles essayent de se comprendre pour comprendre les autres, ça il ne faut pas le faire. Les filles, elles ont un journal intime pour écrire et regarder leurs sentiments, ça il ne faut pas le faire (…) Le journal intime, dans le monde des garçons, ça n’existe pas. Même l’objet en lui-même n’existe pas non ? Je ne sais pas, on est tous allés dans des papeteries dans nos vies, mais moi jamais je suis tombé sur un petit carnet avec un petit cadenas pour le fermer bien précieusement, avec une petite clé attachée à une petite chainette et genre OH NEYMAR SUR LA COUVERTURE ! Non y’a pas ! C’est jamais sorti de l’imprimerie. Je ne sais même pas s’ils y ont déjà pensé chez Clairefontaine ». Et si tout se jouait là ? Dès le collège, où les filles sont amenées à scruter leur vie intime et les garçons à s’en désintéresser. Mona Chollet conclut : « Les hommes se construisent en opposition au féminin. Ils apprennent qu’être un homme c’est dissimuler leurs émotions et mimer l’indépendance, l’indifférence, le détachement ». Et cette différence perdure tout au long de la vie… et de la carrière. Dans le monde du travail où la performance règne, on a tendance à opposer rationalité et émotions. Et à se méfier de ces dernières. L’intelligence relationnelle et émotionnelle n’est pas autant valorisée qu’un comportement rationnel voire « froid ». On n’attend pas d’un·e chef·fe qu’il ressente, mais qu’il/elle pense et décide, comme si les deux étaient incompatibles.
Or, depuis les années 1990 et les nombreux travaux sur l’intelligence émotionnelle, on sait que la capacité à percevoir et exprimer ses émotions permet non seulement de mieux les réguler mais aussi de prendre de meilleures décisions. Selon Daniel Goleman, docteur en psychologie et pionnier du domaine, l’intelligence émotionnelle serait même la condition sine qua non du leadership. L’habileté à analyser ses propres émotions et celle des autres permet de mieux s’adapter à son environnement social et de mieux appréhender la complexité du monde. Ce qui, soit-dit en passant, peut se révéler extrêmement utile lorsqu’on est en position de manager une équipe ou de diriger une organisation. Et pourtant, les préjugés perdurent en entreprise : qui ne s’est jamais entendu dire qu’il / elle prenait les choses « trop à cœur ? », qu’il fallait apprendre à se « détacher » pour « s’endurcir » si on espérait grimper dans la hiérarchie ?
L’écoute, l’empathie et le soin apportés aux relations permettent de créer un environnement de travail plus serein et favorisent aussi des prises de décision plus justes. Il serait temps de reconnaître la valeur de ces compétences et surtout de les répartir plus équitablement. Ces qualités ne sont pas innées, ce sont des aptitudes qui s’acquièrent à force de curiosité, d’intérêt porté à l’autre et par le biais de formations aux techniques de communication. Apprendre à décoder ses émotions et à leur accorder leur juste place devient une compétence déterminante dans le monde du travail de demain. Dans un contexte où la montée en puissance de l’intelligence artificielle permet d’automatiser certaines tâches répétitives et à faible valeur ajoutée, les salarié·e·s seront alors plus attendu·e·s dans leurs capacités à analyser les situations, à prendre des décisions tout en prenant soin des relations. Compétences qui ne seront pas transférables à un robot de si tôt. Les entreprises semblent avoir pris la mesure de cette évolution et du besoin de « remettre de l’humain » – en témoigne le boom des formations autour de l’intelligence émotionnelle – et c’est tant mieux. Maintenant, au-delà des effets d’annonce, il serait bon de reconnaître et de valoriser celles qui la déploient depuis longtemps et qui se soucient de favoriser une culture du dialogue au quotidien. Mesdames, pensez à le mentionner lors de vos entretiens de fin d’année. Et pour le dîner de Noël, laissez votre collègue Jean-Michel s’occuper de la réservation du restau.
Article édité par Mélissa Darré, Photo par Thomas Decamps
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