« Il doit faire ses preuves » : où fixer la limite pour challenger vos équipes ?
17 mai 2023
4min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Après « Personne n’est irremplaçable » et « Faire preuve de pédagogie », notre experte Laetitia Vitaud continue à décortiquer les expressions souvent bidons, parfois toxiques et toujours problématiques en entreprise. Aujourd'hui ? La fameuse « Le collaborateur doit encore faire ses preuves ».
Eh non, la vie d’un collaborateur n’est pas un long fleuve tranquille. Après avoir surmonté les épreuves de la sélection et même des premiers projets, on l’invite encore à « faire ses preuves » comme si tout ce qui avait précédé ne comptait pas. On lui enjoint de ne pas se réjouir trop tôt d’une promotion car « on n’a rien sans rien ». Bien entendu, il est bon de prendre du temps avant de se faire une opinion sur les qualités et les défauts d’un individu. Il est toujours sain d’attendre et de se rappeler qu’aucun avantage n’est jamais définitivement acquis. On peut comprendre qu’un employeur ait besoin d’une période d’essai avant d’engager un collaborateur sur un contrat à durée indéterminée. Il y a certainement des cas où cette expression est justifiée. Mais je ne peux m’empêcher d’y voir aussi les travers habituels d’un management infantilisant, voire toxique, qui ne sait pas faire confiance.
Encore cette infantilisation des salariés…
« Doit encore faire ses preuves… » Cette phrase est souvent utilisée par les enseignants lorsqu’ils corrigent des copies et remplissent des bulletins. Face aux élèves jugés insuffisamment assidus, on la dégaine pour pointer un comportement d’insoumission. Derrière elle, plane toujours la menace d’une sanction. La comparaison nous rappelle immédiatement que le salarié s’inscrit dans un lien (vertical) de subordination qui a tendance à l’infantiliser, à le placer dans la position de celui ou celle qui attend des permissions, des bons points et des bonnes notes. Comme si les salariés ne se mettaient pas assez la pression tout seuls ! Quand on voit l’épidémie de burnout qui sévit, on se dit qu’il n’est sans doute pas nécessaire de multiplier les mises à l’épreuve.
Sans compter que cette relation verticale d’infantilisation fait du manager le juge sans faille d’un travail réalisé par des exécutants. En somme, elle se fonde sur la séparation entre celui qui sait et celui qui fait. Une logique peut-être pertinente dans un univers industriel, mais l’est-elle encore là où les projets prétendent valoriser l’« intelligence collective » et la « co-construction » ? Cette vision des choses renvoie, qui plus est, à une image de l’éducation elle-même contestable, puisqu’elle met davantage l’accent sur l’évaluation que sur la transmission et l’échange. Enfin, elle ignore la motivation intrinsèque, ce type de motivation propre à la personne, qui repose sur des facteurs comme l’intérêt et la satisfaction personnelle plutôt que des récompenses externes (comme le salaire et le statut). Et celle-ci se provoque plus facilement quand on agit sur la satisfaction au travail et la performance.
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Le bâton plutôt que la carotte
En matière de feedback, la culture française n’est pas des plus tendres. Depuis notre plus jeune âge, on nous a rappelé qu’il ne fallait « pas nous reposer sur nos lauriers », ni « prendre la grosse tête ». Là où les enfants américains se voient félicités pour tout et n’importe quoi (“Good job!”), les Français, eux, s’entendent dire « peut mieux faire » même quand ils ont vraiment réussi quelque chose. Là où l’expression « doit encore faire ses preuves » est la plus problématique dans le monde des travailleurs adultes, c’est quand elle est utilisée après un succès ou une réussite quelconque, comme pour rabaisser la personne et l’empêcher de se réjouir. Tu as gagné un contrat, fini un projet, réussi ta période d’essai… mais attention, « tu dois encore faire tes preuves ». Mais pourquoi toujours le bâton et jamais la carotte ?
La culture française valorise la critique directe et la franchise. Soit. Elle dévalorise aussi les compliments, qu’elle a tendance à considérer comme trop complaisants. Or, la massification du travail à distance et la dispersion physique des équipes provoquée par le travail hybride ont renforcé une certaine paranoïa des collaborateurs (« Qu’a pensé mon/ma manager de mon travail ? Il/elle n’a pas répondu à mon email depuis 4 heures, ça doit être parce qu’il/elle n’en est pas satisfait »). Dans un espace physique partagé, il y a des choses positives qui vont sans dire parce qu’on peut se taper sur l’épaule, échanger des plaisanteries autour d’un café et se faire des petits clins d’œil. À distance, ce qui va sans dire mérite d’être dit, surtout les compliments ! Un peu de douceur dans un monde d’isolement ne ferait pas de mal : pourquoi alors ne pas se montrer plus attentionnés envers ses collaborateurs ?
Crime et châtiment : la vision cruelle d’un monde du travail sans pitié
Implicitement, la mise à l’épreuve qui accompagne l’injonction à « faire ses preuves » joue sur la mise en concurrence des travailleurs. Sur l’idée qu’il y a, en dehors de l’organisation, des centaines de travailleurs prêts à prendre la place de ceux et celles qui ont fauté et/ou n’ont pas réussi à « prouver » avec force leur compétence et leur engagement.
Le travail comme mise à l’épreuve, ce n’est pas une vision franchement joyeuse. D’ailleurs, dans le contexte judiciaire, la « mise à l’épreuve » est la période de temps pendant laquelle une personne doit démontrer qu’elle peut respecter certaines règles ou critères (par exemple, des restrictions de déplacement ou une interdiction de consommer des drogues) dans le cadre d’une décision de justice pénale ou disciplinaire.
C’est une seconde chance donnée à une personne reconnue coupable d’un crime ou d’une infraction, mais qui n’a pas été condamnée à une peine de prison. La mise à l’épreuve permet de surveiller des personnes qui ont fauté, de bien les avoir à l’œil. La comparaison avec l’école passe encore mais celle qui convoque le criminel sous surveillance, c’est un peu problématique, non ?
Surtout que le monde du travail, notamment à distance, est déjà bien trop empoisonné par la surveillance généralisée. En France, d’après une étude de 2023, environ un salarié sur deux se dit surveillé par son entreprise lorsqu’il/elle est en télétravail et plus de deux tiers des managers déclarent vouloir continuer d’investir dans des outils de contrôle de l’activité des salariés. Bref, nous sommes en présence d’une mécanique qui dégrade le moral des équipes et contribue clairement au mal-être au travail. Autant de raisons évidentes de réfléchir à deux fois avant de demander à ses collaborateurs de « faire leurs preuves », non ?
Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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