Mettre de la compétition au sein de ses équipes : efficace ou contre-productif ?
28 nov. 2019
10min
Les leviers de bien-être et de motivation en entreprise ont évolué au fil des années, donnant ainsi une place primordiale à la coopération et à la collaboration, mais aussi à une communication plus transparente et une ambiance bienveillante. Pourtant, en parallèle, certains managers font le choix de mettre en compétition les membres de leurs équipes pour les motiver, les pousser à se dépasser et ainsi augmenter leur productivité. Mais est-ce une stratégie intéressante sur le long terme ? Cette méthode est-elle source de motivation ou de tension ? Est-elle compatible avec un bon environnement de travail ? Welcome to the Jungle décrypte le sujet pour vous et propose quelques conseils managériaux pour la manier avec justesse dans vos équipes.
La compétition : un moyen de se dépasser et de s’améliorer
La compétition intra-équipe peut prendre plusieurs formes. Il peut s’agir d’un challenge qui dure une semaine, ou d’un objectif plus long terme à atteindre en quelques mois ou même un an. Il peut solliciter plus ou moins de personnes et amener chacun à travailler seul (challenges commerciaux) ou en équipe (hackathon). Et il implique souvent des récompenses, qui peuvent être matérielles (prime, cadeau…) ou non (perspective d’évolution, reconnaissance…) Mais est-ce sain de mettre ainsi les membres d’une même équipe en concurrence et de les récompenser en fonction de l’atteinte d’objectifs ?
La compétition est naturelle chez l’Homme
À en croire la pyramide de Maslow, oui. Elle vous est sûrement familière, nous l’avons tous étudiée à l’école. Et bien, elle explique très bien la soif de compétition qui anime chacun d’entre nous. Entre autres besoins, l’Homme a notamment :
- « un besoin d’appartenance » c’est-à-dire un besoin de se sentir accepté par les autres
- « un besoin d’estime » soit une nécessité d’avoir la considération d’autrui
Il est alors prêt à agir, voire à se battre, pour satisfaire ces deux besoins et ainsi être aimé et reconnu pour ce qu’il est. Et pour évaluer les résultats de ses efforts, il se compare aux autres. C’est là que la compétition entre en jeu. Se comparer aux autres, c’est se jauger par rapport à eux, et définir sa valeur.
Mais il ne s’agit pas forcément - comme on pourrait le croire - de vaincre les autres envers et contre tout pour arriver à ses fins. La compétition se fait d’abord avec nous-même. C’est un apprentissage de la vie qui est naturel et sain car, pour gagner, il faut envisager de perdre et savoir gérer l’échec. C’est en se remettant en question que l’on développe ses compétences, repousse ses limites et atténue ses craintes. Mais quel est son impact concret dans le cadre de l’entreprise ?
La compétition crée une vraie dynamique collective
Le psychologue Jean Garneau parle de trois typologies de compétitions “saines”, dont deux qui s’appliquent au monde de l’entreprise :
“La compétition-imitation”
Avec la compétition, tout est affaire de mimétisme. L’être humain forge ses repères sur ce que font et ont les autres et se dépasse pour ne pas être le dernier de file ou le “vilain petit canard”. En entreprise, chaque collaborateur va ainsi chercher à imiter une personne qu’il admire ou qu’il considère “supérieure” à lui : un collègue qu’il trouve particulièrement doué et/ou son manager qu’il considère comme son mentor, par exemple. Cette typologie de compétition, issue d’un sentiment d’infériorité et d’un désir de se dépasser, pousse chacun à donner le meilleur de lui-même et à s’améliorer, explique Jean Garneau.
“La compétition-émulation”
Dans ce deuxième cas de figure, chaque membre de l’équipe est sur un pied d’égalité. Ils disposent tous de ressources adéquates et de conditions favorables pour sortir de leur zone de confort, bousculer leurs acquis. Ici, l’émulation collective ne repose pas sur une menace de survie mais sur une recherche de satisfaction commune pour atteindre, selon Jean Garneau, « un nouveau seuil d’excellence. » Comme dans une équipe de sport collectif, chacun veut se surpasser individuellement et pour le groupe, dans le but de ne décevoir personne et de gagner ensemble. Mais pour que cette compétition soit saine, il faut un entraîneur qui régisse des règles et soude le groupe.
Dans ces deux cas, la compétition pousse à se dépasser et à se challenger, individuellement et/ou collectivement. Mais attention, elle a aussi ses limites.
Trop de compétition peut être contre-productif
« La compétition oui, mais avec modération » - Pablo Servigne, biologiste
Pour le professeur Maurice Thévenet, dans son ouvrage Le travail, ça s’apprend, trop de compétition peut être néfaste. Si chacun finit par être plus intéressé par sa réussite personnelle que par la réussite collective, le groupe court à sa perte. Il alerte sur les conséquences d’une telle situation : manque de communication et d’entraide, rétention d’information…
Même conclusion pour Pablo Servigne, biologiste co-auteur de L’entraide. L’autre loi de la jungle, pour qui “la loi de la jungle”, motivée par un individualisme constant, desservirait sur le long terme les relations humaines et le vivre en société. À l’échelle d’une entreprise, une compétition trop importante générerait, selon lui, une grande tension entre les collaborateurs et deviendrait même à terme contre-productive.
Nous avons à ce sujet interrogé Romain, qui a souffert d’une mise en compétition extrême dans l’agence de comm’ dans laquelle il travaillait. Il raconte : « Cette situation avait quelque chose de malsain. Cela poussait des collègues à être en compétition permanente au lieu de travailler en collaboration. Chacun bossait dans son coin en voulant montrer qu’il était meilleur que les autres. Certains manquaient même de fairplay et allaient parfois jusqu’à voler les idées des autres. Pour moi, c’est comme une équipe de foot : c’est bien d’avoir un peu de concurrence pour stimuler tout le monde et apporter un peu piquant. Mais si c’est trop poussé, c’est déstabilisant pour tout le groupe, ça met une ambiance détestable où chacun travaille pour son propre intérêt au lieu de la jouer collectif. »
« Chacun bossait dans son coin en voulant montrer qu’il était meilleur que les autres. » - Romain
En effet, une compétition constante, poussée à l’extrême ou inadaptée aux modes de fonctionnement des membres de l’équipe, est loin de motiver et peut avoir de lourdes conséquences sur le moral des troupes et donc sur sa motivation :
Une perte de confiance en soi : tous les collaborateur(s) qui n’atteignent pas les objectifs fixés ou qui sont un peu moins performants que leurs collègues, peuvent perdre confiance en eux en situation de compétition. Et, dans le pire des cas, brisés, ils peuvent s’enfermer dans un cercle vicieux de l’échec, allant jusqu’au burn-out.
Une défiance entre les collègues : la relation entre les membres de l’équipe peut aussi être affectée. Et deux profils peuvent émerger : ceux qui préfèrent être dans les petits papiers du manager au péril de leur relation avec les autres, et ceux qui, plus en retrait, voient ces derniers d’un mauvais œil et les considèrent comme des “fayots”. Entre eux, un fossé peut se creuser et des tensions - voires des jeux de manipulation - au sein de l’équipe peuvent apparaître, pendant les challenges mais aussi après.
Si un excès de compétition est dangereux pour l’esprit d’équipe voire contre-productif, doit-on contrebalancer par plus de coopération ? Oui, mais, encore une fois, avec modération. Car la coopération n’est pas non plus irréprochable… Pour Maurice Thévenet, auteur et professeur : « Admettre la compétition est plus sensé que de la nier ou de la remplacer par une naïve coopération. » Pourquoi ?
Trop de coopération mène à l’immobilisme
« Admettre la compétition est plus sensé que de la nier ou de la remplacer par une naïve coopération » - Maurice Thévenet, auteur et professeur
Si trop de compétition génère des tensions entre les individus, trop de coopération freine incontestablement le groupe. Elle entraînerait un immobilisme général : chacun attend que l’autre propose quelque chose de nouveau, sans oser prendre les devants et rien ne se passe. Ce qui est, à terme, contre-productif.
De plus, « à trop s’enfermer dans la relation » on risque d’être « pris au piège par la relation » explique Maurice Thévenet, toujours dans son ouvrage Le travail, ça s’apprend, ce qui mène généralement à des impasses. Une étude menée aux États-Unis en 2015 a d’ailleurs prouvé cet effet pervers. Elle comparait deux groupes, l’un avec une culture “collaborative” et l’autre avec une culture plus “compétitive”. Pour le groupe où le collectif primait, la productivité était moins bonne car, pour préserver la cohésion globale et leur bonne entente avec leurs collègues, les membres étaient prêts à freiner leur performance individuelle. A contrario, dans l’équipe plus compétitive, certains membres du groupe souhaitaient se challenger et n’avaient pas de mal à se démarquer des autres en étant plus productifs.
Compétition + coopération = efficacité ?
« Coopération et compétition sont naturelles (…) Le problème n’est donc pas de faire régner l’une sur l’autre, mais d’assurer une bonne tension entre les deux. » - Maurice Thévenet, auteur et professeur
Bien sûr, comme dans tout, un juste équilibre est possible. Et pour y arriver, c’est surtout une question de dosage et de mode de management, comme le rappelle si bien le professeur Thévenet : « Coopération et compétition sont naturelles, elles apparaissent dans toute société humaine. Mieux encore, elles sont toutes deux utiles et nécessaires. Le problème n’est donc pas de faire régner l’une sur l’autre, mais d’assurer une bonne tension entre les deux. »
Des valeurs communes comme piliers
Le point de départ d’une compétition qui fonctionne et crée une émulation est la cohésion du groupe. Cette dernière permet qu’en période de challenge, chacun connaisse le rôle qu’il a à jouer et que le manager connaisse la dose de reconnaissance et de soutien dont chacun a besoin pour se surpasser. Dans son livre What Keeps Leaders Up At Night, la psychologue clinicienne Nicole Lipkin l’appelle “la conformité du groupe” et pour elle, il s’agit d’une notion essentielle à prendre en compte dans le dosage de la compétition en entreprise.
La conformité du groupe c’est son unicité, sa cohésion et sa complémentarité. Et ce sentiment d’appartenance est rendu possible si le manager rallie ses troupes derrière des valeurs communes, qu’il incarne et dans lesquelles chaque membre de l’équipe se reconnaît. « La clé est de trouver du sens, un sentiment d’appartenance qui va permettre à chacun d’atteindre ses objectifs personnels et donc de prendre conscience que l’on contribue à une réussite collective » affirme l’auteur. Ce que Marie confirme en tant que manager : « La compétition en équipe doit être claire, incarnée, et assumée au quotidien dans les bons moments, et surtout dans les plus durs. Ainsi quand tout va bien, ils prennent plaisir à se dépasser et faire toujours mieux. Mais dans les moments moins faciles, ils savent aussi qu’ils peuvent compter les uns sur les autres. »
« La compétition en équipe doit être claire, incarnée, et assumée au quotidien dans les bons moments, et surtout dans les plus durs. » - Marie
Une compétition challengeante mais pas écrasante, le Graal ?
Une base solide est un pré-requis, donc. Mais au quotidien, comment trouver la recette magique, parfaitement équilibrée entre compétition et coopération ? Marie, manager d’une équipe de chasseurs de tête, partage son expérience : « On ne doit jamais pointer du doigt un échec de façon individuelle mais plutôt rebondir avec une énergie collective » explique-t-elle. Par exemple, si, dans son équipe, un chasseur de tête n’a pas généré assez de business lors du dernier challenge, au lieu de lui décerner le bonnet d’âne en réunion devant tout le monde, Marie essaie de comprendre quelles ont été les difficultés rencontrées par tout le monde puis de réfléchir, avec toute son équipe, aux solutions pour faire mieux la prochaine fois.
6 conseils aux managers pour allier compétition et esprit d’équipe
Voici quelques conseils aux managers pour que la compétition augmente la productivité au sein d’une équipe tout en conservant un environnement de travail sain et serein.
1. Affirmez haut et fort les valeurs que votre équipe défend et prouvez-le au quotidien
Pour que chacun sorte de sa zone de confort en toute sécurité, en se sentant soutenu par le collectif, misez sur la solidarité. Par exemple, vous pouvez :
- Inciter les membres de votre équipe à, le soir avant de partir par exemple, proposer leur aide aux autres.
- Inscrire dans les grilles d’évaluation des entretiens individuels des critères valorisant les comportements collaboratifs.
Et si certaines attitudes mettent en péril l’esprit collaboratif, dégainer votre process de recadrage. Souvent avec l’aide du RH, il s’agit de discuter avec le collaborateur pour comprendre ses frustrations et lui partager les vôtres. Il sert de signal d’alarme bienveillant pour que l’attitude de celui-ci change avant de devoir prendre des mesures plus conséquentes.
2. Définissez l’objectif commun
Il s’agit d’être clair sur les règles du jeu, en définissant un objectif global, à long terme, et un ou plusieurs objectifs à court terme qui vont mobiliser beaucoup d’énergie rapidement. Mais une chose est primordiale : les objectifs court terme et individuels ne doivent pas primer sur l’objectif long terme et collectif. Ce dernier doit être clairement défini en amont, partagé par tous les membres de l’équipe mais aussi connu des autres équipes et lié au projet global de l’entreprise.
3. Repérez les profils « compétiteurs »
Le compétiteur ne doit pas “juste” être perçu comme un collaborateur qui vous fera gagner du temps et de l’argent. Il est plus que ça : il aime le challenge, ne va jamais au plus facile et s’il est motivé, il peut devenir le meilleur allié d’un groupe pour le tirer vers le haut grâce à son énergie et son enthousiasme.
Mais attention, il peut aussi agacer ses collègues ou, sans le vouloir, générer un surplus de compétition qu’il faut cadrer. Si vous percevez cela, montrez-lui comment être un moteur pour les autres et non pas seulement pour lui-même. Proposez-lui de mettre à profit sa rapidité et son énergie au service de ses collègues. Demandez-lui, par exemple, de devenir le mentor de quelqu’un ou d’amener parfois un collaborateur sur le terrain pour lui partager ses clés de réussite. L’idée est qu’il recrée du lien et de montrer à l’équipe que s’il est obsédé par l’atteinte de ses objectifs, il n’a aucune volonté de dénigrer les autres ou de se sentir supérieur à eux.
4. Dosez les périodes de challenge et de repos
Élaborez des challenges qui stimulent toute l’équipe dans un temps imparti. La compétition ne peut pas être une stratégie de mobilisation à long terme mais elle peut stimuler régulièrement votre équipe. Elle doit donc être ponctuée de moment de repos pour préserver la motivation des troupes.
Et soyez réaliste. Si l’objectif est irréalisable, vous courrez inévitablement à une démotivation générale. Faites donc des projections par rapport aux chiffres et données que vous avez déjà, mais aussi par rapport au contexte (la santé du marché, la concurrence, votre budget…)
5. Récompensez votre équipe
Quand vous lancez un challenge collectif et annoncez l’objectif à atteindre, annoncez également une récompense individuelle et collective pour créer une véritable émulation de groupe. Cette notion de récompense inscrit la compétition dans un rapport donnant-donnant où chacun a un intérêt de mener sa mission à bien. Être transparent sur les récompenses de chacun et tenir vos promesses en cas de succès donnera aussi de la légitimité à votre management.
Vous pouvez également récompenser des comportements plutôt que des actions : des collaborateurs qui véhiculent des valeurs, optimisent les process actuels ou innovent… En valorisant des actions individuelles qui oeuvrent pour le collectif, vous avez de grandes chances d’augmenter la cohésion et la motivation de l’équipe. Et puis n’hésitez pas à fêter les succès, même les petits du quotidien, c’est aussi ce type de contreparties qui forge l’esprit d’équipe.
6. N’oubliez pas les phases de “synchronisation” et “resynchronisation” collective
Avant de les challenger, portez de l’attention à la phase dite de “synchronisation” où vous alternez coaching individuel et collectif. Sur cette première phase, si l’on reprend une métaphore sportive, les joueurs apprennent à écouter leur corps, souffler, récupérer… De la même manière, en entreprise, vous sondez vos collaborateurs sur leur état d’esprit, leurs émotions, pour qu’ils soient dans les meilleures conditions lors de la compétition.
Une fois le challenge passé, pensez à la phase de motivation et “resynchronisation” collective. Évoquez les succès individuels et surtout collectifs, ce que les gens et le groupe ont fait de bien. Démontrez avec des faits les actions des membres qui ont été bénéfiques (chiffres à l’appui) et offrez les récompenses promises au départ pour leur donner envie de vous suivre sur le prochain challenge.
Pour résumer, la compétition est bénéfique dans une équipe à condition d’y aller avec parcimonie et d’avoir insufflé un véritable esprit d’équipe en amont. Le plus important est de préserver la relation entre les collaborateurs pour leur donner envie de se surpasser. À vous de mettre à profit vos meilleurs talents managériaux pour y arriver !
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Photo by WTTJ
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