Conflits au travail : et si on réglait nos tensions sur un ring ?
07 nov. 2024
5min
Journaliste
Au travail, nous serions deux tiers à être régulièrement « en conflit » avec nos collègues ou notre direction. Un poids psychologique et financier qui coûte cher aux entreprises. Pour tenter d’y remédier, et enfin enterrer la hache de guerre, un « Campus des conflits » s’est tenu à Paris. Reportage.
Quatre-vingts personnes déambulent dans une grande pièce du 18e arrondissement de Paris. Carole Laubry, Audrey Gicquel et Olivier Chaput animent un exercice de connexion par le regard. Certains participants semblent troublés, d’autres à l’aise. « Quelles sont tes attentes, émotions et sensations dans le corps ? », demande Olivier Chaput. Sommes-nous dans un stage de développement personnel ? Pas tout à fait. Nous sommes à La Maison de la Conversation, où se tient le premier « Campus des conflits ». L’objectif affiché : aider les collègues et managers à mieux gérer les tensions et oppositions pour les transformer en opportunités.
« Ce sont trois jours d’ateliers pour échanger sur des pratiques qui se rencontrent rarement », résume Carole Laubry, une des trois organisateur·rices, et coach de dirigeants et d’organisations. « L’objectif est de sortir de la logique : “J’ai raison, tu as tort”, inhérent à tout conflit », détaille-t-elle. Olivier Chaput, facilitateur en intelligence collective, intervient principalement dans les milieux associatifs et militants. Audrey Gicquel est autrice et accompagnatrice de collectifs d’habitants. « Nous venons croiser nos regards et tester différentes méthodes de gestion des conflits », précise Carole Laubry.
En entreprise, les tensions coûtent très chers. Selon l’Observatoire du Coût des Conflits au travail, la baisse de productivité liée aux conflits s’élèverait en France à « 2 à 3 heures par semaine pour deux tiers des salariés », pour un coût salarial estimé à plus de 0 milliards d’euros chaque mois. « D’où l’intérêt de se former à des méthodes collaboratives », explique Francis Boyer, expert en innovation managériale.
Le « Playfight » : poser ses limites sur le ring
Parmi les ateliers du Campus, Margaux Chevalier, facilitatrice de Playfight (une méthode qui allie jeu et lutte non-violente), propose de « remettre le physique au cœur des relations professionnelles ». Sous son regard, une douzaine de personnes s’étirent autour d’un tatami. Un homme imposant campe au côté d’une femme plus âgée. On imagine mal les deux participants se jeter l’un sur l’autre sans que l’atelier ne tourne au fiasco. Margaux Chevallier rassure : « On invite à prendre soin de soi. Une seule règle au Playfight : ne pas se faire mal, ni blesser l’autre ». Elle complète : « L’idée est d’amener ce qui sera expérimenté physiquement sur le tapis, dans nos relations au travail. La connexion au corps est souvent oubliée dans la gestion des conflits. »
Tout le monde se met en cercle. La participante du début se positionne au centre et demande : « Je veux un Playfight intense mais en sécurité ». Son partenaire accepte. Le groupe observe, garant de la sécurité et de la connexion. Ici, pas de gagnant ou de perdant. On ne compte pas les points. « L’objectif n’est pas la victoire, mais la connexion à soi et à l’autre », rappelle Margaux Chevallier. Après cinq minutes de jeu, chacun exprime ce qu’il a apprécié chez l’autre. « J’ai apprécié ta douceur et ta sécurité », témoigne la joueuse.
Une participante trouve que « ce serait super d’avoir cette pratique dans les boîtes. Ce serait un exutoire parfait ». La méthode est déjà utilisée au sein de collèges pour prévenir les harcèlements. Mais Francis Boyer alerte : « Pour être une vraie innovation managériale, la pratique doit être intégrée au niveau opérationnel, soit à la demande, soit dans le cadre de temps d’échange d’équipe (réunion, point hebdomadaire…), et pas exercée de manière sporadique ». Sinon, « c’est comme le baby-foot, un exutoire temporaire ».
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Les « accords relationnels » : prendre soins de nos besoins
Un peu plus loin, Pascale Corbi accueille les participants avec cette affirmation implacable : « Le conflit est inévitable ». Sommes-nous donc condamnés à en souffrir ? Pas selon celle qui intervient auprès de grands groupes avec l’approche des accords relationnels. Pascale Corbi a travaillé pendant 10 ans dans la prévention des risques psychosociaux : « On m’appelait pour éteindre les incendies et assez peu pour mettre en place des démarches préventives », résume-t-elle. « La méthode consiste à se mettre d’accord sur des règles de comportements du quotidien pour une bonne entente au sein de l’équipe, comme dire bonjour sans contact physique le matin par exemple. »
Après s’être remémoré une expérience positive de vie en entreprise, les participants identifient leurs besoins pour se sentir bien dans le groupe. Un homme est invité à livrer l’accord relationnel important pour lui : « J’ai besoin de me sentir accepté comme je suis ». Pascale Corbu l’invite à reformuler sous une forme active : « Je m’exprime pleinement sous toutes mes facettes ». Elle explique que « les accords relationnels responsabilisent chacun dans la prise en charge de ses besoins ».
Francis Boyer constate que « des temps d’expression des ressentis et émotions sont rarement présents en situation opérationnelle. D’où la nécessité d’adopter une pratique et de former les managers et collaborateurs en conséquence ». Et si un accord n’est pas respecté ? « C’est l’occasion de discuter avec votre collègue pour comprendre ce qui se passe pour lui », propose Pascale Corbi. Cela évite que les tensions s’accumulent. La dernière étape consiste alors à exprimer comment j’aimerais que l’on me signifie que je ne respecte pas un accord.
Le « processwork » : faire émerger les radicalités pour mieux se comprendre
Un troisième atelier semble avoir particulièrement la côte. Une quarantaine de personnes s’y pressent, pour y pratiquer le processwork. Carole Laubry présente cette méthode comme un moyen de « faire émerger des voix qui resteraient silencieuses ». Philippe Bazin co-anime la session autour du thème : « La place des femmes dans une société patriarcale ». Une participante s’exprime la première sur le sujet : « J’en ai marre qu’on me coupe la parole ». Le co-facilitateur lui enjoint de parler plus fort. « Y a-t-il d’autres personnes qui souhaitent se joindre à elle et soutenir cette jeune femme courageuse ? », hèle-t-il. Un groupe se forme derrière elle.
Ici, Carole Laubry rebondit en demandant à des hommes « d’exprimer des polarités contradictoires », et ajoute : « Votre intervention servira à faire avancer le système ». Un homme visiblement hésitant prend la parole : « J’en ai assez d’être accusé de tous les maux ». Carole Laubry raconte ensuite que dans un projet ferroviaire, cette méthode a permis d’introduire plus de poésie dans la rénovation des gares. « Les systèmes prônant des valeurs et compétences pro-sociales comme la bienveillance, l’entraide et la solidarité peuvent amener au jugement et donc empêcher la diversité de s’exprimer. »
À la fin de l’atelier, Philippe Bazin invite les participants à partager ce qui les a le plus touchés dans les propos divergents. Regroupés en petits groupes, chacun complète la phrase « En sortant de l’atelier, ce que je sais c’est… » six fois de suite. « Le cerveau est ainsi fait que se répéter six fois la même question permet de révéler des prises de conscience sur les transformations de notre perception de l’autre et de notre rapport au sujet, affirme Carole Laubry. La dernière étape consiste à faire des propositions d’action en prenant en compte ces divergences. »
Créer une culture commune entre managers et collaborateurs
Pour Francis Boyer, la clé pour réduire les conflits « est d’internaliser des valeurs comme l’humilité et la primauté de l’équipe ». Il avertit qu’externaliser la gestion des conflits à des tiers n’est pas suffisant. Carole Laubry ajoute que « les conflits ne doivent pas être gérés uniquement par les managers, car quand cela arrive, il est souvent trop tard ».
Le Campus des conflits propose justement de décloisonner les outils et les pratiques pour qu’ils soient adoptés par toutes les équipes. Durant ce week-end, plusieurs ateliers de développement personnel ont eu lieu, parmi lesquels la communication non violente, la gestion des émotions ou encore des méthodes de changement de perception comme la théorie polyvagale. Ces pratiques, parfois critiquées pour leurs dérives, sont défendues par les facilitateurs présents, comme des leviers efficaces de gestion des conflits.
Carole Laubry insiste sur l’importance de « former les équipes pour éviter que les conflits ne nuisent à la santé mentale ». Près de la moitié des salariés français sont en détresse psychologique, et 70 % attribuent leur mal-être au travail, selon un sondage Empreinte humaine-OpinionWay. Les méthodes abordées ici sont une opportunité de voir les conflits sous un autre angle : comme des sources d’information qui éclairent les dysfonctionnements et peuvent devenir bénéfiques.
Article écrit par Simon Renou, édité par Clémence Lesacq, photos fournies par les organisateurs
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