Biais de recrutement : 8 méthodes pour enfin en venir à bout
24 nov. 2022
7min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Les biais cognitifs et le bruit parasitent largement les décisions de recrutement. Si certains ateliers de « prise de conscience » tentent d’améliorer la gestion du problème, ils peinent néanmoins à le régler. Quand on recrute, on pense encore trop souvent qu’on peut miser sur son « intuition », laissant ainsi la prédominance à ses préjugés et préférences personnelles. Mais si ces biais sont inévitables, que faire ? Nos deux experts Laetitia Vitaud et Olivier Sibony vous proposent 8 pistes d’action pour en venir à bout.
1. Formez vos équipes pour interroger leur processus collectif
Si on part du postulat que les formations servent à corriger les biais des individus, elles sont contre-productives : ce n’est pas parce qu’on sait qu’on a des biais qu’on est capable d’y échapper individuellement. Tout d’abord, parce qu’on n’a sincèrement pas conscience de ses propres biais. Pire, le fait d’être bien informé sur le sujet peut vous faire tomber dans l’effet de compensation morale : la « bonne action » que représente le fait de vous informer vous « désinhibe » par la suite et vous convainc que vous êtes moralement supérieur. « Moi, biaisé ? Pas du tout ! La preuve, je connais les biais ! » Vous retournez alors en toute bonne conscience à vos pratiques discriminatoires. Par ailleurs, il y a la réactance, ce mécanisme de défense psychologique des individus qui tentent de maintenir leur liberté d’action lorsqu’ils la pensent menacée.
« J’ai parlé à des dizaines de DRH qui disent : “Moi, vous savez, dès qu’un candidat sort de l’ascenseur, je sais tout de suite s’il va faire l’affaire”, illustre Olivier Sibony. Si vous pensez que votre jugement est tellement sûr que vous n’avez besoin d’aucune méthode, alors vous allez laisser libre cours à vos biais. C’est pourquoi la vertu unique d’une formation sur les biais, ce n’est pas de faire en sorte que les gens surmontent leurs biais mais de les convaincre qu’ils doivent changer leurs méthodes de décision. » Autrement dit, pour être vertueuses, les formations doivent servir à comprendre qu’on peut se doter de meilleurs processus de décision collectivement afin de neutraliser les biais individuels : « Nous sommes imparfaits mais collectivement nous pouvons être meilleurs ».
2. Définissez clairement le profil recherché à l’aide d’une fiche de poste précise
« 80 % du temps, les descriptions de poste ne sont pas suffisamment précises pour qu’on puisse avoir des discussions utiles sur les candidats », affirme l’expert. Souvent, l’ambiguïté est tolérée pour permettre aux préférences personnelles d’entrer en ligne de compte. Mais en vérité, si aucun choix de recrutement n’est jamais inconfortable pour les individus qui recrutent, c’est que le travail collectif de définition des critères et compétences attendus n’a pas été fait. « Le bon test pour savoir si une description de poste est suffisamment précise, c’est qu’elle doit vous amener de temps en temps à choisir un candidat qui n’était pas votre préféré. Sinon, ce n’est pas la peine d’avoir une description de poste, vous pouvez assumer de prendre le ou la candidate dont la tête vous revient. »
« Il n’y a rien de pire que les gens qui vous disent : “Nous n’avons pas de profil-type, nous cherchons des personnalités intéressantes”. »
À l’aune de fiches de postes trop vagues, on peut parer a posteriori les gens qui nous plaisent (et nous ressemblent) de toutes les qualités. Les vagues « aptitudes intellectuelles » et autres « expériences pertinentes » permettent de justifier toutes les préférences personnelles tandis que des critères plus précis rendraient certains choix plus difficiles à justifier. Pour Olivier Sibony, « il n’y a rien de pire que les gens qui vous disent : “Nous n’avons pas de profil-type, nous cherchons des personnalités intéressantes”. Ça veut dire qu’on a décidé de laisser libre cours à ses biais, préjugés et préférences personnelles ».
3. Recrutez de façon collective… en travaillant séparément
Si on veut vraiment bénéficier de l’intelligence collective en matière de recrutement, il faut faire en sorte que chaque jugement ne soit pas influencé par ceux des autres au fil du processus. « Si on ne prend pas des mesures actives pour faire en sorte que les gens ne communiquent pas, ils vont communiquer, explique notre expert. Quand un inspecteur de police dispose de plusieurs témoins d’un crime, il ne va pas rassembler ces témoins derrière la glace sans tain pour identifier le criminel dans la parade d’identification en disant : “Mettez-vous d’accord pour me dire qui a commis le crime !”. Il va au contraire faire venir chaque témoin séparément et s’assurer qu’ils ne communiquent pas entre eux. »
Ce qui semble évident dans le domaine judiciaire, où l’erreur n’apparaît pas comme tolérable, ne l’est pas (encore) dans le monde des ressources humaines. Pourtant, des processus plus robustes pourraient garantir l’indépendance des points de vue afin que le collectif soit l’agrégation d’un ensemble de points de vue séparés. « Assurez-vous avec rigueur que les personnes qui font passer les interviews ne savent rien de ce qu’en ont pensé les autres intervieweurs avant d’écrire de manière détaillée ce qu’ils pensent du candidat qu’ils voient », propose Olivier Sibony. Cela signifie que les recruteurs ne devraient pas pouvoir lire les autres avis dans leur logiciel de recrutement, ni en parler à la machine à café. Pas simple quand c’est souvent avec les meilleures intentions du monde qu’on signale à ses collègues qu’il ne faudrait pas passer à côté d’un candidat formidable !
4. Évaluez les compétences séparément
À cause de l’effet de halo, notre opinion d’un candidat est influencée par le premier critère évalué. Une impression favorable de sa bonne mine et de sa manière de parler peut donc affecter l’évaluation que l’on fait de ses compétences techniques, par exemple. « Il existe une corrélation forte entre le fit culturel et les compétences techniques dans les évaluations. Il n’y aucune raison que les gens qui ont un meilleur fit culturel soient aussi meilleurs techniquement, et réciproquement. Ce sont deux choses indépendantes. Comment expliquer cette corrélation autrement que par l’effet de halo ? », s’interroge Olivier Sibony. Pour bien évaluer les compétences techniques (par exemple, le niveau de code d’un développeur), il est donc préférable que celles-ci soient évaluées séparément, par une personne qui ne sait rien de ce qui s’est dit en entretien.
De même que les jugements de différents individus ne devraient pas s’influencer les uns les autres, il faudrait s’assurer que les différentes dimensions du jugement (critères de recrutement) restent aussi séparées que possible pour qu’elles ne se contaminent pas les unes les autres. Cela passe par des tests sur échantillon de travail, des entretiens structurés (demander à des personnes différentes d’évaluer des dimensions différentes) et des tests calibrés et pertinents (plutôt que des questions soi-disant malines qui évaluent plutôt la capacité des candidats à se donner l’air intelligent).
5. Ne misez pas sur la pensée magique
« La pensée magique dans le recrutement apparaît de mille manières. Il y a moins de gens qui utilisent la graphologie, mais il en reste encore. Les bras m’en tombent quand j’entends des recruteurs dire qu’ils l’utilisent “en complément d’autres méthodes, simplement pour confirmer leurs décisions”. Mais alors pourquoi ne pas lire dans les entrailles de poulet ?! », s’indigne notre expert. Mais la pensée magique ne se limite pas à ces pratiques ésotériques : « Aujourd’hui, la pensée magique s’appelle intelligence artificielle. Quand une startup vous dit : “J’ai développé un outil formidable pour trier les CV”, peut-être que ça marche, mais comment le vérifiez-vous ? » En général, les entreprises ne procèdent pas à une évaluation rigoureuse, indépendante et statistiquement significative des outils d’IA qu’elles utilisent dans le recrutement. Cela procède donc de la pensée magique : « On les achète exactement comme on recrute les candidats : sur la bonne mine de celui qui vous les vend ! ».
À cause du biais de confirmation (qui consiste à privilégier les informations confirmant ses idées / hypothèses), on se convainc par la suite que le logiciel acheté rend effectivement service. Sur la base de petits échantillons, on conclut à tort que la machine est utile, alors qu’on pourrait arriver au même résultat en tirant à pile ou face. Si l’on ne s’intéresse pas à la manière précise dont fonctionnent les algorithmes, la boîte noire de l’IA n’est que le nouvel habit de la pensée magique.
« Par conséquent, si l’on veut pas prendre en considération un ou des éléments particuliers, il faut faire en sorte d’y être aveugle. »
6. Faites en sorte de ne pas connaître les critères dont vous n’avez pas besoin
« Pourquoi lisez-vous des CV sur lesquels il y a les hobbies des candidats ?, s’interroge Olivier Sibony. Soit vous avez décidé une fois pour toutes que vous ne recrutez que des candidats qui jouent au golf dans le même club que vous, à ce moment-là, cela fait partie de vos critères de recrutement, soit cela ne fait pas partie de vos critères de recrutement, et dans ce cas, vous ne devriez pas le savoir parce que cela va vous influencer. » De même, la connaissance du lieu d’habitation va influencer un recruteur qui voudrait sincèrement ne pas tenir compte de l’origine sociale d’un candidat. C’est impossible de ne pas tenir compte de quelque chose que l’on sait !
Par conséquent, si l’on veut pas prendre en considération un ou des éléments particuliers, il faut faire en sorte d’y être aveugle. C’est pour cette raison qu’il a fallu que des auditions se déroulent derrière un paravent, afin que les recruteurs des orchestres symphoniques ignorent le genre des instrumentistes et commencent à recruter des femmes, comme l’explique la violoniste Marina Chiche dans ce podcast intitulé « La revanche des musiciennes ».
7. Évaluez votre performance de recruteur
« Quand on fait du recrutement, c’est très facile de se convaincre qu’on est excellent ! » Cela s’explique par le biais de disponibilité : dans les entreprises, les gens qui réussissent ont tendance à rester plus longtemps que ceux qui échouent, donc les personnes rencontrées régulièrement à la machine à café donnent aux recruteurs une impression biaisée de leur talent. En revanche, les gens qui sont partis avant la fin de leur période d’essai parce qu’ils ne faisaient manifestement pas l’affaire sont absents de l’échantillon de feedbacks de la machine à café, comme le sont aussi les candidats qui n’ont pas été recrutés alors qu’ils font des merveilles chez les concurrents. « C’est pour cela que les recruteurs s’imaginent tous que leur instinct est infaillible », confie l’auteur de Noise.
Pour progresser, il est indispensable de mettre en place un système de feedbacks sur les jugements individuels des recruteurs. Il faut ainsi collecter des données pour les comparer aux décisions collectives : si un recruteur a jugé systématiquement « insuffisants » les candidats qui ont finalement été recrutés, alors il peut en déduire que sa barre est trop élevée. On peut aussi décliner par critère. Si la moyenne individuelle d’évaluation sur les compétences techniques est largement supérieure à la moyenne collective, c’est que le jugement individuel n’est, en revanche, pas assez exigeant. On ne peut pas devenir meilleur sans un système qui donne un feedback de qualité. Pour Olivier Sibony, « c’est comme si vous jouiez au tennis et que vous ne voyez jamais si la balle est trop longue ou trop courte… Pourtant, tous les recruteurs pensent qu’ils deviennent meilleurs avec la seule expérience ».
8. Acceptez l’erreur
« Il n’existe aucun moyen de ne jamais faire d’erreur de recrutement. Aucun système ne vous garantira de ne pas vous tromper », admet l’expert. Par définition, le recrutement d’un candidat est effectivement une prévision sur l’avenir. « Sur la base de 45 minutes d’exposition à la parole de quelqu’un qui fait de son mieux pour me mentir, je vais essayer de prévoir si cette personne va réussir dans des circonstances différentes de celles où elle a travaillé dans le passé et que je ne connais pas moi-même car l’environnement et la composition de l’équipe sont variables… C’est évidemment une prévision incertaine ! » Pour l’expert, il est temps d’accepter l’idée qu’un pourcentage significatif de toutes nos décisions de recrutement seront forcément des erreurs. On sera alors davantage disposé à reconnaître ses erreurs et à en tirer des leçons, comme mettre en place un système dans lequel la flexibilité de la décision est la norme.
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Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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