Corée du Sud : des salariés sous pression payent pour aller en prison
12 févr. 2019
7min
Freelance @ Communication numérique
Travailler en Corée du Sud est loin d’être de tout repos… Pression familiale, stress et heures supplémentaires en série : autant de facteurs qui peuvent avoir des conséquences dramatiques. Ainsi, la consommation d’alcool est particulièrement élevée dans le pays, tout comme le taux de suicide des Sud-Coréens, l’un des plus importants au monde. Et pour échapper à une société oppressante, Kwon Yong-suk, ancien procureur qui avait lui-même pour habitude de travailler plus de 100 heures par semaine, a mis au point un nouveau concept de retraite spirituelle. “Prison Inside Me” propose à 28 Coréens de passer 24 heures en prison pour relâcher la pression. Une solution radicale à un problème qui l’est tout autant, certes, mais qui nous pousse à nous demander pourquoi les Coréens ressent-ils le besoin de s’enfermer dans une cellule pour déstresser ? On s’est penché sur la question.
Une population sous pression
Les Coréens n’échappent malheureusement pas à un problème récurrent dans le monde, et particulièrement en Asie : le stress et la pression professionnelle ou académique. Une pression qui se manifeste dès le plus jeune âge. De fait, le succès scolaire est particulièrement valorisé, et les exigences (et espoirs) des parents pèsent lourds sur les enfants et adolescents.
D’où la popularité des cram schools, où se rendent la grande majorité des élèves coréens, après l’école officielle. Il n’y a pas encore d’équivalence en Français pour qualifier ces écoles privées qui proposent du tutorat, de l’aide aux devoirs mais aussi des cours supplémentaires. Appelées Hagwons en Coréen, Se-Woong Koo qui enseigne l’anglais dans l’une d’entre elles, décrit dans le New-York Times un environnement plutôt hostile, et dont l’objectif ne semble pas être l’épanouissement des étudiants. D’ailleurs, les élèves coréens travaillent 13 heures par jour et ne dorment en moyenne que 5 heures par nuit. Il ne faut pas oublier la compétition entre les élèves, particulièrement rude, l’objectif final étant d’intégrer l’Ivy League coréenne, soit la SKY, composée de seulement trois universités, passage obligatoire pour devenir “quelqu’un”.
Des conditions de travail difficiles
Une fois insérés professionnellement, les Coréens se retrouvent une fois encore confrontés à une pression importante, le monde de l’entreprise étant un environnement particulièrement stressant… Comme au Japon, les Coréens ont eux aussi inventé un mot pour qualifier la mort due aux heures supplémentaires : on parle de “gwarosa”. Et pour cause : les Coréens font partie des travailleurs qui font le plus d’heures de travail au monde : en 2017, ils arrivent 3e sur ce triste podium, avec en moyenne 2024 heures de travail annuelles par salarié, soit 168 heures par mois. Ceci alors que la semaine de travail s’étendait jusqu’à peu sur six jours (avec seul le dimanche comme jour de congé) et une durée légale de 68 heures par semaine (soit plus de 11 heures par jour !). Si le gouvernement a pris des mesures, une loi est passée pour abaisser le temps de travail à 52 heures et promouvoir la semaine de cinq jours, il faudra attendre un peu pour déterminer si ces mesures sont suffisantes, dans un pays où on comptait des centaines de victimes de gwarosa en 2017.
Les Coréens font partie des travailleurs qui font le plus d’heures supplémentaires au monde : en 2017, ils arrivent 3e sur ce triste podium, avec en moyenne 2024 heures supplémentaires annuelles par salarié, soit 168 heures par mois.
Ce rythme de travail effréné s’explique de plusieurs façons. Dans une société où la philosophie confucianiste a une grande influence, le travail est présenté comme l’unique moyen de bénéficier au collectif, et il prend ainsi une place centrale dans la vie des citoyens. En Corée du Sud, l’individu porte sur ses épaules l’honneur de sa famille et de ses ancêtres, et chaque succès ou échec professionnel prend donc une dimension toute autre. Il faut également mentionner la crise économique asiatique de 1997 qui a eu un impact très lourd en Corée du Sud, autant économiquement que socialement : chute du cours de la monnaie, faillite de KIA Motors (entreprise emblématique du pays) à laquelle échappe de peu la Bank of Korea, et bien sûr licenciements massifs et hausse sans précédent du chômage qui prend 5 points en deux ans. Un traumatisme encore bien présent dans les esprits des Coréens qui n’hésitent pas à se donner corps et âmes à leur entreprise, afin d’éviter de se retrouver en situation de précarité.
Une pression difficile à gérer au quotidien et à laquelle s’ajoute un rythme de travail quasi-insoutenable, qui a des conséquences dramatiques : une surconsommation d’alcool en général, et de soju (le fameux spiritueux coréen) en particulier. Presque 20% de la population admet boire plus de 10 verres par semaine. Plus alarmant encore, ces conditions de travail oppressantes se traduisent aussi par un taux de suicide très élevé. On dénombre 25 suicides pour 100 000 personnes, plaçant régulièrement la Corée du Sud sur le podium des pays de l’OCDE avec le plus de suicides annuels. Il s’agit de la première cause de mortalité pour les citoyens entre 10 et 30 ans, et la seconde (après le cancer) pour les plus de 40 ans. Les hommes, qui assument en grande majorité la position de chef de famille, sont bien plus concernés que les femmes (37,5% en 2015 pour les hommes, contre “seulement” 15,5% pour les Coréennes.) S’il est souvent difficile de connaître les véritables raisons qui poussent à l’acte, la pression et le stress que subissent les citoyens coréens au quotidien dans la sphère professionnelle ne peut être écartée, surtout dans un pays où le taux de chômage est de 3,7%.
Ces conditions de travail oppressantes se traduisent aussi par un taux de suicide très élevé qui tourne autour de 25%.
Des maladies psychiques peu prises au sérieux
Ce taux de suicide important s’explique aussi par le fait que la dépression est souvent considérée comme une humeur passagère, voire une exagération qui “passera”. Pire, les patients qui finalement assument être atteints de dépression et se lancent dans une thérapie et/ou un traitement, décident de l’arrêter rapidement explique le professeur en psychiatrie Kim Eo-su au New-York Times. Et, ils pensent même qu’ils peuvent guérir seuls, « en se consacrant à la religion ou en faisant plus d’exercice ». Pour le professeur Kim Eo-su, ces comportements désinvoltes sont dus à la pression sociale qui entoure la dépression et les maladies psychiques, qui, elles, ne sont toujours pas considérées comme des maladies à part entière, et ne nécessitent donc pas de traitement médical.
La dépression est souvent considérée comme une humeur passagère, voire une exagération qui “passera”
L’État sud-coréen a lui aussi sa part de responsabilité. Alors qu’il fait face à une situation critique, les investissements dans des infrastructures adaptées à la prise en charge des maladies psychiques ou à la prévention n’ont, eux, que très peu augmenté : « La totalité du budget national alloué à ce qui touche au suicide est d’à peine 7 millions de dollars. En comparaison, le Japon dépense plus de 130 millions de dollars dans la prévention, et ils ont eu de très bons résultats » explique Young-Ha Kim, un écrivain sud-coréen engagé sur la question, dans une tribune au New-York Times. La Corée du Sud est d’ailleurs très loin de respecter les recommandations de l’OMS (Organisation Mondiale de la Santé) concernant les dépenses à allouer à la santé mentale. De ce fait, alors qu’elle recommande que 15 à 50% des dépenses de santé publique concernent les maladies psychiques, elles ne représentent que 3% du budget santé sud-coréen.
D’ailleurs, le pays ne recense que très peu d’infrastructures dédiées à la santé mentale : il n’existe par exemple que 19 Centres Psychiatriques publics en 2013, contre 168 privés. Conséquences ? Seuls 15,3% des Coréens atteints de troubles mentaux sont traités et seulement 23% de la population atteinte de dépression bénéficie d’un suivi (contre plus de 40% dans les autres pays de l’OCDE). Ajoutons que les professionnels du secteur, qu’il s’agisse de psychiatres, de psychologues, ou du personnel hospitalier en charge des patients atteints de maladies psychiques, sont en situation de précarité : la plupart sont engagés en contrat à durée déterminée. Et, entre le turn-over et les démissions qui en découlent, ceux qui restent doivent parfois gérer plus de 100 patients en même temps. Évidemment, la qualité de la prise en charge s’en ressent.
Aller en prison, la seule solution pour prendre soin de sa santé mentale ?
Il n’est donc pas étonnant dans ce contexte que des projets alternatifs, et privés, se développent, tel que Prison Inside Me, qui propose une solution là où le système public est à la traîne. Mais qu’est-ce que cette expérience de “prisonnier” offre-t-elle exactement ? L’entreprise Happiness Factory (on n’aurait pas pu l’inventer), fondée par l’ancien procureur Kwon Yong-suk vous invite à vivre comme un.e détenu.e pendant 24 heures en isolement soi-disant total : smartphone, cigarettes et livres à laisser à l’entrée, uniforme frappé de son numéro à enfiler en arrivant, et direction une cellule de 4 mètres carrés. Ici, pas de cours de yoga, ni de régime vegan. Et c’est un succès : les 28 cellules de l’établissement affichent complet tous les week-ends.
Mais dans les faits, comme l’indique le nom de cette retraite spirituelle d’un nouveau genre, il s’agit plus de se libérer de sa prison intérieure que de se retrouver vraiment en prison. Ainsi, la Happiness Factory nous parle d’introspection, de réflexion intérieure, de méditation, dont la petite cellule, dotée d’une fenêtre avec vue sur la montagne, semble être le lieu idéal. Coupé.es de leur monde, du travail, et de leur téléphone, les prisonniers.ières se ressourcent et se relâchent enfin. Mais loin d’être enfermé.es pendant 24 heures, des moments d’échanges avec les autres détenu.es sont organisés, et même des conférences sur le rôle de la méditation, du théâtre ou du jeu dans la libération intérieure !
Coupé.es de leur monde, du travail, et de leur téléphone, les prisonniers.ières se ressourcent et se relâchent enfin.
Notons qu’aucun professionnel du secteur de la santé mentale n’accompagne les détenu.e.s pendant leur séjour. Bref, malgré un nom et une infrastructure accrocheuse, on y retrouve tous les codes d’une retraite spirituelle traditionnelle, sorte d’échappatoire à sa vie quotidienne et à son stress, parfois difficile à gérer, notamment pour les Coréens. Si le programme de 24 heures se finance grâce aux donations des participants, il se trouve que Prison Inside Me, fort de son succès, vient de lancer deux nouvelles formules pour 2019 : un enfermement de 48 heures, qui coûte environ 80 euros (soit 100 000 wons), tandis que le prix d’un stage d’une semaine est fixé à 390 euros (500 000 wons), ce qui équivaut tout de même à un petit quart du salaire sud-coréen moyen. Aller en prison, pour retrouver sa liberté, n’est malheureusement pas gratuit.
Si la plupart des participants en ressortent convaincus, il est encore un peu tôt pour évaluer les réels effets (négatifs ou positifs) de cet emprisonnement sur le moyen et long-terme. Mais l’existence elle-même de Prison Inside Me démontre l’existence d’un vrai problème de société en Corée du Sud, où les citoyens souffrent de conditions de travail insoutenables, qui les tuent.
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