« Il existe un lien entre folie et créativité, mais pas celui qu’on croit »
20 janv. 2022
6min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Journaliste pigiste art et société
Tout fou est un génie en puissance, nul ne crée sans grain de folie. Cette croyance enracinée dans l’Antiquité grecque, et reprise en chœur par le Romantisme puis le Surréalisme, à la force insidieuse des fausses évidences. Mais résiste-t-elle à l’expérience clinique ? Rien n’est moins sûr.
Dans son premier livre paru aux Éditions Grasset Un coup de hache dans la tête, Raphaël Gaillard, professeur de médecine en charge du pôle hospitalo universitaire de psychiatrie de Saint-Anne, mène l’enquête à travers les âges et les territoires sur le « rapport de superposition » communément admis entre folie et créativité. En convoquant tour à tour témoignages de patients, références littéraires et découvertes génétiques, il déconstruit ce mythe bien ancré de l’artiste maudit. Discussion (raisonnée).
Un coup de hache dans la tête, le titre de votre livre interpelle. D’où vous en est venue l’idée ?
En écrivant ce livre, je voulais explorer les ressorts de la conviction populaire selon laquelle la créativité ne va pas sans folie, et réciproquement - appelons cela un « rapport de superposition ». Au cours de mes recherches, j’ai ouvert Les Salons de Diderot (des comptes rendus d’expositions organisées au Louvre durant le XVIIIe siècle, Ndlr). En parcourant ces pages, je me suis retrouvé nez à nez avec une tirade magnifique où le philosophe suggérait que « les grands artistes ont un petit coup de hache dans la tête ». J’ai repris cette métaphore, car elle matérialise à merveille la croyance sur laquelle je me suis penché.
Une croyance remontant, au moins, jusqu’à Aristote…
Exact. Plusieurs penseurs de la Grèce antique - dont Aristote - estimaient que l’être humain faisait germer de grandes idées en broyant du noir. Comme si la mélancolie liée à ce qu’ils appelaient la « bile noire » était féconde. C’est la première grande phase qui théorise le lien entre folie et créativité. Deux autres mouvements renforcent cette idée par la suite. Il y a tout d’abord le Romantisme, qui tourne la page rationaliste des Lumières à la fin du XVIIIe siècle et avec lequel on exacerbe les passions, on exulte le fantastique, on se rêve en surhomme. Puis c’est au tour du Surréalisme de se faire le chantre d’un débridement mental célébré comme matrice de création. En revendiquant une liberté radicale, ce mouvement postule qu’une déstructuration de la pensée laisse libre cours à la création. C’est la grande époque de la fameuse « écriture automatique ». Antiquité grecque, Romantisme européen, Surréalisme hexagonal… Voilà les trois grands moments de théorisation du rapport réciproque entre folie et créativité. Mais cela ne signifie pas que cette croyance soit limitée à l’Occident. Je soupçonne plutôt qu’elle a quelque chose d’intuitif dans toute réflexion sur l’humanité. Et donc d’universel.
Vous avez mentionné la bile noire, l’exacerbation des passions, la déstructuration de la pensée… Ce champ lexical correspond-t-il à la définition clinique de la « folie » ?
Pas vraiment. En tant que psychiatre, je m’appuie sur des outils faisant l’objet d’un consensus scientifique. En l’occurrence la catégorisation des troubles mentaux du DSM-V, publié par l’Association Américaine de Psychiatrie, ainsi que la Classification Internationale des Maladies (CIM) élaborée par l’OMS. Partant de cette nomenclature, on reconnaît dans la « bile noire » décrite par nos ancêtres grecs le diagnostic de dépression. Du côté de l’intensification pendulaire des émotions propre au Romantisme, la bipolarité - un coup je suis euphorique, l’autre abattu.
Quant à la désorganisation psychique prônée par le Surréalisme, on y devine des traits de la schizophrénie. Toutes ces pathologies ne sont d’ailleurs pas si marginales qu’on le croit. Il existe un tabou autour du trouble psy, comme s’il s’agissait d’une excentricité à draper pudiquement. Mais soyons clair : la psychopathologie nous concerne tous. Et de près. Environ 1 % de la population mondiale est atteinte de schizophrénie, et 2 % de bipolarité. Par ailleurs, 20 % des Français connaissent au moins un épisode dépressif dans leur vie. Si l’on agrège ces trois données, sans même parler d’une foule d’autres diagnostics, force est de reconnaître que la folie nous frappe à coup sûr. Qu’il s’agisse de soi-même, d’un ami, de l’entourage familial… Cette étendue tentaculaire du mal-être psychique est mon expérience quotidienne, en tant que psychiatre.
En tant que psychiatre, précisément, avez-vous conclu à l’existence de ce fameux lien de superposition entre folie et créativité ?
La pratique clinique démontre qu’il y a probablement du vrai dans cette croyance millénaire, qu’il n’est pas abusif d’appeler « mythe », mais aussi et surtout quelque chose de très faux. Dans mon livre, je fais intervenir le récit de plusieurs patients. L’un est dépressif, un autre bipolaire, un troisième atteint de schizophrénie. Comme pour mes autres patients, leur suivi suggère une forme de créativité. Et lorsque je parle de créativité, je me réfère à cette saisissante capacité à faire surgir de l’inattendu. Quelque chose de plus vrai, de plus efficace ou de plus beau que ce qu’aurait proposé la majorité dans la même situation. Cette force du « pas de côté », cette pensée outside the box, les patients décrits dans mon livre en sont à l’évidence porteurs. Mais la souffrance psychique, tant elle est écrasante, prend toujours le dessus sur l’envie de créer.
Faut-il en conclure, à contre-courant de l’avis populaire, que la folie ne prédispose pas à l’activité créatrice ?
Pour trancher cette question, il m’a fallu faire appel aux sciences. Au-delà de mes propres recherches en neurosciences, je rapporte plusieurs travaux très récents, dont le but était d’évaluer objectivement la probabilité que des individus soient créatifs. Grâce à l’épidémiologie, cette discipline dédiée à l’analyse de problèmes de santé dans nos sociétés humaines, des scientifiques suédois ont démontré que les personnes ayant des antécédents psychiatriques n’avaient pas une probabilité plus élevée que la moyenne d’exercer un métier créatif, mais – et c’était là une surprise – les membres de leur famille, si. Autrement dit, il n’existe pas de rapport « de superposition » entre folie et créativité, comme si l’un procéderait de l’autre, mais… Un lien de parenté. Aussi déroutante soit-elle, cette découverte a été corroborée par une étude génétique islandaise : les personnes porteuses des gènes de vulnérabilité aux troubles psychiques ont plus de chances d’exercer un métier créatif. Au sein de fratries partageant en partie le même code ADN, le frère, la mère ou la fille d’un patient auraient ainsi une fibre artistique.
Si l’on vous comprend bien, du point de vue génétique, les mêmes éléments nous exposent au trouble psy et à un éveil créatif privilégié ?
Précisément. Et il est important de souligner que ce n’est pas le fruit du seul hasard, mais de la sélection naturelle. Ainsi les gènes de vulnérabilité aux troubles psychiques sont présents du côté de l’homo sapiens – notre espèce -, plutôt que du Néandertal. L’évolution nous a conduit à une complexité cérébrale formidable, avec d’infinies potentialités créatrices. Mais cette ressource d’innovation va de pair avec la possibilité de déraillements. Comme si notre cerveau était si puissant que, par moments, il ne se supportait plus. Et ce « bug », c’est ce dont nous faisons l’expérience avec les troubles psychiques.
La créativité humaine se payerait donc du risque du trouble psy ?
Cette question nous pousse au-delà des rivages de la science, pour nous entraîner du côté de la philosophie. Mais la réponse est « oui ». Et j’irai encore plus loin. Ce qui se paye de la vulnérabilité aux troubles psychiques, ce n’est pas juste notre créativité, mais le propre de l’humanité. Une vache ou un singe ne se « dit rien » devant le passage d’un train. Nous nous différencions de ces animaux car les êtres humains, si. Un pragmatique regrettera son retard par exemple, tandis que le contemplatif songera à la poésie de sa folle course à travers champs. De telles réflexions affleurent parce que nous manipulons sans cesse des représentations du réel, plutôt que le réel lui-même. L’être humain enrichit son monde par la créativité en accouchant d’une œuvre d’art, en lançant une entreprise disruptive, en inventant de nouvelles façons d’émettre des titres financiers. Tout est possible. Mais justement du fait de ce divorce, de cette trahison du réel, l’humain peut aussi s’égarer. En un sens, penser, c’est déjà risquer de se perdre. Il s’agit de notre faculté la plus prodigieuse en même temps que de notre vulnérabilité la plus essentielle.
Selon vous, qu’est-ce-que ce rapport « de parenté » entre folie et créativité, voire entre folie et humanité, doit impliquer au regard des malades ?
Il ne s’agit évidemment pas d’attendre de chaque patient qu’il soit créatif et devienne le nouveau champion de l’art dit « brut ». Ce serait l’affliger d’une double peine, celle de la souffrance psychique, doublée de l’impératif social d’en « faire quelque chose ». En tant que médecin, je souhaite avant tout que l’on change notre perception des malades, car, comme l’ont prouvé les sciences, c’est parce que nous sommes collectivement capables de création qu’ils existent et souffrent. Rêver d’un monde sans folie, ce serait se projeter ou bien dans le règne animal, ou bien dans celui de l’intelligence artificielle. Alors cessons de stigmatiser les patients et regardons-les enfin pour ce qu’ils sont : les témoins de notre humanité.
Article édité par Gabrielle Predko, photo Thomas Decamps pour WTTJ
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