« Je ne prends jamais de vacances » Rencontre avec ceux qui ne déconnectent pas

02 août 2024

5min

« Je ne prends jamais de vacances » Rencontre avec ceux qui ne déconnectent pas
auteur.e
Pauline Allione

Journaliste independante.

contributeur.e

Été ne rime pas nécessairement avec eau salée, SPF 50 et chassé-croisé sur l’autoroute. Peu importe la saison, certains ne quittent jamais le boulot : parce qu’ils n’ont pas d’autre choix, parce qu’ils sont passionnés, parce que quitter le domicile plusieurs nuits consécutives implique un certain budget… Rencontre avec ceux qui ne s'arrêtent jamais.

Quand certains font leurs valises tous les deux mois, d’autres, à défaut d’avoir les pieds dans l’eau, se noient dans le boulot toute l’année. Le facteur économique, évidemment, pèse dans la balance. D’ailleurs, congés ou non, selon les chiffres du Crédoc publiés en janvier 2024, 40% des Français ne partent pas en vacances (c’est-à-dire loin de chez eux). Et chez les freelances, le boulot en continu est largement répandu puisque d’après une enquête de l’entreprise de portage salarial ITG menée en 2022, 40% d’entre eux ne prennent pas de congés l’été. D’autres, contraints par des obligations professionnelles mais géographiquement libres, optent pour une formule à mi-chemin : partir en vacances, mais avec le boulot. Parce qu’ils sont précaires, parce qu’ils ne parviennent pas à se séparer du taff trop longtemps, parce qu’ils préfèrent l’effervescence du boulot au calme d’un séjour à la campagne… Rencontre avec ceux qui ne s’accordent jamais de véritables moments de déconnexion.

« Je dis toujours à mes proches que si des contrats tombent, mon entreprise a la priorité » - Ann-Kristin, 36 ans, cheffe d’entreprise et fondatrice de AKB Coaching & Consulting à Paris, 36 ans

En 8 ans d’entrepreneuriat, je ne suis jamais partie en vacances sans le travail. Même si j’essaie d’alléger mes heures de boulot quand je suis ailleurs, je travaille un peu tous les jours. Je dis toujours à mes proches que s’il y a des ventes ou des contrats qui tombent, mon entreprise aura toujours la priorité. Je ne vais pas entamer une mission en vacances mais plutôt poursuivre des négociations, envoyer des devis, essayer de comprendre les besoins d’un client… Mon compagnon le comprend puisqu’il est lui aussi chef d’entreprise : parfois, on loue un appartement tous les deux en Espagne, il a sa chambre pour travailler et moi la mienne, pour éviter de se déranger pendant nos calls, et on se fait des journées un peu plus cool que d’habitude. C’est plus compliqué quand je pars avec ma mère car elle pense que j’ai besoin de me poser vraiment pour apprécier le moment. Mais je vis très bien cette situation, et je n’ai pas l’impression d’être fatiguée par ce rythme. Mon entreprise c’est mon bébé, c’est ce qui me stimule ! Ce qui est important pour moi, c’est de trouver des moments pour recharger les batteries, de m’accorder une demi journée quand je sens que je fatigue, de prendre du recul pour avoir de nouvelles idées et être plus créative… Une balade à cheval peut suffire pour souffler un peu !

« J’ai perdu cette possibilité de totale déconnexion que sont censées offrir les vacances » - Lena, 27 ans, journaliste pigiste à Paris

Je suis journaliste en freelance depuis 4 ans et jusqu’à cette année, j’avais également un job alimentaire à mi-temps. Je faisais donc du journalisme et du community management pendant une grosse partie de la semaine et deux ou trois jours par semaine, je faisais des heures en plus dans un cinéma, souvent le soir et les week-end. Entre mes semaines chargées et les week-end où je terminais tard le soir, je bossais tout le temps. J’ai finalement eu la possibilité de lâcher mon job alimentaire, ce qui était pour moi une super nouvelle : j’allais enfin pouvoir me détendre ! Sauf qu’en freelance je n’ai pas de congés payés, et il y a une pression à être tout le temps disponible. J’ai l’impression que si je m’autorise à prendre une pause je vais perdre des clients, perdre des contrats… Les activités créatives demandent de la proactivité et peut-être que je suis devenue workaholic, mais je ressens une incitation à en faire toujours plus pour me démarquer et rester dans l’esprit de mes collaborateurs. Quand personne ne travaille à Noël ou au mois d’août, je bosse sur d’autres projets, pour être prête à relancer mon activité à la rentrée. Il m’arrive de partir en week-end de temps en temps, mais j’emmène toujours mon ordi pour m’aménager des journées de travail sur place.

Psychologiquement, c’est assez usant : je ne me sens plus libre car j’ai perdu cette possibilité de totale déconnexion que sont censées offrir les vacances. Même si c’est un choix, j’aimerais avoir le luxe de pouvoir fermer ma boîte mail pendant deux semaines. Sous prétexte de flexibilité et derrière l’image du digital nomad, mon travail n’est circonscrit à aucun espace particulier et envahit tous les moments de ma vie.

« Ma plus longue période sans vacances a duré 7 ans » - Arthur*, 45 ans, ex-restaurateur à Grenoble

J’ai travaillé environ 25 ans en restauration et dans le monde de la nuit, où j’ai évolué sur pas mal de postes différents : chef de cuisine, gérant, employé, chef de salle… Le moins que l’on puisse dire, c’est que c’était des années intenses ! Il n’était pas rare que je travaille 15h par jour, et il arrivait que je n’ai pas le temps de poser des congés entre deux saisons. À peine une saison terminée, j’enchainais sur 6 à 8 mois dans un autre établissement. Forcément, ma disposition à prendre des vacances était très aléatoire et dépendait des besoins des établissements dans lesquels je travaillais. Je pouvais partir en vacances une fois par an, une fois tous les 4 ans… Ma plus longue période sans vacances a duré 7 ans. C’était un métier qui me passionnait à l’époque, je voyais du monde, je bougeais, je me portais bien ! Mais au bout de plus de 20 ans de carrière, j’étais épuisé psychologiquement : mon boulot empiétait sur ma vie personnelle comme sur ma vie sentimentale. Quand le confinement m’a forcé à m’arrêter, j’ai réalisé que je n’en pouvais plus. J’ai saisi cette chance de recommencer une nouvelle vie et j’ai entamé une reconversion dans la sécurité des réseaux informatiques.

« J’ai hâte d’avoir un jour dans la semaine où je n’ai pas à travailler » - Marine, 29 ans, community manager en freelance à Valence

Je suis community manager sur Pinterest, ce qui me permet d’être complètement mobile et flexible. J’ai deux enfants en bas-âge que j’élève seule, et la flexibilité est un critère primordial pour moi : je dois jongler avec un emploi du temps bien rempli et comme la plus petite a un an, je ne peux pas me permettre d’avoir un travail qui nécessite de travailler autre part que chez moi. Le problème c’est que mon travail me contraint à un investissement quasi-quotidien et que si je veux partir en vacances, je suis obligée de ramener le boulot avec moi. Au-delà du fait que mon travail représente une grosse charge mentale, cette situation s’accompagne de plein de petits inconvénients : en vacances je suis celle qui travaille, celle qui doit avoir une connexion internet, celle qui ne peut pas faire trop la fête… Mes dernières vraies vacances remontent à 4 ans et demi, alors que j’avais un rythme totalement différent. À l’époque, j’enchainais les petits boulots et je mettais de côté en prévision de voyages. Évidemment, être en freelance représente aussi une liberté : je peux partir quand j’en ai envie au contraire des personnes qui travaillent dans un bureau, mais à la longue cet avantage est devenu pesant et anxiogène, et trouver un équilibre dans un tel contexte est compliqué. J’ai prévu d’arrêter ce boulot au mois de septembre et je me sens déjà un peu soulagée. J’ai hâte d’avoir un jour dans la semaine où je ne dois pas travailler, où je peux être off si je suis malade, où je peux me dire à l’approche de mes vacances : « Pendant deux semaines, je vais pouvoir complètement couper du boulot… et ne penser à rien de particulier ».

(*) Le prénom a été modifié.


Article écrit par Pauline Allione et edité par Manuel Avenel - Photo Thomas Decamps pour WTTJ

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