« Le culte de la performance ressemble, par certains égards, à une dérive sectaire »
23 sept. 2024
6min
Rédactrice indépendante.
Dans un monde (du travail) dominé par l'incertitude, le chercheur Olivier Hamant appelle à embrasser la lenteur, les incohérences et l’hétérogénéité. Il s’agit de s’extraire de la performance afin de passer à une approche fondée sur la robustesse.
Biologiste, chercheur à l’INRAE (Institut national de recherche pour l’agriculture, l’alimentation et l’environnement) et directeur de l’Institut Michel Serres, Olivier Hamant a publié en août 2023 Antidote au culte de la performance. La robustesse du vivant. Il y propose un regard critique sur la performance qui tourne parfois, selon lui, en une dérive sectaire. En effet, la quête de performance est omniprésente dans la pensée et l’action humaine, tandis que le vivant – l’ensemble des organismes qui naissent, grandissent et interagissent avec leur environnement – privilégie la robustesse. Ses travaux ouvrent des réflexions sur la manière dont les sociétés humaines peuvent et doivent affronter les défis environnementaux et sociaux en s’inspirant du vivant. Il nous confie quelques pistes pour penser un univers professionnel (et politique ?) plus robuste.
Qu’est-ce que vous appelez la robustesse versus la performance ?
La performance est la somme de l’efficacité – c’est-à-dire atteindre son objectif – et de l’efficience – atteindre cet objectif avec le moins de moyens possibles. La robustesse, quant à elle, consiste à maintenir le système stable et viable malgré les fluctuations. Nous pouvons presque opposer ces deux concepts car, d’un côté, la performance nous enferme dans une voie étroite. Par exemple, sur le marché de l’emploi, cela revient à se spécialiser dans une expertise ou une mission ; c’est très bien car l’on devient très performant, mais lorsque le monde change, notre position devient très fragile. De l’autre côté, la robustesse part de l’hypothèse d’un monde en constante évolution : malgré les fluctuations, on est en adaptabilité, construisant une trajectoire qui intègre l’impermanence des choses. Pour illustrer, ce sera une personne polyvalente, capable d’accomplir des missions variées. C’est donc une construction plus dynamique du système.
Quels sont les impacts de ce culte de la performance sur les travailleurs et les entreprises ?
En se concentrant sur la performance, nous sommes obnubilés par notre mission et notre objectif. La performance est toxique en ce sens ; c’est pourquoi je parle de culte de la performance, qui ressemble, par certains égards, à une dérive sectaire. Les effets collatéraux incluent le burn-out individuel mais aussi collectif. La quête de performance nourrit la compétition, et les plus violents finissent par gagner, au détriment du collectif et de l’entreprise. À plus grande échelle, même si tout semble bien se passer individuellement, nous sommes en train de brûler notre environnement.
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Pourquoi cette obsession de la performance perdure-t-elle alors que ses effets délétères semblent plus connus aujourd’hui ?
Ma vision est celle d’un biologiste : dans le monde vivant, les êtres choisissent la performance et la compétition quand les ressources sont abondantes. C’est la stratégie du parasite qui domine, menant à la mort de l’espèce. Au Néolithique, en inventant l’agriculture, les humains ont voulu sécuriser leurs approvisionnements en dominant l’environnement : la logique des stocks a participé à la construction de la société de l’abondance. Depuis lors, nous nous sommes toujours fondés sur une source nouvelle d’abondance, la plus récente étant le pétrole. Or, comme l’écrit George Bataille dans La part maudite, dès que les humains découvrent une ressource, ils la dilapident. Aujourd’hui, nous sommes toujours dans ce monde d’abondance, néolibéral, où la compétitivité est considérée comme très positive. Pourtant, dès que le monde devient plus pénurique, les choses évoluent. C’est ce qui est en train de se produire.
« Dès que les humains découvrent une ressource, ils la dilapident. »
Vous dites que la robustesse sociale passe par la coopération et les échanges entre les individus. Est-ce visible aujourd’hui dans le monde professionnel ?
Dans le monde vivant, des espèces passent de la compétition à la coopétition selon l’état de leur environnement, qu’il soit stable ou pénurique. L’émergence de la coopération est selon moi un signe positif de basculement. Actuellement, les modèles coopératifs émergent. On observe de plus en plus de conventions citoyennes, des ateliers de réparation, de l’agroécologie… Les collectifs faisant face à des pénuries sont d’ailleurs souvent les plus avancés. Ce n’est pas un hasard : il s’agit d’une réponse au contexte plus instable que nous traversons.
Comment intégrer ces principes de manière plus massive dans les organisations ?
À l’instar de la logique du vivant, face à la fin de l’abondance, nous n’avons plus le choix. D’ailleurs, les grandes entreprises s’y mettent : Decathlon a créé We play circular, Darty a lancé Darty Max afin de valoriser la réparabilité et la circularité. Il s’agit de démarches plus coopératives qui annoncent clairement le basculement en cours.
Cette approche de la circularité préfigure-t-elle l’émergence d’un nouveau modèle en phase avec la robustesse ?
Les pénuries nous exhortent à changer notre rapport aux objets pour passer de l’économie de la propriété à celle de la fonctionnalité. Ici, les entreprises pourraient craindre de perdre leurs parts de marché car elles vendraient moins de produits, mais le modèle de la fonctionnalité est beaucoup plus fructueux et robuste à long terme : louer, prendre soin des objets, obtenir des conseils, créer du lien… Il s’agit de comportements qui permettent plus de liens sociaux, réduisent la consommation et nous invitent à la circularité. Tout ceci génère des interactions plus riches entre les humains. Mais pour cela, il faut sortir de la stratégie du parasite.
Vous dites qu’il faut embrasser les incohérences : en quoi cela alimente la robustesse?
Souvent, dans le cas de la cohérence, nous confondons objectif et stratégie. La cohérence est un très bel objectif mais une mauvaise stratégie. Je m’explique : la cohérence doit nous permettre d’aboutir à une raison d’être commune, des valeurs, des lois universelles par exemple… Mais pour les atteindre, il faut passer par de l’incohérence, sinon cela devient une secte ! Cela veut dire qu’il faut du débat contradictoire, de la diversité dans les points de vue, des essais-erreurs et des contre-pouvoirs.
L’autre notion cardinale dont vous parlez est l’hétérogénéité dans les processus de décision…
Si l’homogénéité permet d’aller vite car on est semblables, le risque est de passer à côté de certains aspects d’un problème ou d’angles morts. L’hétérogénéité implique de ne pas craindre les frictions et de valoriser les désaccords qui sont riches en informations. Ce n’est pas simple car cela signifie qu’il faut être à l’écoute et capable d’entendre les différences. Une forme de dialogue initiatique se met en place à la condition qu’il soit hétérogène et qu’on accueille l’incohérence. Le succès d’un dialogue réside d’ailleurs dans le changement qu’il provoque chez chacun des protagonistes.
« Contrairement aux idées reçues, la robustesse est davantage technophile que technophobe. »
La technologie est souvent perçue comme un vecteur de performance. Quelle place tient-elle dans un modèle de travail robuste ?
Dans le monde de la performance, la technologie est uniquement utilisée pour accroître celle-ci. Mais dans celui de la robustesse, la technologie peut avoir d’autres vertus : des ingénieurs créant des objets réparables à vie, par exemple. Pour cela, il faut valoriser la technologie « non paresseuse » comme la low tech qui s’apparente à de la high tech mais en moins fragile : créer des objets qui soient gérables localement et réparables par les citoyens en est un exemple. Contrairement aux idées reçues, la robustesse est davantage technophile que technophobe car elle ne se nourrit pas de l’obsolescence des technologies précédentes.
La transition vers un modèle de travail plus lent et moins performant peut sembler contre-intuitive. Quels arguments utilisez-vous pour convaincre les dirigeants d’entreprise d’aller vers cette inversion ?
Je parle de la robustesse depuis cinq ans. Avant le Covid, on m’écoutait poliment… Puis l’arrivée du monde de la polycrise a changé la donne. Les entreprises comprennent de plus en plus que le modèle de la performance n’est plus adapté à l’instabilité actuelle. Les comportements sont en train de changer, de plus en plus d’entreprises ont déjà un pied dans le modèle de la robustesse. Par exemple, pour parer à la pénurie de matériaux, les entreprises de la construction s’entraident et coopèrent aujourd’hui avec leurs compétiteurs directs, par nécessité. De nombreux exemples similaires émergent, permettant de sortir du discours binaire opposant croissance et décroissance. Autres exemples : l’entreprise Pocheco à Lille qui fait des enveloppes écologiques avec une approche de robustesse socio-écologique. Emmanuel Druon, le PDG, a mis des plantes sur son foncier et a dépollué les solvants de ses machines. Toutes les machines sont réparables ou encore les colorations sont en pigments naturels… L’entreprise est aussi autonome en énergie. La Camif a également inversé son modèle pour aller vers plus de made in France et de la recyclerie.
Quels conseils donneriez-vous aux managers et aux RH qui souhaitent aller vers un modèle plus robuste ?
Voici quatre conseils pour se lancer dans la robustesse :
Passer plus de temps sur les questions. Dans le monde de la performance, on passe trop de temps à répondre aux mauvaises questions ! L’idée est de faire passer un test de robustesse à sa question pour évaluer si elle est pertinente. Pour cela, il faut la challenger en s’appuyant sur des personnes éloignées de la problématique par exemple.
Réaliser un audit interne de robustesse de sa structure. Lister les contre-performances existantes et identifier comment elles nourrissent la robustesse. Par exemple, la pause café et ses bénéfices, c’est parfois contre-intuitif mais en menant des recherches, les RH peuvent identifier et faire fructifier la robustesse sous-jacente de l’organisation.
Examiner son modèle économique et détecter comment il peut alimenter la santé des milieux naturels, sociaux et humains. Il s’agit de modifier certains aspects concrets en passant au crible ses clients, ses collaborateurs ou encore ses fournisseurs.
Faire un test de fluctuation : identifier les conséquences d’événements comme la fermeture des frontières chinoises ou une panne mondiale de Microsoft (comme nous l’avons vécu à l’été 2024) ! Il s’agit de rédiger des hypothèses et d’y répondre pour augmenter les marges de manœuvre de l’entreprise. Se préparer avec diversification et exploration est plus robuste que de prédire les risques.
Pour finir, et de manière plus globale, je reste convaincu que nous devons avoir une réflexion sur l’éducation. Nous avons formé des compétiteurs via un système éducatif qui nous rend incapables de coopérer ou de résoudre des conflits, à tous les niveaux (politique, entreprise…). L’enjeu primordial pour instaurer de la robustesse passe par la formation de coopérateurs.
Article écrit par Laure Girardot, édité par Ariane Picoche, photos : Colin Delfosse
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