« On peut être beau dans l’échec, séduisant parce qu’un peu bancal »
02 mai 2022
6min
Journaliste @Welcome to the jungle
Fail fast, fail often peut on lire sur les murs des bureaux de certaines start-ups. Un mantra professionnel qui vise à dédramatiser l’échec pour mieux encourager les salariés à faire preuve d’innovation (pour ne pas dire à “être disruptifs”, coucou la start-up nation !). De là, à assumer ses propres défaites il n’y a qu’un pas… franchi sur LinkedIn, où les posts sauce résilience fleurissent. Alors afficher fièrement (tous) ses échecs professionnels telles des cicatrices menant à la réussite, c’est devenu banal ? “Oui et non”, nous répond le philosophe Charles Pépin, auteur de Les vertus de l’échec, (éd. Allary, 2016), qui nous invite à prendre de la hauteur sur ce sujet aux multiples facettes.
Dans les interviews, sur les réseaux sociaux, au micro des podcasts, personnes publiques et anonymes évoquent de plus en plus leurs échecs professionnels jusque-là tabous. Être fier·e de ses échecs, c’est à la mode ?
Je n’irais pas jusqu’à dire que c’est une mode mais je constate effectivement que les mentalités évoluent positivement. Des entrepreneurs, des sportifs osent désormais parler de leurs échecs, parfois donnent même des conférences sur le sujet et le succès de mon livre va dans ce sens également car ce n’était pas du tout évident qu’il rencontre un public. D’ailleurs on me disait à l’époque (en 2016) qu’un livre titré “Les vertus de l’échec” serait impossible à vendre ! Ça n’a pas été le cas, signe que les lignes bougent dans le bon sens.
Enfin, tant que l’échec précède la réussite…
C’est vrai qu’on n’arrive pas encore à voir la beauté d’un échec qui n’est pas suivi par un succès. Disons que nous sommes dans une première phase où ceux qui ont réussi se sentent enfin autorisés à évoquer leurs déboires et l’étape d’après serait d’apprécier la valeur des échecs même quand le succès ne vient pas mais juste parce qu’ils nous ont fait grandir, gagner en empathie, en humilité etc. Et puis parfois on peut être beau dans l’échec, séduisant·e parce qu’un peu bancal·e. Il y a un art de rater qui est propre à l’humain : nous ne sommes pas des machines bien huilées ou des programmes informatiques mais des êtres libres qui commettons des erreurs.
Parfois, l’échec peut être très douloureux… Comment faire pour mieux le vivre et s’assurer de rebondir ?
Il y a plusieurs choses à faire mais la première étape - et elle est cruciale - c’est d’éviter toute forme de déni. Il faut accepter la situation et reconnaître “sa défaite”. La deuxième, c’est de prendre le temps d’interroger son échec pour écouter ce qu’il a à nous dire : “Est-ce qu’il faut que je recommence mon projet autrement ou faut-il que je tente autre chose ?” Certains échecs nous invitent à persévérer dans la même voie quand d’autres nous invitent à bifurquer. Attention, parfois la révélation n’est pas immédiate et peut survenir après plusieurs années. Dans ce cas, je recommande de se faire accompagner par un coach, un thérapeute ou un psychologue, car on le sait bien, dans les affaires humaines, c’est souvent en échangeant avec une tierce personne qu’on trouve les réponses à nos questions. Enfin, je pense qu’il faut s’affranchir de l’obsession culpabilisante du rebond qui inflige une double peine à celui ou celle qui échoue.
« Certains échecs nous invitent à persévérer dans la même voie quand d’autres nous invitent à bifurquer »
Des échecs qui n’apprennent rien, ça existe ?
Certains échecs sont violents et peuvent nous mettre à terre… mais même quand l’expérience est sombre, elle nous change et donc nous apprend quelque chose sur nous. Le danger c’est de basculer dans l’identification : mon échec n’est pas moi ! Il faut distinguer l’échec de son projet ou de son action, de l’échec de sa personne. C’est très dangereux de s’identifier aux résultats de ce qu’on a fait, aussi bien dans le succès que dans l’échec d’ailleurs. “J’ai raté” ne signifie pas “je suis un raté” au même titre que “j’ai réussi” ne veut pas dire “je suis un winner”. Notre essence n’est pas fixe, on est toujours en train de comprendre, d’avancer, de bifurquer, de rebondir…
D’ailleurs, vous expliquez même que l’on peut rater sa vie… alors qu’on réussit ! Comment est-ce possible ?
Plusieurs raisons peuvent l’expliquer, comme lorsque l’on réussit dans un champ qui n’est pas celui de son vrai désir. Prenons l’exemple de Nino Ferrer, musicien de jazz exigeant et pionnier de la musique électronique, pourtant catalogué chanteur de variété grâce à ses tubes Mirza ou Le Téléfon. Eh bien, malgré son immense succès populaire, il était profondément malheureux tant sa reconnaissance était en décalage avec ses aspirations artistiques (dépressif, il mettra fin à ses jours en 1998, NDLR). On peut donc réussir à côté de sa vérité et le payer très cher. Tout comme on peut réussir en se comportant mal au sens moral, en écrasant les autres par exemple, ce qui n’est pas une réussite existentielle. Enfin, on peut réussir en étant dans un absolu conformisme et dans ce cas là, on échoue du point de vue de sa singularité.
Il y a plein de gens qui réussissent ainsi : ce sont des enfants portés par le système scolaire qui sont moyens ou bons dans toutes les matières, ils intègrent une bonne prépa, puis une bonne école de commerce avant d’embrasser une belle carrière dans une boîte du CAC 40. On peut dire qu’ils réussissent leur vie au sens social mais pourtant ils ne développent jamais leurs talents singuliers. Après, il faut bien sûr nuancer le propos, car on peut aussi être très heureux avec un boulot “conformiste” qui permet de bien gagner sa vie et de pouvoir s’adonner à ses hobbies, développer son talent secret ailleurs ou encore s’épanouir dans sa vie de famille. Mais depuis maintenant 20 ans que j’interviens dans les entreprises, je rencontre beaucoup de gens malheureux parce que leur réussite sociale est une prison qui les empêche de faire quelque chose qui leur correspondrait davantage.
Que faire si justement, avec un parcours sans accrocs, on n’a pas eu “la chance d’échouer” ?
Soit on est rattrapé·e par une dépression ou un burn out, ce qui est un chemin douloureux mais qui permet de commencer une thérapie ou une analyse, et donc va nous pousser à nous interroger sur ce qui compte vraiment pour nous. Soit on est attentif·ve aux signaux faibles envoyés par notre corps (insomnies, sentiment d’agressivité, douleurs musculaires etc.) et on essaie de les décoder. Le fait “de ne pas être aligné·e” pour reprendre une expression à la mode ou “ne pas être fidèle à son désir” pour reprendre une formule de Lacan, peut être la cause de ces manifestations. C’est ainsi que le corps nous parle ! Alors si vous n’arrivez plus à dormir ou que vous avez toujours mal au dos sans raison apparente, cherchez l’explication… Après, on peut aussi prendre les devants, en faisant appel à un coach spécialisé dans la reconversion professionnelle par exemple. On n’est bien entendu pas obligé de passer par la case échec pour écouter son désir.
« “J’ai raté” ne signifie pas “je suis un raté” au même titre que “j’ai réussi” ne veut pas dire “je suis un winner” »
Pourquoi « la sagesse de l’échec est bien plus forte que l’ivresse du succès » ?
L’ivresse du succès est très agréable mais elle ne nous invite pas à réfléchir : après un succès, on n’a rarement envie de s’arrêter pendant des heures pour se demander pourquoi on a réussi : le plus souvent, on se contente d’en profiter. Cette ivresse n’est donc pas riche d’enseignements. Alors que dans l’échec, il y a une résistance du réel qui nous pousse à se poser des questions : pourquoi, comment ai-je échoué ? Un premier élément de sagesse auquel on peut ajouter le développement de nos relations humaines. Car c’est dans les situations difficiles que l’on développe son empathie et son écoute des autres, on demande plus de conseils aussi ce qui multiplie les échanges. Enfin, c’est une sagesse de l’humilité : on apprend et progresse petit à petit.
Pour changer de regard sur nos échecs il faudrait surtout sortir de la pensée dichotomique échec-réussite…
J’invite tout le monde à relire le poème de Rudyard Kipling : « Tu seras un homme mon fils (…) si tu peux rencontrer Triomphe après Défaite, et recevoir ces deux menteurs d’un même front. » En fait, l’échec et le succès nous mentent tant qu’on les prend comme des indicateurs de notre vérité absolue. En revanche, si on les prend comme des indices sur le chemin d’une vie à réorienter, ils cessent de nous mentir. Car bien souvent les voies sont médianes, on peut “rater” tout en étant heureux, se faire virer de sa boîte au moment où l’on tombe amoureux ou encore faire un bide en librairie tout en ayant vécu une expérience extraordinairement enrichissante en écrivant un livre… Dans la vraie vie, les succès et les ratages sont indémêlables.
Article édité par Eléa Foucher-Créteau, photo Sophie Steinberger/Allary Editions
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