Écolos versus travailleurs : « Il est temps de dégommer le mythe »
27 mai 2021
8min
Senior Editor - SOCIETY @ Welcome to the Jungle
« Et tous ces salarié·e·s qui vont perdre leur travail ? » Voilà la question - rhétorique et insoluble - qui revient systématiquement lorsque l’on aborde le sujet de la transition des industries du charbon, du gaz ou du pétrole vers des modèles plus verts. Souvent d’ailleurs, syndicats et partisans de l’écologie s’affrontent en ces termes. Mais qui a dit que protection des travailleurs et de l’environnement devaient s’opposer ?
Anabella Rosemberg est à la croisée de ces chemins. Directrice des programmes internationaux au sein de Greenpeace, elle a œuvré pendant 15 ans en tant que conseillère à la Confédération internationale syndicale. Nous sommes allés à sa rencontre pour évoquer avec elle cette impasse qui, en réalité, n’en est pas une.
Quand on oppose environnement et protection de l’emploi, de quoi parle-t-on exactement ?
C’est l’histoire d’un dilemme : celui du défi majeur de réussir à concilier le fait d’aller plus vite et plus loin en matière de transition écologique, tout en tenant compte de la situation des travailleurs. Des millions de personnes sont en effet impliquées dans un modèle de production incompatible avec la pérennité de la vie humaine sur Terre. Mais à l’heure actuelle, pour tous ces gens, c’est ce boulot-là ou rien.
Face à cela, les gouvernements et les industries se contentent aujourd’hui d’opposer la nécessité écologique aux besoins immédiats des travailleurs. On présente la situation en termes de choix à faire, comme s’il fallait trancher entre deux priorités, sans alternative possible. Alors forcément, il paraît inconcevable de laisser tous ces salariés sur le carreau. Cela montre l’incapacité totale des dirigeants à penser le futur et à accompagner les travailleurs vers un autre possible. Ce n’est pas une voie sans issue, c’est même un faux problème. On le présente ainsi, alors que cela reflète uniquement le manque d’ambition des grands décisionnaires de ce monde.
S’il s’agit d’un faux problème, pourquoi occupe-t-il ainsi le devant de la scène ?
Ce que j’ai pu constater au fil des ans, en travaillant à la fois auprès des syndicats et aujourd’hui en faveur de l’environnement, c’est la facilité avec laquelle, des deux côtés, tout le monde tombe dans ce piège. Les organisations environnementales finissent par conclure que « l’heure n’est plus aux débats sur les impacts sociaux », que ça urge ; quand, de leur côté, les syndicats répètent que la protection des travailleurs, leurs droits, leur protection, leur subsistance, doit passer en premier. Il leur est impossible, dans un tel contexte, de penser l’avenir.
81,7 % des travailleurs de l’industrie pétrolière seraient très contents de se voir proposer un poste dans le domaine des énergies renouvelables.
À ce titre, les syndicats sont souvent instrumentalisés par les employeurs pour défendre l’indéfendable. De la même manière, les mouvements écologistes sont repris par des acteurs néolibéraux, qui se cachent derrière des velléités écologistes pour justifier une atteinte aux droits des travailleurs. Il faut trouver une voie qui permette aux syndicats de s’approprier la nécessaire transformation des systèmes de production, tout en veillant à la protection des salariés. En face, le monde de l’écologie doit comprendre que le pouvoir ne changera pas de mains sans une vraie prise en compte de cet aspect social.
Quelle est la réalité du terrain, pour les salarié·e·s comme pour les acteurs de l’environnement ?
Il est impensable et impossible de dessiner un autre avenir sans tenir compte de la population salariée actuelle, leur famille, leur cadre de vie. Il est essentiel de savoir ce que veulent tous ces gens et de nous débarrasser de nos propres mythes. C’est précisément la démarche de Greenpeace : recueillir l’avis des travailleurs. Nous sommes allées interroger des salariés de l’industrie pétrolière en Écosse. Quel regard portent-ils sur l’urgence climatique, leur travail et leur avenir ? Ils ont été plus de 3 000 à répondre au questionnaire. Nous ne pensions pas qu’ils seraient autant. Des centaines ont accepté d’être rappelés par Greenpeace pour donner leur avis.
Dans le rapport, on peut ainsi lire que 81,7 % des travailleurs de l’industrie pétrolière seraient très contents de se voir proposer un poste dans le domaine des énergies renouvelables. On a d’ailleurs appris qu’ils ne se voient pas comme des salariés du pétrole, mais comme des « travailleurs en mer ».
Les artisans de la protection environnementale doivent donc, eux, se poser des questions, aller vers les travailleurs et les écouter, plutôt que d’émettre de simples suppositions sur leurs aspirations. Les syndicats devraient adopter une posture similaire. Il est primordial de faire preuve d’ouverture et d’accepter le dialogue. À partir de là, nous pourrons définir nos exigences et les soumettre à nos gouvernements, plutôt que de considérer les travailleurs comme nos ennemis, ce qu’ils ne sont pas.
Ceux qui refusent le progrès en matière environnementale usent toujours de la même rhétorique autour des emplois, car ils ne peuvent plus défendre le profit ouvertement. Il y a 30 ans, on pouvait agiter le chiffon de la décroissance économique, mais l’argument « Si elle n’est pas rentable, la lutte pour le climat ne nous intéresse pas » ne passe plus aujourd’hui.
Ces mêmes personnes doivent adopter un discours plus “social”, parce qu’aujourd’hui les gens ne font confiance ni aux corporations ni aux gouvernements. Alors voilà, on instrumentalise les travailleurs. Et cela produit son effet : le discours qui associe écologie et chômage est largement repris dans l’espace social.
Quelle est l’origine de cette tension entre syndicats et écologistes ?
Je citerais le protocole de Kyoto, en 1992. C’était la première fois que l’argument de l’emploi venait servir de rempart contre toute ambition environnementale. Les États-Unis ont refusé de signer. Leur position a été de dire : « Nous n’allons pas perdre nos emplois. Il y a conflit d’intérêts, et nous choisissons la protection des salariés américains. » Et c’est finalement cette approche qui prévaut aujourd’hui encore, même si d’autres lectures sont proposées, qui ouvrent de nouvelles perspectives. Le sujet des emplois verts, par exemple, présente un scénario gagnant-gagnant, ou l’idée d’une transition juste, qui, sans nier le défi que cela représente, veut préparer la suite et aller de l’avant.
Nous subissons une drôle de guerre, dans laquelle on exploite la vulnérabilité des travailleurs en pleine crise sanitaire mondiale. La peur sert de justification à une politique du statu quo.
Ces dix dernières années, nous avons cru que cette opposition écologie / emploi était derrière nous. L’arrivée au pouvoir d’une classe politique de droite, climatosceptique, a remis le débat au goût du jour. Il y a eu Donald Trump et Jair Bolsonaro, mais aussi les choix politiques de gouvernements pourtant moins extrémistes. Quand la France veut continuer à construire des aéroports, c’est une forme d’extrémisme qui ne dit pas son nom. En Argentine, d’où je viens, il y a une levée de boucliers contre les mouvements écologistes. Pourquoi ? Simplement parce qu’ils dénoncent la prolifération des activités pétrolières dans tout le pays.
Nous subissons une drôle de guerre, dans laquelle on exploite la vulnérabilité des travailleurs en pleine crise sanitaire mondiale. La peur sert de justification à une politique du statu quo. On nous sert des discours du type : « Nous ne pouvons pas acter le changement aussi rapidement. L’économie doit repartir, nous devons dépasser cette crise. Pour l’environnement, on verra plus tard, quand tout ira mieux. » Mais cela n’ira pas mieux demain. Nos classes dirigeantes passent à côté de ce point crucial, ou refusent de le voir parce que les intérêts économiques sont trop importants.
Votre parcours incarne pleinement ces deux mondes, celui du travail et celui de l’écologie. D’après votre expérience et vos observations sur le terrain, qu’ont fait les syndicats ? À quel moment se sont-ils emparés du sujet, en proposant qu’il soit mis sur la table et débattu par toutes les parties prenantes ?
Les syndicats se sont souvent positionnés du bon côté de l’histoire, même lorsque les intérêts immédiats des travailleurs étaient en péril. Je me souviendrai toujours de la première fois que j’ai parlé avec les syndicats sud-africains au sujet de l’amiante, un produit mortel qui peut tuer si on le respire. Il y avait une unité de production d’amiante en Afrique du Sud, et les syndicats ont fini par comprendre que les ouvriers, et au bout du compte tout le village, risquaient de mourir. Ils ont donc incité ces derniers à dire stop et à négocier la transition.
Quand on est issu de la classe moyenne, qu’on a fait des études – ce qui est généralement le cas des acteurs pro-environnement –, il est facile de faire la morale aux autres sur l’écologie.
Dans la tête de beaucoup de gens, notamment ceux qui ne fréquentent pas les mouvements syndicalistes ou ne connaissent pas l’histoire de la classe ouvrière, les syndicats ne voient pas plus loin que le bout de leur nez. Pourtant, le monde syndical a lutté contre l’Apartheid, pour davantage de justice envers les femmes et pour l’égalité. Les valeurs qu’ils portent constituent parfois l’unique protection dont bénéficient les travailleurs. Je tiens à le souligner car il nous arrive d’être très exigeants à l’encontre des syndicats. En Espagne, ils se sont assis autour de la table pour négocier un plan ambitieux de sortie du charbon. Personne n’avait été aussi loin jusqu’ici. Ce combat apporte naturellement son lot de difficultés, surtout lorsqu’on les accuse d’un côté de trahir les ouvriers, de l’autre de ne pas aller assez loin dans leurs revendications environnementales. Ils se retrouvent coincés entre l’enclume et le marteau, cherchant à obtenir un maximum pour ceux qu’ils représentent, tout en se relevant les manches pour le bien commun.
Nous devons faire preuve d’un peu plus d’humilité lorsque nous parlons des ouvriers et des syndicats, tout comme nous devons voir d’où ils viennent. Quand on est issu de la classe moyenne, qu’on a fait des études – ce qui est généralement le cas des acteurs pro-environnement –, il est facile de faire la morale aux autres sur l’écologie.
Il n’est pas opportun d’exiger de la part des syndicats des changements qui relèvent avant tout de décisions politiques. Il faut se tourner vers les gouvernements. Le rôle des syndicats, c’est de défendre et d’accompagner les travailleurs, en s’installant à la table des négociations. C’est aux hommes et femmes politiques qu’il revient de fixer des objectifs clairs.
En tant que directrice des programmes internationaux chez Greenpeace, vous comptez parmi ceux dont la parole compte et est attendue. Comment envisagez-vous la suite des échanges avec les mouvements de défenses des travailleurs ?
Les acteurs comme Greenpeace mènent avec les représentants syndicaux de nombreuses coalitions, des campagnes de sensibilisation, ouvrent le dialogue. Ce sont des interlocuteurs essentiels dans la campagne pour la justice climatique. En France, grâce au collectif Plus Jamais Ça, Greenpeace s’est tenu aux côtés de salariés de chez Total pour dénoncer le greenwashing à l’œuvre dans leur entreprise, ce géant de l’industrie pétrolière. Contrairement à ce qu’on pourrait croire, cet exemple n’a rien d’anecdotique. Cette action conjointe traduit un vrai débat de fond et une concordance de pensée sur les changements profonds qui doivent intervenir dans la société. Les choses bougent du côté des écologistes, on lâche progressivement l’attention sur les points de dissension, pour se focaliser sur des valeurs communes. Nous les bâtissons ensemble, pour ensuite nous en servir comme point de départ.
Parallèlement, nous avons un vrai travail à effectuer auprès de tous ceux qui nous soutiennent, afin qu’eux aussi puissent servir de relais. Ils sont nombreux à se tourner vers Greenpeace dans une démarche engagée en faveur de l’environnement. Notre devoir est de construire des ponts entre eux, leurs ambitions et les autres combats qui sont menés dans ce monde. Notre rôle est de radicaliser le grand public, pas de parler aux convaincus. Il nous faut raconter les histoires qui permettent de faire le lien entre les inégalités et la manière dont nous salissons l’environnement, montrer que la lutte contre la crise climatique ne peut se faire sans une réflexion sur l’avenir du travail.
Dans mon pays, l’Argentine, sauver les manchots ne peut que passer par une remise en cause du modèle économique national. Pour sauver les arbres, on ne peut pas se contenter de leur faire des câlins : il serait pas mal de bousculer le système actuel, basé sur l’exportation de marchandises. C’est difficile, bien évidemment, et cela exige de réviser pas mal de choses au sein même de Greenpeace. J’ai beaucoup de respect et d’affection pour les postes que j’ai occupés par le passé. Mais celui-ci est très clairement le plus exigeant, avec parfois une lourde responsabilité sur mes épaules. J’ai 3 000 collègues à travers le monde. Ensemble, nous essayons de changer le système, de protéger la planète et ses habitants. Et ce n’est pas rien. Je suis fière de compter parmi les doux-dingues embarqués dans ce vaste projet.
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Photos by Thomas Decamps for WTTJ, traduit de l’anglais par Sophie Lecoq
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