Crise climatique : un Master pour « répondre au changement civilisationnel »

04 nov. 2021

8min

Crise climatique : un Master pour « répondre au changement civilisationnel »
auteur.e.s
Clémence Lesacq Gosset

Senior Editor - SOCIETY @ Welcome to the Jungle

Guirec Gombert

Journaliste et Rédacteur de contenus indépendant

Changer de ville, avoir un taff plus vert et responsable, trouver du sens… Avec la crise sanitaire, les confinements et tout simplement l’urgence climatique, nous sommes nombreux, travailleurs comme étudiants, à vouloir agir pour notre bien et le bien commun. À l’ESC Clermont-Ferrand, c’est ainsi à l’anthropocène (cette nouvelle ère géologique induite par l’activité humaine) qu’on s’intéresse. Alexandre Monnin, Diego Landivar et Emmanuel Bonnet, enseignants chercheurs et membres d’Origens Media Lab (un laboratoire de recherche interdisciplinaire sur l’anthropocène) ont lancé à la rentrée 2020 le master of science (Msc) « Stratégie et design pour l’anthropocène », une démarche unique au monde. Le topo : dans un monde aux ressources limitées, l’homme devra trouver de nouvelles stratégies économiques, financières et industrielles pour s’adapter. Alors, loin du “business as usual” et des campagnes de RSE-washing, les étudiant·e·s sont chargés de designer des voies de redirection écologique pour des entreprises et des collectivités, c’est-à-dire de les rendre soutenables face aux défis climatiques et géophysiques en cours. Ils sont amenés à réfléchir à un nouveau paradigme qui n’est plus basé sur la seule croissance mais sur une remise en question profonde de la place de l’homme, et de ses activités, dans le monde. Quitte à mettre à mal nos croyances dans l’innovation et le développement permanent…

Enseignants-chercheurs, vous avez lancé un nouveau master of science à l’ESC Clermont-Ferrand, quel est son but ?

Alexandre Monnin : Ce master - en partenariat avec Strate Ecole de Design Lyon - doit former les futurs acteurs de la transition climatique, économique, industrielle et sociale. Des « redirectionnistes » qui aideront les entreprises et les institutions à imaginer de nouvelles stratégies pour s’aligner sur les limites planétaires. C’est-à-dire à développer des politiques de transition dans les organisations qui devront, quoi qu’il arrive, tenir compte des contraintes écologiques et climatiques liées à l’anthropocène. Les redirectionnistes designeront nos milieux de vie dans un monde où l’expansion technologique et industrielle est devenue irrationnelle et insoutenable.

« Stratégie et design pour l’Anthropocène », le nom peut sembler nébuleux… que contient réellement cette formation ?

Alexandre Monnin : Il y a deux volets à ce master. D’une part un enseignement « stratégique », en nous appuyant sur un diagnostic précis des enjeux qui sont les nôtres dans l’ère de l’anthropocène - notamment les défis climatiques et géophysiques - et dans laquelle nous devons situer notre action. Nos étudiant·e·s, qui exerceront au cœur d’organisations ou d’institutions, prêcheront la bonne parole en la matière et instaureront des bulles stratégiques destinées à mettre les entreprises en capacité d’envisager les perspectives ouvertes par l’anthropocène. Le volet design, d’autre part, va au-delà du diagnostic et de la théorie pour trouver des leviers d’action qui font aujourd’hui défaut.

Emmanuel Bonnet : Le rapprochement entre stratégie et design n’est pas arbitraire. Selon une approche dominante dans les écoles de gestion, les termes « stratégie » et « design » sont souvent réduits à la seule création de valeur, qu’il s’agisse d’un service ou d’un produit. Une préoccupation que nous remettons en question face à l’anthropocène. Nous voulons changer de paradigme, en reprenant, notamment, une définition du design qui est celle d’une enquête sur les moyens et les fins permettant de maintenir l’habitabilité de la Terre.

« Les enjeux stratégiques actuels n’appartiennent plus seulement aux entreprises, même s’il serait naïf de chercher à les en exclure » - Emmanuel Bonnet, professeur en innovation

D’accord, mais concrètement, comment les étudiant·e·s font-ils le lien entre l’économie et cette idée d’habitabilité de la Terre ?

Emmanuel Bonnet : Nos étudiant·e·s travaillent sur des cas précis, à la demande d’institutions ou d’organisations qui n’ont pas de réponse face à l’urgence climatique. Par exemple, ils ont travaillé sur la ville de Detroit aux États-Unis, dont l’histoire est rythmée par de multiples effondrements. Classiquement, la stratégie d’une ville revient à une planification de politiques urbaines et à la considérer comme un espace d’opportunités entrepreneuriales. C’est ce que l’on voit avec l’actuelle « renaissance » de Détroit et l’éclosion de start-up ou d’incubateurs à la place des friches industrielles. La question est de savoir s’il y a d’autres futurs rendant Detroit habitable. Les étudiant·e·s s’intéressent ainsi au sort des communautés locales et des minorités qui n’entrent pas dans ce modèle ou encore au maintien d’une agriculture urbaine de subsistance dans un contexte de pression immobilière et de gentrification. Les enjeux stratégiques actuels n’appartiennent plus seulement aux entreprises, même s’il serait naïf de chercher à les en exclure.

Comment se déroule le master ?

Alexandre Monnin : Le master comprend cinq grands modules plus un transverse. On propose aux élèves de se former à l’enquête de terrain, de réfléchir à des situations précises sur lesquelles bloquent les entreprises ou les organisations, de comprendre les modèles complexes du climat comme de l’effondrement, de saisir les enjeux du monde dans lequel ils évoluent, qu’ils soient géopolitiques, anthropologiques, managériaux, économiques, techniques ou encore de s’initier à certaines pratiques issues du design. Tout cela doit leur permettre de concevoir de nouveaux leviers d’action, des protocoles qui font encore défaut. S’ensuit un stage pour approfondir des commandes passées par des entreprises et des collectivités, leur permettant de mettre en pratique leurs compétences de redirectionnistes.

Demain, quel sera le quotidien de ces redirectionnistes au sein des entreprises ? Auront-ils réellement une place ?

Alexandre Monnin : Les États européens se sont mis d’accord pour réduire d’au moins 55 % leurs émissions de CO2 d’ici à 2030. Les entreprises auront besoin de personnels qualifiés pour s’adapter à ces nouvelles contraintes. Ils les aideront à voir quelles activités arrêter pour respecter ces objectifs environnementaux, en laissant le moins de monde possible sur le carreau. Par exemple, une entreprise dans le bâtiment nous demande de travailler sur l’arrêt de la construction neuve dans une région donnée. Selon ses dirigeants, pour limiter les émissions de CO2, la filière va devoir, à moyen terme, réfléchir à la mise en place d’une économie de la réhabilitation. Nous les accompagnons dans leurs réflexions pour trouver des modèles adaptés et voir parmi leurs activités celles qui sont soutenables. Nous avons une quinzaine de commandes de ce type qui permettent à nos étudiant·e·s de se professionnaliser dès le démarrage de l’année.

« C’est la seule formation au monde qui est entièrement dédiée à l’anthropocène avec une visée opérationnelle. »

26 étudiant·e·s ont intégré votre première promotion en septembre 2020. Qui sont-ils ?

Alexandre Monnin : Ils ont des parcours très variés : anciens d’écoles d’ingénieurs, anciens chercheurs en océanographie, docteurs en physique, cadres dans des start-up ou des multinationales… Mais ils et elles ont un point commun : ce sont des personnes sensibilisées aux alertes qui se multiplient et qui cherchent un cadre leur fournissant des leviers d’actions. En intégrant ce master unique au monde, ils et elles entendent développer des opportunités de changement. C’est ce que nous leur proposons avec un ancrage institutionnel : deux écoles soutiennent le Msc qui est également accrédité par la CGE (Conférence des Grandes Ecoles), et a reçu le soutien de multiples organisations et institutions, sans parler de celles avec lesquelles nous avons monté des commandes.

En quoi ce master est-il unique ?

Alexandre Monnin : Parce que c’est la seule formation au monde qui est entièrement dédiée à l’anthropocène avec une visée opérationnelle. Il existe bien des initiatives pédagogiques mais aucune à des fins professionnalisantes, à l’exception de celles axées sur la RSE ou le développement durable… Qui sont totalement inadaptées et inopérantes face aux enjeux actuels.

Vous les jugez “inadaptées et inopérantes”, mais ces politiques green sont très en vogue dans les entreprises… N’avez-vous pas peur d’être trop en avance ou hors-sol par rapport aux attentes actuelles ?

Diego Landivar : Les entreprises et institutions avec lesquelles nous travaillons sont demandeuses de réflexions originales concernant l’impact de leur activité. Notre master n’a pas vocation à régler la crise écologique et nous n’avons pas la prétention de bâtir un modèle universel. Mais il faut bien comprendre que nous entrons dans une nouvelle ère, suite à l’impact de l’activité humaine sur l’environnement, sans retour en arrière possible. Ce que nous souhaitons faire avec le master, c’est trouver des pistes pour que l’homme réponde à ce changement civilisationnel.

« De nombreux chefs d’entreprises s’intéressent à la collapsologie, soit l’horizon de l’effondrement de la civilisation industrielle. »

Si on ne peut pas régler le problème du climat, que vont réellement apporter les redirectionnistes ?

Diego Landivar : Votre question est intéressante car elle montre les limites de nos raisonnements. Aujourd’hui, notre société pense le monde comme une suite de crises auxquelles il est possible d’apporter des solutions. Ce n’est pas le cas : l’anthropocène n’est pas une crise du climat mais le futur dans lequel nous allons vivre. C’est pourquoi plutôt que de solutions, nous préférons parler « d’issues » ou de « voies de sortie ». Un cadre haut placé dans une entreprise nous a demandé de réfléchir à une autre voie que la robotisation de la chaîne de production, pourtant voulue par sa direction, car il estime que socialement et écologiquement ce n’est pas viable. Nous n’apportons pas de réponses pour améliorer le rendement de l’entreprise mais nous cherchons des issues pour l’aider à faire face à ces questions de durabilité. C’est-à-dire à inventer des instruments de pilotage faisant entrer la nature, les non-humains, ainsi que la question de la précarité de l’accès aux matières premières dans la comptabilité de l’organisation. C’est une réalité de plus en plus comprise.

Vous utilisez souvent l’expression de « patrons effondrés » face à l’urgence de la situation… Qui sont-ils ?

Diego Landivar : De nombreux chefs d’entreprises s’intéressent à la collapsologie, soit l’horizon de l’effondrement de la civilisation industrielle. Ils sont nombreux et viennent d’un peu partout. Grands patrons du CAC 40 ou de PME, ils sont conscients de l’anthropocène mais n’ont aucune idée de la manière d’y faire face. Ils sont dans un certain désarroi et s’interrogent sur la trajectoire de leur entreprise. Pour eux, les modèles actuels n’ont plus d’avenir. Certains, qui exercent dans la finance, estiment que la décroissance est désormais le principal scénario d’optimisation financière. D’autres, déjà mentionnés, jugent qu’il faut arrêter d’urgence de construire de nouveaux logements au vu du coût environnemental que cela représente. Les nombreux partenaires qui ont soutenu la création du master entendent ainsi former un personnel qui répondra, dans un avenir très proche, à leurs besoins. C’est le cas de l’ONU, de Michelin, de The Shift Project ou de la région Bretagne.

Quelles réponses leur apportez-vous ?

Digo Landivar : Nous ne sommes pas des solutionnistes, mais nous voulons apporter des moyens de réflexion et des moyens d’action face à la radicalité de l’anthropocène. Dans l’économie politique, vous avez soit la fuite politique, c’est-à-dire le verdissement, soit, à l’opposé, pour schématiser, la permaculture qui nous intéresse évidemment beaucoup. Mais notre ambition n’est pas de former des éleveurs à s’installer dans le Larzac. Nous avons conscience d’hériter d’un monde et d’un modèle capitaliste que nous allons de plus en plus subir. Aussi voulons-nous apporter des méthodes et des protocoles opérationnels pour faire face à cette réalité. Cela implique de faire « atterrir » certaines activités ou carrément d’y renoncer. Les besoins sont partout : que vous travaillez dans la supply-chain en France ou dans les puits de pétrole de l’Alberta, l’anthropocène vous oblige à développer un nouveau paradigme.

« Nous avons besoin de redirectionnistes qui designeront des stratégies quitte à fermer les activités humaines qui menacent l’habitabilité de la Terre. »

Lors du premier confinement, certains imaginaient un « monde d’après » qui s’attaquerait enfin aux problèmes écologiques, depuis on parle davantage du redémarrage de l’activité. Selon vous, dans quel monde peut-on se projeter ?

Emmanuel Bonnet : Je préfère parler d’un monde à « déprojeter »… Le terme projection véhicule des clichés qui maintiennent nos attentes d’un futur souhaitable mais ce n’est pas ainsi qu’il faut voir les choses. Ce n’est pas pessimiste de dire cela… Simplement, il faut chercher à voir une réalité qui nous échappe encore. Il y a beaucoup de mythes liés à l’innovation qui visent à nous rassurer et, d’une certaine façon, nous détournent des choses telles qu’elles sont. Pour revenir au « monde d’après », le gouvernement a injecté des milliards d’euros à l’aviation. À moyen terme, cela va maintenir des emplois mais l’avenir de ce secteur est de toute façon compté. Peut-on vraiment juger que c’est une bonne relance ? C’est pourquoi nous avons besoin de redirectionnistes qui désigneront des stratégies, quitte à fermer les activités humaines qui menacent l’habitabilité de la Terre.

« Nous refusons cette forme de contemplation d’un horizon sans espoir. »

L’homme, et les espèces terrestres en général, ont toujours dû s’adapter à leur environnement. Pourquoi en serait-il autrement avec l’anthropocène ? Dit autrement, pourquoi ne pas tout laisser s’effondrer pour repartir sur de meilleures bases ?

Alexandre Monnin : C’est en quelque sorte la logique du Darwinisme, où seuls les plus forts survivent. Mais notre volonté est précisément de trouver des pistes afin d’éviter cela. Nous refusons cette forme de contemplation d’un horizon sans espoir.

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Article édité par Clémence Lesacq Gosset - Photo d’illustration WTTJ

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