L’effet de projecteur : non, nous ne sommes vraiment pas le centre du monde
07 déc. 2021
5min
Photographe chez Welcome to the Jungle
Journaliste
Il nous arrive à tous de faire une bourde devant un client, une erreur devant son boss ou un bide devant ses nouveaux collègues. Et quand on y repense – des mois voire des années après, d’être submergés par un sentiment de mortification aussi vivace qu’au premier jour. Mais cette honte est probablement liée à un biais cognitif appelé effet de projecteur, qui peut sembler aussi paralysant qu’il est en réalité universel.
Une histoire de spotlight
L’effet de projecteur, ou “spotlight effect” en anglais, est un terme défini par les psychologues américains Thomas Gilovich et Kenneth Savitsky en 1999. Comme son nom l’indique, il désigne l’impression qu’un projecteur est braqué sur nous, exposant aux autres nos moindres faits et gestes, ainsi que nos émotions les plus honteuses. À ne pas confondre avec le biais de projection , qui consiste à voir dans les autres des traits de notre propre personnalité.
Un biais cognitif bien connu
Cet effet de projecteur a été observé et démontré au cours de plusieurs expériences. Dans l’une d’entre elles, des étudiants devaient interagir avec un groupe de pairs en portant un t-shirt à l’effigie de Barry Manilow (le chanteur de “Copacabana”, considéré comme assez ringard). Ensuite, on leur demandait combien de personnes avaient, à leur avis, remarqué leur t-shirt : l’estimation était d’un élève sur deux, alors qu’en réalité moins d’un quart l’avaient remarqué.
Pour Olivier Sibony, consultant, enseignant et auteur du livre sur les biais cognitifs Vous allez commettre une terrible erreur ! (ED. Flammarion, 2019), « on sous-estime à quel point on n’est pas le centre du monde, en particulier dans des situations désagréables ou embarrassantes où on s’imagine que tout le monde le remarque. »
Car l’effet de projecteur est généralement lié à des situations où l’on n’est pas à notre avantage ; il peut alors générer ou accroître une anxiété sociale, dans laquelle on a l’impression que tout le monde perçoit notre malaise, et que tout le monde se dit qu’à notre place, ils mourraient de honte.
L’illusion de consensus
Le spotlight effect peut tout de même être rapproché d’autres manifestations dans lesquelles on a, au contraire, une plus grande estime de soi et de son importance dans le groupe.
Par exemple l’illusion de consensus, selon laquelle on estime que les autres pensent et voient le monde comme nous. « Quand cela touche au jugement professionnel, on a tendance à penser que nos collègues compétents et bien informés devraient partager nos jugements, et on est étonnés de constater à quel point ce n’est pas le cas », décrypte Olivier Sibony.
Autre biais bien connu, la tendance à surestimer sa contribution : « quand on demande à plusieurs membres d’un groupe d’estimer leur part de travail, le total excède toujours les 100% », s’amuse-t-il.
Ces deux effets – l’illusion de consensus et la surestimation de son importance – ne sont pas directement liés à l’effet de projecteur, mais ils découlent du même mécanisme : « on est toujours plus sensible à ce qu’on voit soi-même, et on est beaucoup moins au centre de l’attention des autres qu’au centre de la nôtre, ce qui est normal », mais on a du mal à s’en rendre compte.
Un biais universel qui peut nous affecter au travail
Par définition, un biais cognitif est un phénomène universel. Si vous vous reconnaissez dans l’effet de projecteur, rien de plus normal ! En revanche, on ne le vit peut-être pas tous et toutes de la même manière.
Un signe d’anxiété sociale
L’effet de projecteur toucherait particulièrement les personnes souffrant d’anxiété sociale, dont l’effet de projecteur peut être vu comme l’un des symptômes. Pour elles, la mortification temporaire peut prendre une importance démesurée, atteignant leur confiance en elles et leur capacité à interagir sereinement avec les autres. Dans le cadre du travail, cela peut les pousser à trop s’effacer, de peur qu’on les remarque – et ça n’est bon ni pour le travail en équipe, ni pour la progression individuelle.
D’autre part, comme l’expliquent les psychologues Gilovich et Stavisky, les adolescents et jeunes adultes sont généralement plus sensibles à l’effet de projecteur. « Cela me semble plausible, parce que les situations d’anxiété sociale sont probablement beaucoup plus perceptibles par les ados, c’est un âge où la pression des pairs est très forte, observe Olivier Sibony. Les gens qui ont plus de maturité ont plus eu l’occasion d’apprendre que, quand ils se sont mis dans l’embarras, ils y ont survécu. »
Des risques pour l’intégration professionnelle
Pour les jeunes adultes qui font leurs premières expériences professionnelle, l’impression que tout le monde nous attend au tournant et qu’on joue sa crédibilité à chaque interaction peut être exagérément forte. C’est également le cas quand on arrive dans une nouvelle entreprise ou qu’on vient de se reconvertir. Là aussi, l’effet de projecteur peut entraver l’esprit d’initiative, la créativité, la capacité à nouer des relations de travail sereines et constructives.
À l’inverse, les personnes plus sujettes à l’illusion de consensus ou à la surestimation de leur importance peuvent aussi en souffrir. Imaginez donc la déception quand on n’obtient pas la promotion ou l’augmentation qu’on pensait mériter, la dévalorisation quand nos collègues choisissent une autre idée que la nôtre, le fait d’être pris pour acquis quand on a le sentiment d’en faire plus que les autres sans que cela soit remarqué.
Comment gérer l’effet de projecteur ?
Comment alors, empêcher l’effet de projecteur de nous causer du tort au travail ? La clé est probablement dans le fait d’essayer de se mettre davantage à la place des autres, de voir les choses de leur point de vue.
Apprenez à prendre du recul
Pour ce qui est des situations embarrassantes, Olivier Sibony considère que la réponse est simple. Il suffit de se répéter la phrase du psychologue et économiste américano-israélien Daniel Kahneman : « Rien n’est aussi important que vous le pensez au moment où vous y pensez. » Demain vous aurez certainement oublié, et les autres aussi. Pour ce biais comme pour de nombreux autres, le conseil principal est de tâcher de prendre de la distance et du recul.
Si cela ne fonctionne pas et que la situation génère toujours autant de sentiments négatifs (par exemple si vous perdez le sommeil à cause d’une interaction gênante avec votre boss), Olivier Sibony suggère qu’il pourrait être utile de consulter. « À ce moment-là, ce n’est plus un biais, c’est un problème sérieux. »
Pratiquez l’auto-compassion
Si on sent sa confiance en soi s’émousser, il peut être utile de pratiquer ce que Kristin Neff, professeure à l’Université du Texas, a été la première à définir comme de “l’auto-compassion” (self-compassion), comme l’explique cet article du Financial Times.
L’idée est d’appliquer à soi-même le traitement qu’on a naturellement tendance à réserver aux autres : si un collègue se trompe dans sa présentation, on ne le traite généralement pas d’idiot, donc pourquoi le faire avec soi-même ? Pour Kristin Neff, l’auto-compassion n’est pas qu’un état d’esprit, mais une série d’actions :
- Être sympa avec soi-même pour se calmer et s’apaiser après une interaction difficile (self-kindness) ;
- Se souvenir que tout le monde fait des erreurs et peut se sentir mortifié (common humanity) ;
- Prendre conscience de ses sentiments, y compris les émotions négatives, pour mieux les gérer (mindfulness).
Encouragez les changements sur votre lieu de travail
Enfin, pour ceux qui souffrent d’un manque de reconnaissance et sentent une aigreur poindre dans leurs relations de travail, il peut être utile de réévaluer leurs contributions et les attentes qui y sont liées. Pourrait-on mettre en place des processus pour recevoir plus systématiquement du feedback et des encouragements sur son travail ? Comment s’assurer que les idées de chacun soient prises en compte, même si elles ne sont pas adoptées ? Comment valoriser (y compris en termes d’avancement de carrière) des contributions difficiles à quantifier ? Et, si l’environnement de travail ne semble pas prêt à bouger, on peut aussi simplement se poser la question : que se passerait-il si on en faisait un peu moins ?
Dans tous les cas, lutter contre le très naturel effet de projecteur implique à la fois de se décentrer et de travailler sur sa confiance en soi. Un exercice d’équilibriste qui est au fond l’une des composantes incontournables du fait de vivre avec les autres.
Article édité par Gabrielle Predko
Photo de Thomas Decamps
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