Entretien d'embauche asynchrone : méthode anti-biais ou process impersonnel ?
10 oct. 2023
6min
Lors d’un entretien vidéo différé, le candidat répond aux questions du recruteur sans être connecté au même moment que lui. Combinée à une intelligence artificielle, cette technologie promet un processus plus rapide et objectif de sélection des profils. Mais n’y a-t-il pas des effets contre-productifs à toujours vouloir être plus efficace ? Ces méthodes industrialisées, avec ou sans IA, sont-elles vraiment plus pertinentes pour l’organisation ?
L’entretien différé est une méthode de recrutement qui consiste, pour un candidat, à s’enregistrer afin de répondre en asynchrone à des questions pré-enregistrées par l’employeur. Pour gagner du temps, les entreprises s’appuient parfois sur une IA capable de sélectionner les talents, selon des critères auxquels elle a été entraînée. Si cette méthode peut paraître déshumanisée (voire dystopique), un baromètre datant de 2020 démontre que l’entretien vidéo asynchrone est apprécié des candidats : 87 % d’entre eux pensent que ce dernier est facile à organiser et 80 % y voient une image innovante pour l’entreprise. Si l’on gagne certainement du temps de part et d’autre, est-ce vraiment plus efficace pour faire ressortir les meilleurs profils ? Que penser d’une IA pour « trier » ses candidatures ? Y a-t-il vraiment moins de biais ? Nos deux experts du Lab, Léo Bernard et Olivier Sibony, en débattent.
Entretien différé : typologies et positionnement dans l’expérience candidat
L’entretien différé peut prendre différentes formes et se positionne généralement en pré-qualification (ou sourcing) pour les postes qui génèrent un fort volume de candidatures. La démarche ? L’Oréal, par exemple, utilise cette approche asynchrone couplée à l’intelligence artificielle Mya systems. « Par rapport aux mots, aux tournures de phrases, à la reconnaissance faciale ou encore à l’intonation de la voix, Mya est capable d’évaluer l’adéquation culturelle entre le candidat et le groupe », explique Léo Bernard. Dans la même veine, mais sans IA, Fyte, cabinet de recrutement spécialisé, propose aux talents en recherche de créer leur CV vidéo via une application ou dans leur studio au sein de leurs locaux. « Sur l’application Fyte4U, la personne est plus autonome. Pour chaque partie - présentation, description des expériences passées, compétences développées, motivations et langue-, elle rédige dans l’outil ses réponses. Puis, le texte défile en format script pour faciliter l’enregistrement », décrit Henri de La Roque, directeur général du cabinet. Cet outil pédagogique, en libre accès, offre la possibilité d’enregistrer une présentation ultra synthétique, en moins de deux minutes. L’entretien asynchrone peut également intervenir en pré-sélection après un premier tri de CV ou, plus rarement, après les entretiens avec les recruteurs en guise de présentation auprès des managers.
Avec ou sans IA : 4 bénéfices avérés de l’entretien différé
Disposer de plus de flexibilité
Les candidats peuvent enregistrer leurs réponses à tout moment, ce qui peut convenir à celles et ceux qui ont des horaires contraignants. « On fait perdre moins de temps aux personnes qui sont en poste, généralement les plus recherchées sur le marché ! On donne aussi accès aux offres à des candidats éloignés, ce qui limite la discrimination géographique », explique le professeur en stratégie et auteur Olivier Sibony. Côté équipe de recrutement, même avantage : la vidéo asynchrone est moins chronophage, car il n’est plus nécessaire de planifier et de mener des entretiens en personne ou par téléphone. Une fois les enregistrements vidéo soumis, ils peuvent être visionnés, évalués et comparés en fonction des contraintes de chacun.La flexibilité offre également des effets collatéraux positifs : celui de réduire la pression inhérente aux entretiens en face à face. En effet, les candidats peuvent se sentir moins stressés, car ils ont plus de temps pour réfléchir et se préparer.
Offrir une analyse plus approfondie des candidatures
En vidéo, les recruteurs peuvent visionner les réponses des candidats à plusieurs reprises, afin d’obtenir une compréhension approfondie de leurs compétences et de leur personnalité. C’est aussi un moyen de passer plus de temps à décrypter le langage non verbal : croisement des bras, une voix qui monte dans les aigus, un regard vers la droite… Tout ceci est riche d’enseignements. Il existe même une discipline appelée la synergologie qui s’appuie sur un lexique corporel pour comprendre les gestes inconscients. Ces derniers sont beaucoup plus faciles à observer en vidéo enregistrée, notamment dans le cas d’une évaluation croisée. Cette dernière est également une bonne pratique défendue par Olivier Sibony, à condition de disposer d’une grille d’évaluation structurée. « Pour tirer pleinement parti des entretiens différés, il faut plusieurs recruteurs afin d’évaluer le candidat de manière séparée et structurée », défend-t-il.
Garantir une évaluation cohérente et consciente
Le format vidéo peut paraître déshumanisé, néanmoins, il balise l’entretien avec une rigueur imposée grâce à une évaluation plus objective des compétences et des qualifications. « Les questions pré-enregistrées étant les mêmes pour tout le monde, on limite les risques de biais cognitifs », explique Olivier Sibony. En effet, en entretien, le recruteur ou la recruteuse a tendance à adapter ses questions en fonction de sa première impression (biais de primauté), et ce afin d’aboutir à une certaine conclusion. « C’est inconscient, mais les questions vont être posées de manière positive ou négative, malgré une apparente neutralité. Ce qui joue des tours à notre cerveau et sur la décision finale », ajoute notre expert. L’entretien asynchrone, qui force cette structuration, peut donc contribuer à limiter ces mécanismes inconscients. À condition que l’évaluation soit, elle aussi, réalisée de la manière la plus objective possible.
Mettre à mal tous les biais (ou presque) grâce à l’IA
Selon Olivier Sibony, il ne faut pas nécessairement avoir peur de l’IA dans le recrutement. « Nous avons tous lu que l’intelligence artificielle peut refléter nos biais cognitifs, et c’est exact. Mais elle peut aussi les limiter. Pourquoi ? Même si l’algorithme a appris de nos décisions passées, et reflète donc nos erreurs, il est plus aisé de les corriger que de corriger les biais d’un individu ! », pose encore le professeur en stratégie. À condition, néanmoins, de s’en donner la peine : « Les machines ne vont pas prendre des décisions à notre place : c’est nous qui les paramétrons en fonction d’objectifs précis… et c’est à nous de les définir. »
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Entretien différé : les limites d’une solution encore peu (ou mal) exploitée
L’étiolement du contact humain
C’est l’une des premières critiques faites aux entretiens différés : le manque de contact et de spontanéité. « Rappelons que nous sommes des humains qui aimons parler à des humains », affirme le formateur en recrutement Léo Bernard. En face à face, les participants ont l’occasion de créer un premier contact, de ressentir l’énergie mutuelle ou de capter les subtilités de la culture d’entreprise. La vidéo, à contrario, a tendance à rendre l’expérience candidat plus impersonnelle et dépourvue d’émotions. Autre point à prendre en considération : l’entretien reste un moment charnière dans la trajectoire d’un individu. « Ce n’est pas exactement la même chose que de payer ses courses à une caisse automatique. L’impact émotionnel est intense : aucun individu n’a envie de vivre ce moment face à une caméra ou un chatbot ! », considère encore notre expert.
Rapidité, quantité… mais sont-ils de bons indicateurs ?
Si le recrutement par vidéo différée offre des avantages significatifs en termes de rapidité du processus de sélection, la mise en avant de cet avantage par les entreprises qui l’utilisent pose question selon Olivier Sibony. « La productivité dans le traitement des candidatures est-elle le meilleur indicateur en termes de recrutement ? Il ne s’agit pas de rendre le processus plus rapide, comme un but en soi, mais de le rendre plus pertinent et efficace pour servir les objectifs de l’organisation. À ma connaissance, il n’existe pas d’étude empirique qui le prouve, ni même d’argumentation théorique solide », explique-t-il. Comment faire alors ? Avant d’adopter cette méthode (ou une autre), il est indispensable de l’évaluer rigoureusement. Olivier Sibony préconise une expérimentation sur 18 mois pour valider que l’entreprise recrute vraiment mieux (et pas seulement plus de personnes ou plus vite). « Les indicateurs à suivre peuvent être les suivants : les personnes sont-elles restées dans l’organisation ? Leurs évaluations de performance sont-elles bonnes ? », propose-t-il encore.
Les compétences sociales passées à la trappe…
La vidéo enregistrée limite l’évaluation de certaines compétences jugées essentielles aujourd’hui : les aptitudes sociales. Il s’agit, par exemple, de la capacité de travailler en équipe, d’interagir avec les clients ou tout simplement de savoir écouter. Par essence, un enregistrement limite les opportunités de clarification et d’interaction, ce qui obstrue une partie de l’analyse des compétences. Le risque ? Passer à côté de profils intéressants ou de compétences atypiques qui apportent une grande valeur au sein des équipes. Ceci implique un point important : avant d’opter pour la vidéo différée, il faut repenser le processus de recrutement dans sa globalité afin de proposer une complémentarité intelligente des méthodes d’évaluation (un cas, un entretien collectif…). L’objectif étant de réaliser une évaluation 360° du candidat.
Le futur de l’entretien différé sera humanisé… ou ne sera pas
La vidéo différée fait débat. Néanmoins, des alternatives existent. Selon Léo Bernard, pour maintenir une expérience candidat positive, il est capital de respecter quatre critères indissociables : l’étape différée doit rester facultative avec, comme ligne directrice, la transparence. « Le candidat doit savoir sur quels critères et quelles adéquations culturelles il est évalué. L’autre indispensable est le fait de mener un feedback immédiat et exhaustif », prône-t-il. Il est aussi possible d’imaginer une approche hybride mêlant humain, vidéo et IA. « Chez Choco, je réalisais une vidéo tuto pour expliquer le déroulé et les attentes du cas pratique que nous faisions en différé. Je la partageais sur WhatsApp afin de rester disponible auprès des candidats. Ainsi, les personnes se sentaient mieux préparées et rassurées grâce à cette proximité », pose encore le formateur en recrutement. Au sein de Fyte, c’est dans cette optique que les enregistrements vidéo se font également. « Dès lors qu’un candidat réalise sa présentation dans notre studio, les consultants font beaucoup de pédagogie pour les aider à se sentir à l’aise et à préparer leur discours », ajoute Henri de La Roque.
La meilleure combinaison « homme-machine » semble donc s’inscrire dans une troisième voie, permettant de tirer parti des différentes modalités, sans les opposer, pour les mettre au service de l’entreprise et des candidats.
Article édité par Mélissa Darré, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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