Équilibre vie pro - vie perso : pourquoi il faut l’enseigner dès l’enfance
11 sept. 2023
4min
Coach, consultante et formatrice spécialiste de l’équilibre de vie pro/perso
TRIBUNE - Vie pro, vie perso, équilibre, frontières à placer ou à effacer… Comment fait-on, en tant qu’individu ou qu’entreprise, pour garantir le bonheur et la réalisation de soi, au travail comme à la maison ? C’est le questionnement perpétuel de notre experte du Lab, Sandra Fillaudeau, créatrice du podcast Les Équilibristes et de la plateforme de conseil “Conscious Cultures”. Chaque mois, pour Welcome to the Jungle, elle nous livre son regard juste et mesuré sur un épisode de nos vies de travailleur·ses.
L’équilibre des temps de vie est un sujet dont on parle beaucoup ces dernières années (et ce n’est pas moi qui vais m’en plaindre !). La pandémie et ses conséquences ont eu le grand mérite de pousser cette réflexion chez beaucoup d’humain·es à travers le monde : à quoi ai-je envie d’employer mes précieuses ressources de temps, d’énergie, d’attention ? On le voit très nettement en France – pays contradictoire qui jongle entre sa fierté des 35h et le terrible règne du présentéisme.
Ces interrogations sont celles d’adultes. Mais et si tout partait de beaucoup plus tôt, de nos enfances ? De quelle manière notre manière de concevoir l’école, les temps d’apprentissages, les contraintes horaires et les devoirs à faire, versus tous les autres pans de nos vies, influe sur notre manière d’envisager « l’équilibre vie pro vie perso » ? L’occasion de se rendre compte que cet équilibre n’est pas qu’une question d’allocation de ressources de temps et d’attention, mais aussi la manière dont on se définit (par notre métier, ou par autre chose ?) et la manière dont on aborde le travail (pénible ou enthousiasmant ?).
Les jeunes Français travaillent beaucoup (trop ?)
Faisons un peu les comptes. C’est prouvé : les jeunes Français·es travaillent plus d’heures que la moyenne européenne sur l’ensemble de leur scolarité (environ 9 000 heures vs 7 700 en moyenne). Ils ont les vacances qui reviennent le plus fréquemment (2 semaines de congés toutes les 7 semaines en moyenne), et le moins de jours de classe au primaire et au collège (162 jours environ, contre 170 à 190 dans les autres pays européens).
Résultat ? Des journées longues (6 heures par jour au primaire en France, vs 4,2 heures par jour en Europe), laissant peu de place aux loisirs et au repos et imposant un rythme soutenu. Sans compter les heures de garderie et d’étude le matin et le soir, qui permettent d’aligner les journées d’école sur les journées de travail des parents. À cela s’ajoute le temps des devoirs, légèrement plus élevé en France que la moyenne de l’OCDE (5,1 heures par semaine pour les jeunes de 15 ans). Devoirs que les parents plébiscitent : gare à l’enseignant·e qui ose en donner peu (ou pas) ! Les devoirs restent synonymes chez nous d’investissement dans la scolarité, et de gage de réussite scolaire (c’est un débat intéressant, mais ce n’est pas le sujet, et nous n’y entrerons pas ici).
Résultat bis : un niveau de stress élevé des enfants français. Ça ressemble beaucoup à nos rythmes de Français·es adultes. Et difficile ici de ne pas penser à la vidéo du docteur en neurosciences Albert Moukheiber qui explique si bien l’absurdité de travailler intensément toute l’année pour s’écrouler ensuite en vacances.
Une composante de leurs jeunes « identités »
Dès l’enfance, en France, on classe, on note. Beaucoup. Avec le risque que les enfants apprennent à se définir par cela, ou que les acquis plus difficiles à mesurer, et pourtant fondamentaux dans la vie courante, les fameux « soft skills » ne passent en arrière-plan.
Par exemple, le fait de s’investir dans autre chose que le travail scolaire n’est pas spécialement encouragé ou valorisé en France. A contrario, aux Etats-unis par exemple, aucune chance d’entrer dans une université prestigieuse sans démontrer une forme d’excellence dans l’engagement associatif, dans un sport, ou dans des projets entrepreneuriaux. Sans porter de jugement de valeur sur un système qui serait mieux qu’un autre, le bénéfice de valoriser autre chose que les résultats en maths se traduit par l’encouragement implicite à investir d’autres pans de sa vie que la scolarité, et ce dès le plus jeune âge.
Une bonne habitude à prendre pour éviter, à l’âge adulte, de répondre par son intitulé de poste quand on nous demande ce que l’on « fait » dans la vie. Même si la place du travail dans la vie des Français·es a beaucoup reculé en 30 ans (en 2021 le travail est « très important » pour 24 % d’entre eux, vs 60 % d’entre eux en 1990), le travail reste une composante identitaire très forte chez les Français·es par rapport à leurs voisins européens.
Une question de mentalité et de culture
Dans la sensation d’équilibre vie pro vie perso, il y a un paramètre important, beaucoup plus difficile à quantifier : l’esprit dans lequel on fait les choses. La mentalité avec laquelle on aborde un sujet, la manière dont on l’approche. Je pense par exemple au plaisir d’apprendre, au plaisir de travailler, dont on parle si peu. Je dois dire que je suis un peu biaisée : j’ai intégré le système scolaire français à l’âge de 10 ans, et découvert avec perplexité qu’en France, le matin, on disait « travaille bien » ou « sois sage » aux enfants. Aux États-Unis, où je venais de passer cinq ans à l’école, on disait « enjoy », « have fun ». 30 ans plus tard, ça n’a pas beaucoup changé.
« L’équilibre se nourrit de la possibilité de trouver du plaisir, y compris dans le labeur, dans l’apprentissage, dans le travail »
Un décalage immense qui en dit long : l’école en France, c’est le lieu de l’apprentissage descendant. Les enquêtes PISA (Programme for International Student Assessment de l’OCDE) évoquent « la difficulté des élèves français à mobiliser leurs connaissances et à exercer leur esprit critique pour affronter des situations qui sortent des habitudes du travail scolaire ». C’est flagrant dans les amphis des études supérieures : les étudiant·es français·es n’ont jamais de questions, alors que leurs collègues étrangers bombardent les profs de contre-exemples et d’idées différentes.
Quel rapport avec l’équilibre vie pro-vie perso ? L’équilibre se nourrit de la possibilité de trouver du plaisir, y compris dans le labeur, dans l’apprentissage, dans le travail. Il se nourrit aussi du sentiment d’avoir prise sur son vécu. Rendre les apprentissages aussi ludiques que possible par exemple, sans considérer que ça les rend moins sérieux ou valables, peut réduire la pression qui s’exerce sur les enfants et leur donner le goût de l’effort, important dans la vie, sans celui de la souffrance. Laisser les enfants être des enfants, en somme.
En cette rentrée scolaire, l’invitation pourrait être celle-ci : résister à la tentation de mettre sur les épaules de nos enfants la même pression qui a été mise sur les nôtres. Ne pas les inscrire à toutes les options et autres cours de rattrapage en tout sens. Et ne pas les valoriser « que » lorsqu’ils ramènent de bonnes notes à la maison… Pour s’aider, il est utile de se rappeler une chose : dans leur développement, nos enfants ont un besoin primordial de loisirs sans enjeux, de repos, d’ennui même. Et le message que nous leur passons, volontairement ou pas : celui de la place et de la valeur du temps dit « non-productif » dans leur quotidien. Une réflexion un peu philo à nous appliquer à nous-mêmes pour cette rentrée ?!
Article édité par Clémence Lesacq - Photo Thomas Decamps pour WTTJ
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