Voyant, chamane : quand l’ésotérisme vole à la rescousse des chefs d’entreprise
23 juin 2020
7min
Journaliste indépendante
Propulsées par la crise et le contexte d'extrême incertitude qu'elle génère, des pratiques spirituelles d'un nouveau genre se sont fait une place dans les entreprises. Jusqu'au sein des Comex. Enquête.
Sur la page d’accueil de son site internet, Arnaud Riou nous tend un bâton orné de plumes et de perles, il est assis façon Bouddha sur un joli parquet, un bol doré posé devant lui. Son regard invite à la confiance et à la méditation. « La spiritualité, l’économie, l’écologie, la santé, et les relations humaines ne se traitent pas séparément mais holistiquement», précise la page de celui qui se présente comme un coach, conférencier et chamane. Ce philanthrope, qui a fait le tour du Monde de la méditation, du Tibet aux grandes plaines de l’Oncle Sam, a créé en 2006 “La voie de l’Acte”, une boîte de conseil « moderne qui s’inspire des sagesses anciennes ».
L’homme affirme avoir aidé plus de 10 000 salariés de PME et entreprises du CAC40, à « développer leur pleine conscience », à « s’aligner », à « se positionner justement dans leurs corps ». Il a même créé un programme de formation intra entreprise, baptisé « être acteur de sa communication » s’adressant aux managers, RH, chef.fe.s de projets et dirigeant.e.s afin de « développer la spontanéité, la clarté et l’authenticité de ses messages ». Sa méthode : un mélange de jeux de rôles, d’exercices de relaxation et de méditation.
Sa réputation le précédant, il est contacté par les RH ou les codir qui veulent inventer des nouveaux produits, se donner les moyens pour gérer des burn-outs en série, des fusions… ou le coronavirus. « Cette crise nous apprend que nous sommes tous liés les uns aux autres, si 2% sont malades, on est tous exposés. On réalise que des systèmes que l’on croyait séparés sont interdépendants : l’Économie ne va pas sans la Santé. L’entreprise, c’est une planète où tout doit fonctionner ensemble, où chacun a une place à jouer. La direction financière, les RH, le marketing… si chacun travaille dans son coin avec ses objectifs en tête, on va droit au mur » professe le fringuant conférencier.
Arnaud Riou est l’un des acteurs d’une toute nouvelle mouvance visant à améliorer l’expérience collaborateur, à la frontière entre le chamanisme d’entreprise et la promotion du bien-être. Cela fait deux décennies que, course à la performance oblige, le développement personnel fait vendre des millions de best-sellers par an, que des applications de méditation facile ou de recherche transcendantale sont téléchargées à la pelle. L’humain urbain, pressé et sursollicité, cherche de façon pressante à se connecter à une partie de lui-même qui ne l’est pas. Faute d’établir cette connexion, il peut être parfois poussé à se « réinventer » en injectant des petites doses de spiritualité dans son quotidien.
Pour éviter de perdre ses talents, l’entreprise s’est rapidement mise à la page et a pris part à ce mouvement de fond. Depuis les années 2000, aux États-Unis, le spiritual leadership fait des émules et tente de changer l’entreprise de l’intérieur. Louis W. Fry, professeur à l’université du Texas, a popularisé en premier cette notion grâce à un article, publié en 2003, dans lequel il explique la nécessité d’imaginer une forme de leadership éloignée de la seule quête du profit et visant des objectifs plus globaux et plus vertueux. En France, c’est Catherine Voynnet-Fourboul qui réalise les premières recherches sur ce thème en 2009. « (…) le leader spirituel préfère lâcher prise plutôt que de détenir ou retenir, éclairer plutôt que faire lui-même. » décrit-elle dans la revue Management & Avenir. Outre-Atlantique, le spiritual leadership a trouvé ses figures de proue dans la Silicon Valley. En démocratisant le leadership spirituel, ces CEO d’un nouveau genre ont ouvert la voie à un nouveau type de coaching, plus ouvert aux techniques jusqu’alors jugées « irrationnelles. »
Au programme : comment penser sa constellation professionnelle, trouver dans la nature des réponses pour élaborer un projet et analyser les freins qui peuvent empêcher une équipe de bien fonctionner.
C’est aux États-Unis, justement, que la chamane Liliane Van Der Velde a fait ses classes. « Dans la vision chamanique on regarde le chemin de chacun : qui sait bien soigner, qui sait bien diriger, quels talents pour quels postes ? Le but c’est de retrouver nos liens, notre raison d’être dans la société macro (la vie) ou micro (l’entreprise), et je pense que cela passe aussi par le lien avec le vivant qui apporte une certaine forme de spiritualité, que l’Église avait prise en otage. »
La chamane propose des stages à l’échelle individuelle et collective, sortes de team building spirituels : comment penser sa constellation professionnelle, comment trouver dans la nature des réponses pour élaborer un projet, comment analyser les freins qui peuvent empêcher une équipe de bien fonctionner. Et ce dans le cadre de séances de 400 euros ou des stages à 700 euros. La spécialiste propose aussi aux entreprises de leur faire un scan chamanique, à la façon d’un scan médical. « En analysant les forces visibles et invisibles de l’entreprise, on fait un état des lieux, on identifie les plaies, les tumeurs. On ne fait rien de bizarre, c’est finalement un regard extérieur logique, une approche très simple : chacun se rassemble autours d’une carte et mobilise une intelligence profonde et collective qui permet de mettre en lumière beaucoup de choses ». Selon Liliane Van Der Velde, si l’approche est vertueuse elle se combine parfaitement avec des objectifs de performance : tout va de pair quand l’esprit et le travail sont connectés.
Exercer son intuition grâce à la jachère et aux constellations
Quand il a fait appel à Liliane Van Der Velde, Stéphane Vatinel était en pleine réflexion. Opérateur culturel, le gaillard a participé à concevoir plusieurs tiers lieux culturels parisiens, comme la Recyclerie, la Machine du Moulin Rouge, le Divan du Monde, la cité fertile ou le Pavillon des Canaux. Il y a plusieurs années, l’homme s’était confronté à une difficulté surprenante : « nous avions du mal à nous développer et je n’arrivais pas à comprendre : nos lieux marchaient bien et nous avions une démarche cohérente. J’aurais compris que le cosmos nous mette un stop, si nous montions une industrie pétrochimique ou une association de malfaiteurs mais là je séchais ».
Stéphane Vatinel a donc commencé par un travail personnel pour comprendre ses propres points de crispations, les noeuds comme il les appelle, et mieux comprendre ses attentes personnelles dans les projets de son entreprise. Puis ils s’est tourné vers ses 200 collaborateurs et collaboratrices pour se prêter au jeu. « C’était un peu particulier car la spiritualité est d’habitude bannie dans l’entreprise ». La chamane a fait son office : elle a installé dans le jardin du siège des zones de jachère, des espaces totémiques où convoquer des forces à mettre au coeur de l’activité et a lancé une séance de constellation d’entreprise où, n’en déplaise au scepticisme de certain.e.s, beaucoup de choses sont remontées : « on a pu identifier collectivement des choses qui nous bloquaient : l’incapacité de parler d’argent, les blocages administratifs, le fait que nous n’avions pas fixé d’objectifs pour la Cité Fertile… et puis sur le long terme, niveau RH, ça a permis aussi à tous et toutes d’être sur un pied d’égalité et que ceux et celles que l’on entend peu d’habitude, apportent des idées en toute confiance ».
Battre le tambour pour aider à brainstormer
Liliane Van Der Velde en est convaincue : diriger une entreprise au doigt mouillé, ça s’apprend. C’est aussi l’avis du consultant et medium David Hertz. Avec sa société Wakan, qui signifie “sacré” en Lakota (une tribu Sioux), l’homme rend visite à de très nombreuses entreprises et leur propose de se réconcilier avec leur intuition, ses journées d’intervention en entreprise se facturent 1800 à 2300 euros la journée, ses formations d’une journée à peu près 426 euros par personne. « J’ai travaillé avec un conseiller d’administration, dans le domaine de l’énergie. Son entreprise marchait bien mais il avait l’impression que quelque chose manquait. On a travaillé en groupe en se plongeant dans des réflexions profondes desquelles émergeaient des images : à la question « doit-on se développer à l’international », les huit personnes ont visualisé une place de marché. À la question d’un nouveau produit, certains ont visualisé une digue, d’autres une porte blindées : ils avaient identifié qu’il voulaient tous aller vers la sécurité énergétique ».
David Hertz ne se considère pas comme un original : selon lui, ses objectifs sont les mêmes qu’un consultant, seules ses techniques diffèrent… parfois radicalement ! « En 2008 au Québec j’avais eu une rencontre avec des leaders, et on a brainstormé de façon assez classique sur ce qu’était le leadership. Quand ils ont commencé à se battre pour trouver la meilleure définition, je leur ai proposé de s’allonger par terre et j’ai battu le tambour, pendant 20 minutes. Cette régularité nous plonge dans un état de conscience modifié. Je les ai mis par groupes de trois et ils ont ressorti des choses radicalement différentes, beaucoup plus profondes que ce qu’ils avaient dit auparavant. »
« Je leur ai proposé de s’allonger par terre et j’ai battu le tambour, pendant 20 minutes. »
David Hertz, medium en entreprise
Les astres à la rescousse
Si des dirigeants d’entreprises s’approchent des chamanes pour développer leur intuition, d’autres préfèrent se fier totalement à celle des autres. Parmi la multitude de voyants qui travaillent avec les entreprises, Jean Didier est le plus connu. Il reçoit par téléphone des demandes de Dubaï, de New-York. Le sexagénaire, établi à Orgeval, raconte être devenu médium « suite à un choc émotionnel adolescent ». L’homme est aussi la coqueluche des médias : dans les années 80 et 90, à l’époque des radios libres, ils donnait ses prévisions et tirait le tarot en direct. « Au départ j’ai eu des petits commerçants, je me souviens d’une gérante d’hôtel qui voulait savoir si son affaire allait marcher, et c’était le cas ! Elle nous avait rappelé après pour nous le confirmer. J’ai eu un directeur de supermarché aussi qui avait été victime de vols dans ses magasins, j’avais vu qu’ils étaient deux voleurs ».
L’homme avoue préférer travailler sur les astres, pour identifier le cours d’une vie entrepreneuriale : « on peut monter le thème astral d’une entreprise, avec le registre du commerce, la date de création d’entreprise ça donne une carte de naissance, on prend la carte du gérant avec son heure/date, on superpose les deux thèmes et ça nous donne des indications sur des aspects positifs négatifs… c’est assez marrant car la société a un thème astral. J’aime bien travailler sur l’astrologie car ça conforte des choses que l’on perçoit par ailleurs. »
Le voyant Jean Didier reçoit de nombreux appels d’entrepreneurs craignant une reprise du confinement en septembre.
Aujourd’hui, Jean Didier a des clients fidèles avec qui il travaille depuis trente ans. Des grosses sociétés de BTP, qui souhaitent être aiguillées sur de gros contrats, qui attendent la réponse pour des appels d’offres. « Ils m’appellent souvent quand il y a des restructurations dans les entreprises, ou des rachats ils ont peur que leur entité soit noyée dans le business, qu’il y ait des licenciements… Je travaille avec un très gros imprimeur, il me questionne souvent car il veut savoir s’il va s’en sortir s’il fait tel choix ou tel autres. Les gens ont l’impression qu’ils n’ont plus le droit à l’erreur, on leur demande en peu de temps de faire des choix importants et ils ne sont sont pas toujours habilités à le faire, ils n’ont pas l’impression d’être en capacité, ils ont besoin d’être rassurés… à 77 euros la séance, la voyance aussi c’est du développement personnel, il faut les aider à prendre confiance en eux car les bonnes décisions viennent d’eux, pas forcément de l’extérieur ». Aujourd’hui, alors que s’annonce une crise économique insondable, Jean Didier reçoit de nombreux appels d’entrepreneurs craignant une reprise du confinement en septembre. « Depuis le début d’année, j’ai passé mon temps à dire aux entreprises de se préparer à une grave crise économique. Mais je n’avais pas fait le rapprochement avec une crise sanitaire. »
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