“Être soi au travail“ : ou comment apprendre à se connaître sans tout dévoiler !
24 mai 2021
6min
Coach, consultante et formatrice spécialiste de l’équilibre de vie pro/perso
TRIBUNE - Vie pro, vie perso, équilibre, frontières à placer ou à effacer… Comment fait-on, en tant qu’individu ou qu’entreprise, pour garantir le bonheur et la réalisation de soi, au travail comme à la maison ? C’est le questionnement perpétuel de notre experte du Lab, Sandra Fillaudeau, créatrice du podcast Les Équilibristes et de la plateforme de conseil “Conscious Cultures”. Chaque mois, pour Welcome to the Jungle, elle nous livre son regard juste et mesuré sur un épisode de nos vies de travailleur·ses.
Il y a quelques semaines, je publiais un épisode de mon podcast Les Équilibristes, dans lequel j’interviewais une femme passionnante, amie, et aussi experte pour Le Lab : Camille Rabineau. Pour chaque épisode, je choisis le titre en tout dernier, une fois que je l’ai tellement écouté que le thème se dégage de lui-même, plein de force. Et cette fois-là, le titre qui m’est venu naturellement – Être soi au travail – ne me satisfaisait pas vraiment. Trop plein de promesses, un peu tarte à la crème. Mais comme c’était réellement l’essence de notre discussion avec Camille, je l’ai laissé tel quel.
Parce que oui, “être soi au travail”, c’est le nouveau Graal. Et comme pour la plupart des injonctions ou aspirations brandies comme universelles, la proposition est toujours plus complexe qu’elle n’en a l’air.
L’idée est alléchante : celle de pouvoir, autant que possible, être le·la même que l’on soit au bureau, à la maison, entre ami·e·s. La porosité des sphères et la porosité des identités. C’est ce qu’attendent une partie des Millenials, et a fortiori la Gen Z : les anthropologues relèvent que parmi les marqueurs de ces générations se trouvent le « sentiment de soi », la liberté individuelle, et la fluidité, qu’elle soit de genre ou d’identité. Concrètement - et sans faire de généralités ou de stéréotypes générationnels - cela se traduit par des vies professionnelles davantage déterminées par la recherche d’épanouissement global que par les bons vieux “plans de carrière”. Du sur-mesure, qui colle aux aspirations du moment.
Et dans une période où la porosité des sphères professionnelle et personnelle est la nouvelle donne, où l’équivalent de la coupe mulet a fait son apparition dans le vestiaire pro (chemise en haut, pyjama en bas), où les floutages de fond d’écran ne suffisent pas toujours à préserver nos intérieurs des regards curieux de nos collègues sur Zoom, je m’interroge : ça veut dire quoi en 2021, “être soi au travail” ?
Suit up ?
On peut imaginer plein de sens à cette belle aspiration : celui de s’habiller comme on le souhaite, celui de parler de ses émotions et ressentis, celui de partager des bribes de son intimité ? Un peu tout ça à la fois ?
Je pense à la vue des très nombreux retours d’auditrices, suite à ma newsletter du 18 novembre 2020, dans laquelle je partageais quelques anecdotes personnelles autour des vêtements au travail : de la jeune stagiaire à qui on imposait le tailleur noir, à l’histoire de ma valise qui n’était pas arrivée à temps pour une présentation stratégique (que j’ai dû faire en jean-baskets-t-shirt devant un public d’hommes qui ne comprenaient pas qui était cette jeune personne qui parlait à la place de la Directrice Marketing qu’ils attendaient). J’avais reçu beaucoup de témoignages, de partages, de coups de gueule aussi, qui allaient au-delà d’une simple réflexion sur les vêtements et posaient la question de l’identité au travail. Deux types de réactions semblaient alors émerger : la première - « Je ne peux pas être moi-même », « Je suis obligée de porter un masque » - semblait regretter l’obligation et la contrainte vestimentaire, quand la seconde - « Il faut se créer un personnage professionnel, ne pas trop se dévoiler » - voyait un réel intérêt à se “cacher” derrière un uniforme. Pour ne pas porter le flan aux problèmes, dans un monde du travail a priori dangereux. Sans trancher entre deux réactions, chacune légitime - la contrainte versus la sécurité -, j’avais personnellement partagé mon parti-pris sur la question. Plutôt que de m’en sentir victime, et sans aller jusqu’à me déguiser dans des tailleurs stricts qui ne me ressemblaient pas, j’avais appris à prendre tout cela comme un jeu, à utiliser les vêtements comme un outil au service du message que je cherchais à transmettre.
Une autre anecdote m’est restée, illustration de la complexité de la question. Je me souviens d’une collègue américaine qui dirigeait une équipe constituée uniquement d’hommes, dans un univers par ailleurs très masculin. Pendant une de mes visites, j’avais été surprise de voir dans son ‘cubicle’ (les bureaux-compartiments fréquents dans les open spaces américains) une rangée de talons hauts fantaisie, de toutes les couleurs, qu’elle enfilait au gré de ses envies. Elle avait aussi pour habitude de se poser du vernis pendant ses conf calls. On pouvait se poser la question : en faisant cela, était-elle simplement “elle-même”, ou poussait-elle un personnage à l’extrême pour s’imposer au milieu de personnes qui ne lui ressemblaient pas ? Au-delà de son exemple singulier, les cubicles qui l’entouraient débordaient de dessins d’enfants, de diplômes, de photos personnelles ou encore de stickers revendiquant une affiliation à telle association ou religion. Cette volonté de montrer qui on est par son appartenance à des communautés m’avait beaucoup plu. J’avais trouvé ça agréable d’en savoir un peu plus sur mes collègues, de pouvoir engager la conversation sur autre chose que le travail, ce qui n’empêchait pas d’être très professionnels quand on se penchait ensuite sur nos dossiers communs.
Connais-toi toi même
La question de l’expression des émotions est tout aussi intéressante à explorer. Elles ont de plus en plus leur place dans le contexte professionnel, tout comme la vulnérabilité, mise sur le devant de la scène par le formidable travail de recherche et de vulgarisation de Brené Brown. C’est un progrès considérable pour le leadership et les enjeux d’inclusion et diversité, ouvrant des perspectives pour des modèles bien différents de la caricature du leader auquel nous avons trop souvent à faire : trop sûr de lui, qui ne doute jamais, que rien n’atteint. Et qui se connaît très mal.
Se poser la question de ce qui sert la relation de travail peut aider à faire le tri dans les moments où on est tenté·e de “trop” en dire
Dans le fond, l’enjeu derrière tout cela est bien là : la connaissance fine de soi et de son environnement de travail. Et sans nier le côté attractif de cette aspiration à « être soi au travail », j’ai envie de la nuancer, et lui coller plein de “&”.
Être soi au travail & apprendre à se découvrir sans cesse. C’est le prérequis. Nous en parlions avec Ludovic Dujardin, le co-fondateur de Petit Bambou, dans l’épisode qui lui est consacré : « C’est pas super simple d’être soi, mais c’est une quête qui vaut le coup. » Pas super simple dans le contexte pro, mais pas super simple dans le contexte perso non plus. Le travail d’une vie, non ? Donc en ramenant plus d’humilité à l’expression, on peut entendre « Être soi » plus comme une aspiration à s’accepter, s’assumer. Ce qui ne signifie pas forcément tout dévoiler de soi. Le dosage est clé, comme bien souvent. D’où mon point suivant.
Être soi au travail & s’adapter au contexte. Ne soyons pas naïfs, les enjeux de pouvoir sont partout, à la maison comme au travail. Et c’est bien notre force en tant qu’êtres humains de pouvoir nous adapter à notre contexte. Il n’y a rien de cynique là-dedans : avoir un costume professionnel, au sens propre comme au sens figuré, n’est pas synonyme de carapace impénétrable, ni même de mensonge, mais plutôt d’une forme d’intelligence situationnelle. On peut le déplorer, mais la réalité est que beaucoup de décisions et jugements se font sur l’apparence. Alors quand on postule dans une entreprise, il est simplement plus malin de se renseigner sur les codes vestimentaires. Et décider après en connaissance de cause ce que l’on est prêt à accepter, ce dont on a envie, ce qui nous convient.
Être soi au travail & penser à ce qui sert la relation de travail. Je repense ici à l’angle intime/public que je proposais pour remplacer l’opposition pro/perso. Si je traverse une période difficile, que j’accompagne un proche malade, mon employeur a intérêt à savoir ce qui se passe pour moi. J’ai intérêt à partager que la période est difficile à vivre, donner un peu de contexte, pour pouvoir évoquer mes plages d’indisponibilité, réfléchir à des aménagements temporaires, etc. Et lors des gros coups de baisse de moral, j’ai intérêt à appeler plutôt mes ami·es. Se poser la question de ce qui sert la relation de travail peut aider à faire le tri dans les moments où on est tenté·e de “trop” en dire.
J’emploie exprès des “&” plutôt que des “mais” ici. Parce qu’être soi au travail doit rester une aspiration louable, qui sert l’intérêt des entreprises & des individus. Et comme tous les sujets qui élèvent, il demande une approche en nuances. J’avoue être très curieuse de voir comment il va évoluer dans le temps – je suis retombée lors de mes rangements de confinement sur la couverture d’un magazine de management qui s’interrogeait en 2008 : « Peut-on réussir en étant gentil ? » Tout y était légèrement désuet : le thème, les photos, les exemples. Alors en 2034, j’espère que nous aurons aussi tranché sur la question des identités, et qu’il sera admis qu’on est bel et bien une personne, qui partage certaines facettes ou non en évaluant bien son contexte. Pas si compliqué dans le fond !
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Photos by Thomas Decamps pour WTTJ ; Article édité par Clémence Lesacq
Inspirez-vous davantage sur : Sandra Fillaudeau
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