Crise de rire ou crise de larmes : doit-on exprimer ses émotions au travail ?
17 avr. 2019
6min
Journaliste indépendante.
Joie, colère, compassion, honte… les émotions sont un phénomène naturel, indissociable de l’être humain. Et pourtant, il est parfois compliqué de les exprimer simplement dans un contexte professionnel. Elles peuvent être mal perçues, vues comme un signe de faiblesse, ou il peut simplement être difficile d’en faire part de façon appropriée. Trop souvent, les collaborateurs s’imposent de les laisser de côté afin de préserver une image raisonnable et raisonnée. Et pourtant, il y a bien un petit coeur qui bat derrière cette cravate.
Alors, quelles émotions ont leur place en entreprise ? Pourquoi devrait-on les laisser se manifester ? Existe t-il de bonnes ou de mauvaises émotions ? Aurélie Jeantet, auteur du livre Les émotions au travail, nous a aidé à répondre à ces questions.
La place des émotions en entreprise : une question de culture et de normes
L’expression des émotions est trop rarement encouragée dans les entreprises. Car l’entreprise est un lieu dans lequel on attend du professionnalisme et, pour certain, celui-ci est incompatible avec des démonstrations d’empathie ou d’émotions négatives. C’est d’autant plus vrai dans certains secteurs et à certains postes stratégiques, où c’est une façon de se préserver des difficultés du quotidien : « le comportement désaffectivé autorise alors des décisions dont le but est le profit, faisant fi de la dimension humaine pour faciliter, par exemple, le fait de “se séparer” d’une partie du personnel », explique Aurélie Jeantet.
Dans certains métiers, cacher ou simuler des émotions relèvent du devoir : que dirait-on d’un croque-mort arborant un grand sourire ? Ainsi, un conseiller client doit être aimable, le commercial doit se montrer avenant et l’aide-soignant touché par la situation de son patient. Ici, ce sont les émotions de la personne en interaction qui guident l’échange et expriment les normes émotionnelles du milieu professionnel dans lequel il se trouve.
Au-delà des normes, chaque entreprise distille - volontairement ou non - ce qu’Aurélie Jeantet appelle la “culture émotionnelle”. Ce sont ces règles qui régissent la gestion des émotions au quotidien et les relations entre les collaborateurs. D’une équipe à l’autre, celles-ci peuvent varier, preuve que le management n’est pas l’unique initiateur de la culture émotionnelle. De plus en plus, les petites entreprises et la “culture start-up” encouragent l’expression des émotions. Une vraie rupture par rapport aux entreprises plus traditionnelles, qui demandent en général davantage de retenue. Mais attention, gare à ceux qui pourraient se laisser aller : « Globalement, on peut dire que ce sont surtout des émotions “positives” qui sont admises, et encore, seulement certaines. Il est généralement attendu qu’un travailleur soit enthousiaste, aimable, souriant et patient, notamment avec les clients/patients/usagers dont il s’occupe. Mais il ne s’agit pas non plus d’éclater de rire en réunion ni d’être gai face à un usager triste, et il faut aussi souvent garder son sérieux et contenir ses émotions », ajoute t-elle.
« Globalement, on peut dire que ce sont surtout des émotions “positives” qui sont admises, et encore, seulement certaines. » - Aurélie Jeantet
Pourquoi est-ce important d’exprimer ses émotions ?
Éviter la fatigue émotionnelle.
Montrer ses émotions n’est pas seulement une nouvelle mode, c’est un besoin. Plusieurs recherches se sont penchées sur la question des collaborateurs qui sont dans le devoir de cacher leurs émotions, voire de manifester des émotions contraires à celles qu’ils ressentent, principalement dans des situations d’échanges avec de la clientèle. Il en ressort que le fait de ne pas pouvoir dévoiler ce que l’on ressent conduit à une fatigue émotionnelle et, à long terme, à des problèmes majeurs comme le burn-out et la dépression.
La sociologue américaine Arlie Hochschild distingue d’ailleurs le “jeu superficiel” du “jeu en profondeur”. Dans le premier cas, les émotions sont volontairement simulées pour cacher les émotions réellement ressenties : c’est le grand sourire que vous affichez quand votre boss vous demande de recommencer votre travail pour la dixième fois. Dans le second cas, les émotions sont modelées par celui qui les ressent : ici, vous parvenez à vous convaincre inconsciemment que refaire ce travail sera bénéfique pour votre carrière et choisissez d’apprécier l’opportunité que vous offre votre boss de vous améliorer. Si dans le deuxième cas, la situation est plus facile à vivre, elle reste dangereuse malgré tout. « Ce travail émotionnel est l’objet d’une socialisation qui commence dès l’enfance. Mais lorsqu’il est imposé dans le cadre du travail, cela peut devenir très pesant et produire des dégâts sur la santé mentale », alerte Aurélie Jeantet. Pour se protéger des dégâts liés à ces “dissonances émotionnelles”, certaines personnes mettent ainsi en place des stratégies de défense et se coupent de leurs propres émotions jusqu’à générer des situations de souffrance.
Montrer ses émotions n’est pas seulement une nouvelle mode, c’est un besoin.
Créer des liens.
Les personnes qui se composent un masque pour cacher leurs émotions deviennent indéchiffrables pour leurs pairs. Et pourtant, l’être humain a besoin de comprendre les motivations de son interlocuteur pour pouvoir lui donner sa confiance et se sentir plus proche. Il devient alors plus difficile de se lier avec eux, même dans un cadre professionnel, et d’interagir de façon naturelle. Au contraire, montrer ses émotions permet de rompre les barrières et construire une relation de confiance au travail.
Dans tous les cas (et même après avoir écouté Poker Face en boucle) on ne peut cacher complètement ses émotions. Le “trop-plein” finit toujours par transparaître dans les gestes, le comportement, le non-verbal. Alors puisqu’on n’a pas vraiment le choix, comment BIEN exprimer ses émotions ?
Les personnes qui se composent un masque pour cacher leurs émotions deviennent indéchiffrables pour leurs pairs.
Comment bien exprimer ce que l’on ressent ?
L’éducation émotionnelle est rarement traitée à l’école. C’est souvent l’environnement familial qui va guider, ou non, cet apprentissage. Ainsi, par manque de connaissances et d’expérimentation positive, certains demeurent effrayés ou réfractaires à la démonstration des sentiments. Ces personnes sont, par conséquent, moins ouvertes et moins confortables face à leur manifestation chez les autres.
Tout comme on adapte naturellement son niveau de langage face à un enfant ou un étranger, tout comme on module sa façon de formuler une critique face à quelqu’un de plus ou moins susceptible, il est nécessaire de nuancer la façon dont on extériorise ses sentiments à son interlocuteur. Qu’il soit votre collègue, votre manager ou votre boss, c’est à vous de sentir la façon dont il pourra accueillir l’expression de vos émotions.
On n’exprime donc pas “mal” ou “trop” ses émotions, mais on peut les traduire d’une façon qui sera mal comprise ou rejetée par l’autre. Le risque ? Braquer son interlocuteur et ne plus oser se dévoiler à nouveau. Voici quelques conseils pour bien manifester vos émotions.
Il est nécessaire de nuancer la façon dont on extériorise ses sentiments à son interlocuteur.
Apprenez à les comprendre
Mettre des mots sur un ressenti est une première étape pour aller vers le comportement adapté. Creusez votre fonctionnement émotionnel, ce qui déclenche certaines émotions et ce qu’elles traduisent chez vous (palpitations, joues rouges, etc.). Une émotion est un état passager, qui ne fait que se renforcer quand on cherche à la faire taire. Une émotion n’est ni positive ni négative en soi. Et il faut comprendre que l’exprimer, c’est aussi donner l’opportunité à l’autre de mieux comprendre ce qui vous anime.
Gérez les émotions négatives
En 1997, Cynthia Fisher, professeur en management, a mené une étude sur les émotions. Elle révèle les 5 émotions négatives les plus souvent ressenties dans un environnement de travail : la frustration, la nervosité, la colère, l’aversion et la déception. Ces émotions sont évidemment les plus compliquées à dévoiler car leur expression risque de blesser un collaborateur. Pour autant, il ne faut pas les garder pour vous. Ici, l’expression des émotions sera mieux perçue après une prise de recul et si vous les exprimez en tête-à-tête avec la personne qui les a provoquées, plutôt qu’en public.
Encourager les démonstrations positives
Pour s’autoriser, petit à petit, à exprimer davantage ses émotions, il est nécessaire d’en faire une habitude acceptée par tous. Pour cela, il est indispensable d’accueillir les manifestations de joie, de rire, d’enthousiasme de vos collègues avec bienveillance jusqu’à ce que chacun se sente à l’aise dans l’expression de ses émotions.
Mettre en place une nouvelle culture émotionnelle, c’est possible ?
Si l’expression des émotions est un véritable atout dans une équipe, il faut malgré tout tenir compte des règles émotionnelles de chaque métier : « sans pour autant s’y conformer, il est prudent d’avoir conscience qu’y déroger peut être coûteux, de s’y préparer, d’apprendre à repérer les moments où il est possible de les transgresser tout en se protégeant des conséquences néfastes qui pourraient se déployer », nous explique Aurélie. Alors, pour changer la culture émotionnelle existante, il est nécessaire d’ouvrir le débat. Ceci peut être fait de façon formelle ou informelle. « C’est à chaque collectif professionnel de définir ses propres règles en fonction de l’activité et des contraintes, en fonction de la culture de métier, et en fonction des membres qui constituent ce collectif », explique Aurélie Jeantet. En discuter en équipe permet de comprendre la position de chacun et de déterminer des règles qui conviennent à tous. Pour aller plus loin, pourquoi ne pas formaliser et afficher les nouvelles normes de cette culture que vous cherchez à développer ? C’est une façon de rappeler à tous, chaque jour, les choix collectifs qui ont été faits pour simplifier la communication entre vous.
« C’est à chaque collectif professionnel de définir ses propres règles en fonction de l’activité et des contraintes, en fonction de la culture de métier, et en fonction des membres qui constituent ce collectif » - Aurélie Jeantet
« Il est important d’être connecté à ses émotions, de leur laisser une place (ni trop, ni trop peu), d’en reconnaître la valeur et la fonction. Etre à l’écoute de ses émotions permet d’être en lien avec les autres, avec le monde, tout en étant relié à soi. Etre sensible, c’est aussi être intelligent, car pour prendre une bonne décision, on ne peut pas faire appel uniquement à la raison », conclut pour nous Aurélie.
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