Fixer son propre salaire : parce que vous le valez bien ?
02 déc. 2021
4min
Journaliste
Que feriez-vous si on vous laissait la possibilité de choisir entièrement votre salaire ? Vous faites sauter le coffre ou vous vous raisonnez en pratiquant l’auto-censure ? Fixer son propre salaire, c’est ce que proposent un certain nombre d’entreprises dites « libérées », ouvrant la voie aux considérations subjectives de la valeur de son travail, et au bannissement des frustrations. À condition de maîtriser cet exercice d’équilibriste qui peut valoir très cher.
En fin d’année, il y a généralement deux questions qui fâchent. La première vient de votre mère qui vous demande ce que vous voulez à Noël. La deuxième, de votre manager ou du recruteur qui larguera celle à 1 million d’euros : « Quelles sont tes prétentions salariales ? ». Pour ma part, la réponse instinctive à cette question oscille grossièrement entre « De quoi manger au moins un Kébab par jour haha ! » (mon humour est aussi fin que mon palais) et « 100k par mois ! Non ? Ah d’accord, pas de problème » (je n’ai pas beaucoup de courage non plus). En bref : un non-sens total. Résultat ? Ne répondez jamais à cette question de manière instinctive. À l’instar de beaucoup de salarié·es du domaine « créatif », déterminer la valeur de son travail, ou encore le « salaire juste », s’apparente à une quête du Graal illusoire, qui se termine généralement sur un pouf, sur lequel on s’avachit en soufflant : « Nan mais c’est pas si mal ce que je fais, quand même ? ». Et forcément, devant nos bras ballants, s’étend un boulevard de frustration.
À mon tour de poser une question : Pourquoi est-ce aussi difficile de déterminer la juste valeur de son travail ? Pour ma part, la confusion s’installe dès cette interrogation : « Combien tu veux ? ». Parce que voici ce que j’entends : « combien tu vaux ? ». Une déformation qui puise en partie sa source dans notre culture française selon Sébastien Hof, psychologue du travail à Besançon, interrogé dans cet article consacré au tabou de l’argent : « Le Français est très impliqué dans son travail. On recherche de la reconnaissance à travers lui, c’est-à-dire via le salaire, le statut, les mots de nos supérieurs, etc. Et finalement, quand on nous indexe à un salaire, qui en plus n’est jamais fixé de manière réellement objective, on a l’impression que cette somme représente notre valeur intrinsèque. »
Les entreprises l’ont bien compris : l’estime de soi n’a pas grand-chose à faire dans une négociation salariale. En guise de premier pare-feu à cette teuf de l’égo, pas mal d’entre elles ont instauré une grille salariale. Problème : 30 % des entreprises privées n’en disposent pas, laissant alors l’appréciation du montant au bon vouloir des décideurs … et à leurs biais inconscients.
La bonne paye
Cette difficulté à définir un salaire juste s’est renforcée à mesure que la négociation est devenue individuelle. « On s’en sort globalement moins bien quand on négocie pour sa pomme », résume Laetitia Vitaud experte en futur du travail pour le LAB de Welcome to the Jungle et autrice du livre Du labeur à l’ouvrage sur les limite du salariat. « Autrefois, le salaire était une institution collective gérée par des syndicats puissants. Avec le déclin des syndicats, le sujet est devenu très individuel, et cela a dégradé le rapport de force ». Pire, qu’il soit fixé dans le cadre d’une négociation individuelle ou collective, le salaire juste n’existe tout simplement pas, renchérit Laetitia : « C’est très subjectif. Ce qu’on appelle un salaire “juste” reflète en fait une réalité sociale et un rapport de force existant. C’est une justesse historique. Ce n’est pas une justesse morale ou une justesse économique, parce que c’est impossible de le penser en dehors d’un rapport de force. Les deux dernières années sont édifiantes sur la question : les travailleurs les plus essentiels sont précisément ceux dont les prix et les salaires sont les plus bas, donc les réflexions sur une justesse me paraîssent toujours complètement artificielles ». En résumé, un salaire “juste” ne peut être considéré comme tel que par le travailleur lui-même. Mais alors, si on suit la logique, pourquoi ne pas laisser vraiment les rênes à tous les travailleurs ?
Le premier à avoir tenté l’expérience s’appelle Ricardo Semler. Nous sommes en 1980, Ricardo est un jeune Brésilien de 21 ans, originaire de São Paulo. Il vient de reprendre les rênes de SEMCO, l’entreprise familiale qui fabrique des équipements industriels. Il travaille 18h par jour. Résultat : à 25 ans, il finit dans une clinique spécialisée pour les personnes en fort état de stress. Il raconte dans son livre À contre-courant qu’il vit alors l’événement comme un électrochoc. Son rythme de vie doit changer. Il décide donc de réformer en profondeur son entreprise, pour l’orienter vers un système de gouvernance participatif et décentralisé.
Plus de manager, plus de DRH, plus de structure pyramidale… et plus de salaire imposé. Pour la première fois au Brésil, les employés d’une entreprise peuvent avoir le dernier mot en fixant le montant de leur rémunération. Mais pas n’importe comment. Pour savoir comment définir la bonne paye, il propose à ses salariés de se poser 4 questions fondamentales :
- Que pensez-vous pouvoir gagner ailleurs ?
- Combien gagnent vos collègues dans l’entreprise ?
- Combien gagnent vos amis qui ont la même formation ?
- De combien avez-vous besoin pour vivre ?
Quatre questions qui cadrent la réflexion. Suffisamment en tout cas, pour éviter que les salaires autofixés flambent : l’entrepreneur raconte avoir noté une augmentation de seulement 10%. Plus de quarante ans après, son histoire est-elle toujours d’actualité ? Pour le savoir, je suis sortie de mon pouf après une énième crise de panique pour rencontrer Sarah Salis. Sarah travaille elle aussi au sein d’une entreprise libérée, et, comme tous ses collègues, a fixé son propre salaire, sans que personne n’y trouve à redire. Dans ce podcast exclusif Welcome Originals dont nous débloquons exceptionnellement l’accès, elle m’explique comment elle s’en est sortie. Spoiler : pas trop mal.
Cet article est issu de notre dossier spécial sur le tabou de l’argent au travail. Si vous voulez comprendre pourquoi c’est compliqué de parler thunes au boulot en France, et surtout décoincer votre rapport à un sujet qui gagnerait à être franc et transparent, lisez-le. Vous verrez, ça fait du bien.
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Photo Thomas Decamps
Édité par Matthieu Amaré
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