Télétravail : la France est-elle vraiment à la traîne ?

24 sept. 2020

7min

Télétravail : la France est-elle vraiment à la traîne ?
auteur.e
Laetitia VitaudExpert du Lab

Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes

Des managers « frileux », une culture du présentéisme « indécrottable », une économie des bureaux puissante… Malgré la persistance de la crise sanitaire, le télétravail aurait beaucoup reculé en France, tombant à seulement 15% de l’ensemble des travailleurs, soit nettement moins qu’au Royaume-Uni, aux Pays-Bas ou au Danemark. Cela n’est (hélas) probablement pas sans lien avec le fort rebond épidémique que connaît notre pays en septembre 2020.

Le Citymapper Mobility Index, qui classe les grandes villes du monde en fonction du pourcentage de mobilité par rapport à la normale, révèle que dans les villes de Paris et de Lyon, on est (pratiquement) aussi mobile que d’habitude. Ces deux villes sont tout en bas de la liste de Citymapper, avec respectivement 90% et 102% de mobilité (le 22 septembre), alors que Copenhague et Amsterdam, par exemple, sont respectivement à 45% et 34% de mobilité. Les Lyonnais et les Parisiens semblent vaquer à leurs occupations privées et professionnelles présentielles comme si de rien n’était…

La France représente-t-elle vraiment une exception en matière de télétravail parmi les pays développés ? Sommes-nous à part en matière de management et de culture de travail ?

Non, il n’y a pas vraiment d’exception culturelle française en matière de télétravail

La première chose à souligner, c’est l’absence de chiffres fiables concernant le télétravail réellement pratiqué en France. Il y a de bonnes raisons de penser qu’il est largement sous-évalué. Avant le confinement, deux tiers des heures télétravaillées ne faisaient pas l’objet d’une contractualisation. Or le télétravail informel est plus difficile à mesurer.

Par ailleurs, il n’existe pas d’indicateurs et de catégories permettant de mettre tout le monde d’accord sur les chiffres (le télétravail n’est pas une catégorie INSEE). Cette absence d’indicateurs tient également au fait que le droit du travail et les catégories juridiques et statistiques dont nous disposons pour analyser le travail sont toutes héritées du paradigme de l’économie industrielle fordiste (avec pour modèle le travail à l’usine). Même le droit du travail a un train de retard en la matière car il « a été conçu pour encadrer le travail des usines où tous les salariés sont présents dans un même espace avec des horaires identiques pour tous. »

Pendant longtemps, la plupart des chiffres qui circulaient étaient exagérément conservateurs car ils ne tenaient pas compte des usages réels, le plus souvent hybrides. Le télétravail, ce n’est pas zéro ou un. Pour l’écrasante majorité des Français qui le pratiquent, c’est une pratique hybride et omniprésente, marquée par une croissance exponentielle des usages numériques au travail et dans la vie courante.

Or en matière d’équipement, d’accès à internet et d’usages numériques, les Français ne sont pas franchement à la traîne par rapport à leurs voisins européens. 9 Français sur 10 sont équipés d’un smartphone (ce qui fait presque tout le monde si on retire les nourrissons et quelques personnes très âgées). Plus de 60% sont actifs sur les réseaux sociaux. La France est (en 2020) le 2ème marché européen pour l’e-commerce (et le 5ème au monde, d’après LSA Conso). Dans leurs usages numériques, les Français sont parmi les plus enthousiastes au monde. Parmi ces usages, le travail occupe une place non négligeable, y compris de manière mobile, hors de l’espace de travail « officiel ». De fait, l’espace de travail est déjà éclaté et multiple.

Quant aux aspirations au télétravail, de nombreux sondages effectués pendant et après le confinement ont montré que les actifs français souhaitaient une part plus importante de télétravail dans leur semaine de travail. Ils rêvent aussi d’une organisation de leur emploi du temps plus souple et flexible pour avoir plus de marge de manoeuvre et trouver un meilleur équilibre entre vie professionnelle et vie privée. Cet article de Francetvinfo a même tenté d’établir une moyenne : « pour faire une moyenne, au moins les trois quarts des personnes interrogées par les différents instituts - on monte parfois jusqu’à 80% - ont l’intention de poursuivre le télétravail au-delà de la période de crise sanitaire. »

Une étude du Comptoir de la nouvelle entreprise Malakoff Humanis a même montré que plus on pratique le télétravail, plus on l’apprécie. « Cette satisfaction est notamment portée par le sentiment d’avoir plus de souplesse et de flexibilité (80 % des télétravailleurs vs 71% en avril), et par une plus grande autonomie et davantage de responsabilisation (44% vs 38%). On note également une hausse significative des bénéfices perçus, notamment sur l’engagement (34 %, + 9 points), l’efficacité au travail (34%, + 6 points), la conciliation vie professionnelle / vie personnelle (42 % +10 points). » L’étude en conclut que le télétravail est amené à se généraliser.

En bref, nous autres Français ne sommes pas une espèce à part qui rêverait d’horaires de travail fixes et de présentéisme tandis que nos voisins européens seraient plus férus de travail à distance. Culturellement, nos aspirations ne sont pas franchement différentes. C’est pour cela que les entreprises sont si nombreuses à avoir entrepris des chantiers de « transformation » dans lesquels la question du télétravail occupe une place centrale.

Et pourtant, il y a quand même moins de télétravail que chez certains de nos voisins européens

Mais alors, que penser de ces chiffres qui montrent une baisse plus forte du télétravail post-confinement en France que chez nos voisins britanniques ou néerlandais ? Que penser de ces chiffres de Citymapper qui montrent une plus forte mobilité des citadins français ? À supposer que les chiffres actuels post-confinement ne tombent dans les mêmes biais de sous-évaluation que ceux d’avant le confinement (puisque l’informel reprend ses droits), on peut expliquer cela par plusieurs facteurs.

Le confinement a été en France plus strict (et respecté) qu’au Royaume-Uni, en Allemagne ou aux Pays-Bas. Les restrictions et les sacrifices faits par les Français pendant cette période les rendent aujourd’hui plus réticents à se priver de moments de convivialité « présentielle », au travail comme en privé. Non seulement certains Français, particulièrement les plus jeunes, ne veulent plus entendre parler des contraintes liées à l’épidémie, mais certains ont peut-être même éprouvé un besoin de « rattrapage » qui peut expliquer en partie les forts taux de mobilité urbaine. Les mesures du gouvernement vont également dans ce sens puisqu’on encourage les Français à vivre « normalement » pourvu qu’ils mettent un masque (pour relancer l’économie).

La part des emplois télétravaillables est liée à la structure de l’économie et la distribution des emplois par métiers et secteurs. En France, ce sont environ deux emplois sur trois qui ne sont pas télétravaillables. Il s’agit d’emplois dans les services de proximité (notamment le tourisme, qui conserve un poids important dans l’économie), l’industrie, la grande distribution, l’agriculture, la construction, l’entretien des infrastructures, etc. où le travail (du moins une grande partie des tâches) ne peut pas se faire à distance.

Selon la structure de l’économie, le niveau de développement et l’importance de l’économie informelle, la part des emplois télétravaillables varie. Dans les pays moins riches et moins développés, on ne télétravaille pas autant que dans les pays où l’économie du savoir est plus développée (avec des emplois télétravaillables à plus forte valeur ajoutée). Au Mexique, seuls 25% de l’ensemble des emplois sont télétravaillables, alors qu’au Royaume-Uni, il s’agit de 40% des emplois.

Une étude récente de l’Université de Chicago a montré qu’il y avait une corrélation forte entre la part d’emplois télétravaillables et le PIB par habitant (à parité de pouvoir d’achat). Plus les habitants d’un pays sont riches, plus la part de télétravail est importante. Or les pays d’Europe du Nord, comme le Danemark, les Pays-Bas ou l’Allemagne sont plus riches que la France. Dans la liste des pays classés en fonction du PIB par habitant (PPA), la France n’est que 29ème, loin derrière la Norvège, la Suisse, les Pays-Bas, le Danemark ou même l’Allemagne, selon les données du Fond monétaire international (pour la Banque mondiale, la France est classée à la 31ème position).

Encore une fois, il n’existe pas de statistiques précises sur la part des emplois télétravaillables dans notre pays — c’est d’autant plus difficile que les emplois et métiers se transforment, et que dans de nombreux métiers, certaines tâches sont télétravaillables et pas d’autres. Mais on peut raisonnablement penser que la part des emplois télétravaillables est structurellement plus faible en France que dans les pays d’Europe où les habitants sont plus riches. Et cette part-là n’a rien à voir avec la culture et la nature du management.

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Mais alors, n’y a-t-il vraiment aucun élément culturel pour expliquer la (relative) faiblesse du télétravail en France (en mettant de côté sa sous-évaluation chronique) ? Eh bien si, il existe tout de même quelques spécificités culturelles et démographiques françaises qui peuvent expliquer un attachement relativement plus fort au « présentiel » au travail chez ceux qui pourraient télétravailler complètement.

D’abord, la population française est relativement plus jeune que la plupart des autres pays européens (il suffit pour s’en convaincre de regarder l’âge médian et la pyramide des âges de l’ensemble des pays européens). Or les actifs plus jeunes ont davantage besoin de passer du temps avec leurs pairs « en vrai » pour se former et construire des réseaux. C’est d’ailleurs pour les plus jeunes que la période de confinement a été la plus difficile du point de vue professionnel. Faire un stage ou intégrer une nouvelle équipe à distance, c’est beaucoup plus difficile que poursuivre une activité avec une équipe que l’on connaît bien !

Ensuite, il existe certaines caractéristiques culturelles françaises qui nous font valoriser davantage les moments de partage physique. Comme l’explique Erin Meyer dans son livre La carte des différences culturelles et comme je l’ai détaillé dans cet article pour l’Institut Montaigne, on peut citer trois éléments culturels. Le mode de communication dans la culture française nécessite un « contexte » plus élevé. Le leadership est plus hiérarchique que dans les pays d’Europe du Nord (or la rigidité statutaire et hiérarchique s’accommode mal du télétravail). La confiance repose sur une part d’affectif plus forte qui dépend de moments d’intimité partagée (c’est pour cela que les repas jouent un rôle important au travail, contrairement au Royaume-Uni ou aux Pays-Bas, par exemple).

Mais ces traits culturels et la jeunesse de la population n’empêchent en rien le télétravail hybride. Les plus jeunes sont aussi ceux pour lesquels il est naturel d’avoir un rapport flexible au temps et à l’espace de travail. Tout cela plaide davantage encore pour une hybridation. Qui a dit que le télétravail devait être exclusif ? Pourvu que la pratique soit équilibrée, les Français y sont très favorables et sont bien armés pour tirer profit des deux mondes (le virtuel et le physique).

Photos : Welcome to the Jungle

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