Ces freelances laissent leurs clients décider de leur tarif : un pari gagnant ?

04 févr. 2021

7min

Ces freelances laissent leurs clients décider de leur tarif : un pari gagnant ?
auteur.e
Aurélie Cerffond

Journaliste @Welcome to the jungle

« Tu me donnes ce que tu veux. » Si on a toujours rêvé que notre garagiste ou notre plombier nous murmure ces mots doux à l’oreille, certains travailleurs freelance en ont fait leur mode de fonctionnement. Ils appliquent une tarification “libre”, c’est-à-dire qu’ils n’imposent ni devis, ni tarifs fixes à leurs clients pour la réalisation de leurs prestations. Ce choix surprenant, qui tord le cou à toutes les conventions classiques d’une relation commerciale, semble faire le bonheur des (rares) travailleurs indépendants qui s’y risquent. Mais pourquoi faire ce choix et comment cela fonctionne-t-il concrètement ? Est-ce un pari gagnant ? Le modèle est-il adapté pour tous ? Pour nous aider à décrypter ce procédé original, Albert, Edouard et Maxime, trois travailleurs indépendants adeptes du prix libre, témoignent pour Welcome to the jungle.

Travailler sans devis

« Les entreprises peuvent choisir combien elles me rémunèrent après la prestation. Je leur dis combien de temps j’ai passé à travailler pour eux et si j’ai eu des frais de déplacement, de logement, et ils me donnent ce qu’ils veulent », explique Maxime de Beauchesne, facilitateur, qui accompagne les start-ups à définir leurs raisons d’être et leurs valeurs. Quand il s’est lancé il y a quatre ans, travailler sans fixer de prix était un moyen de vaincre son syndrome de l’imposteur : « Au début, je ne me sentais pas légitime d’annoncer un prix, confesse-t-il. C’était presque une stratégie de fuite, je me disais “on ne pourra pas me dire que mon travail ne le valait pas”. » Désormais plus confiant, sa motivation est inverse : « Parce que je suis convaincu que mon travail aura un impact positif, je suis également plus serein quant à la rétribution que m’accorderont mes clients. » Il se réjouit aussi de déranger « la manière dont on fait du business », en proposant un autre mode de collaboration, basé sur une confiance mutuelle.

Albert Moukheiber est également adepte de la tarification libre depuis qu’il a commencé à travailler, il y a dix ans. Psychologue clinicien, il laisse ses patients payer ce qu’ils veulent quand ils le peuvent. S’il ne discute jamais des montants, c’est qu’il veut offrir à tous, la possibilité de se soigner (soins non-remboursés par la sécurité sociale, NDLR). Un principe qu’il applique également quand, en sa qualité de Docteur en Neurosciences Cognitives, il donne des conférences pour des entreprises. Sans imposer de prix, il propose de s’adapter aux moyens financiers de l’organisation qui le sollicite. Pas de négociation pure et dure, mais plutôt une discussion : « L’idée est de trouver un compromis qui soit juste pour eux et pour moi en fonction de leur budget. Je trouve normal qu’une grande entreprise du CAC 40 ne paye pas la même somme que la mairie d’une petite ville alors que ces deux organisations veulent une conférence sur les fake news », explique t-il.

Une quête de “justesse” et d’accessibilité qui a également poussé Edouard Marchal à pratiquer les prix libres ou prix “conscients”, pendant ses cinq années passées en tant que designer et conseiller en communication en freelance (une activité qu’il exerce encore ponctuellement aujourd’hui). Écœuré des prix excessifs pratiqués au sein des agences de communication, il lance son activité en mettant un point d’honneur à permettre aux associations qui ont peu de moyens de pouvoir bénéficier de ses services « J’ai proposé d’emblée qu’elles me donnent ce qu’elles estimaient être correct sans handicaper leur budget global, raconte t-il. Pour moi c’est facile, c’est mon métier, j’adore ce que je fais, mes idées viennent tout de suite… je ne vois vraiment pas pourquoi je sur-facturerais ! » Comme Maxime, il faisait le bilan une fois la prestation réalisée : « En fin de projet, j’indiquais le temps que j’avais passé à travailler et parfois je donnais les prix indicatifs du marché des travailleurs freelance, à l’époque pour un profil junior, c’était une moyenne de 200 euros par jour. Ensuite, je les laissais me donner ce qui leur paraissait convenable pour eux comme pour moi sans jamais négocier. »

Travailler sans prix imposés est manifestement un avantage financier non négligeable pour les organisations, mais l’est-ce aussi pour ces travailleurs indépendants ?

Quid des revenus

« Tu t’y retrouves financièrement ? » C’est bien la question qui brûle les lèvres quand on évoque le sujet ! Edouard estime qu’il gagnait sa vie correctement en appliquant la tarification libre, d’autant qu’il a un mode de vie simple, avec peu de charges fixes. D’après ses calculs, la plupart du temps, les montants versés étaient proches des prix indicatifs du marché, et même, environ une fois sur trois, il recevait “plus” : « La grande majorité de mes clients étaient satisfaits de mon travail et donc ravis de bien me rémunérer, surtout je dépassais souvent le cadre de ma mission. » Les rares fois où il s’est senti sous-payé, il reconnaît que cela résultait d’une mauvaise collaboration. En enchaînant les missions, même peu rémunératrices, il n’a jamais eu besoin de chercher du boulot. Tout comme Maxime, qui, après des débuts peu florissants, estime gagner de mieux en mieux.

Lui non plus n’a jamais chômé en multipliant les projets grâce à un efficace bouche-à-oreille. Et pour ne pas se sentir lésé, il évite tout simplement les comparaisons « Si je m’amuse à associer le prix du marché avec le nombre de jours où j’ai travaillé, je vais me sentir floué c’est sûr ! Mais ce n’est pas ce qui compte pour moi : je m’éclate dans mon travail, je suis heureux de l’impact que j’ai, et depuis quatre ans j’ai pu vivre sans me poser trop de questions. » Albert a quant à lui le sentiment qu’il gagne plus avec ce fonctionnement, sans pouvoir vraiment le vérifier : « J’ai l’impression que les entreprises proposent souvent davantage que ce que j’aurais demandé, mise à part certaines grosses boîtes peut-être… J’ai d’ailleurs constaté que les grandes entreprises essaient souvent de sous-coter quand les petites structures, elles, essaient d’être au plus juste. Mais peu importe, dans tous les cas, je m’y retrouve. »

On se demande alors comment ces entreprises, formées à valider un budget en amont de toute tractation, réagissent face à cet usage peu conventionnel.

Des clients étonnés et parfois désorientés

Si la plupart des clients d’Edouard étaient étonnés au début, ils étaient surtout enchantés à l’idée de collaborer différemment. Cependant, il reconnaît que certains ont pu se sentir déstabilisés : « Deux fois j’ai senti que cela créait un malaise car la question de la rémunération revenait souvent dans les discussions autour du projet. Pour couper court, j’ai alors proposé une fourchette de prix pour cadrer la prestation et apaiser les inquiétudes. »

Pas de point de blocage pour les start-ups à qui Maxime propose ses services. D’après lui, habituées à travailler avec des freelances, elles sont peu perturbées par ce procédé, et ont des prix de références en tête. Il aime particulièrement le lien privilégié que cela permet de nouer dès le début de la relation : « En proposant de travailler sans devis, je suis le seul à prendre des risques finalement. Le client se sent alors tout de suite en confiance, et les échanges sont plus fluides. » Il a par ailleurs lui-même été étonné quand, les 35 salariés d’une boîte cliente, ont tous noté sur un post-it le montant qu’ils souhaitaient lui accorder. L’entreprise a ensuite fait la moyenne de ces sommes, et la décision a été prise collégialement. Une initiative qu’il raconte parfois à d’autres clients qui imitent le process.

En revanche, la pratique des prix libres déroute certains patients d’Albert, alors obligé de les rassurer : « Je leur explique que moi je m’occupe de leur santé mentale, et eux s’occupent de l’argent. Certains me rémunèrent à la fin d’une séance, d’autres la semaine suivante selon leurs contraintes… Une souplesse qu’ils adoptent finalement assez facilement. » Si ce procédé novateur fait bouger les lignes des deux côtés de la relation commerciale, on peut imaginer qu’il ne laisse pas indifférent les autres travailleurs indépendants…

L’avis des autres

« Est-ce que c’est moi qui pratique des prix trop bas ou est-ce que c’est toi qui pratique des prix trop hauts ? », a rétorqué un jour Edouard à un graphiste freelance qui lui reprochait de faire baisser les prix du marché avec cette pratique des prix libres. Une pratique qui lui convient bien personnellement, mais qu’il ne cherche pas du tout à imposer aux autres. Ceci dit, il a constaté que, malgré les réticences de ses pairs avec qui il partageait un espace de coworking, l’idée a fait son chemin : « Malgré nos désaccords, j’ai finalement vu plusieurs indépendants essayer d’appliquer le prix conscient ! »

Les contacts de Maxime manifestent moins d’animosité, mais ont parfois développé un “syndrome du sauveur” : « Tu ne devrais pas faire ça, ça te dévalorise », a-t-il déjà entendu à propos de sa façon de rémunérer son activité. Des commentaires qui ne l’ont cependant pas du tout découragé : « J’explique gentiment à ces personnes que c’est tout l’inverse : je suis confiant, je sais que j’apporte de la valeur et que, si je bosse bien, d’une manière ou d’une autre, je vais gagner ce que j’ai besoin de gagner. »

Pas d’attaques ou de critiques de la part des confrères psychologues d’Albert, qui le questionnent souvent à ce sujet pour comprendre comment ça marche concrètement. Beaucoup saluent la démarche même s’ils ne changent pas de fonctionnement pour autant : « On me félicite souvent pour cette initiative, mais je ne connais aucun autre praticien qui laisse ses patients régler ce qu’ils veulent. Certains proposent des grilles tarifaires en fonction des revenus mais c’est toujours très cadré. » Pour son activité de conférencier, un peu comme pour Maxime, la critique est bienveillante, mais lui fait remarquer qu’il devrait facturer bien plus : « On me dit souvent que je me fais “avoir”, qu’en tant que Docteur en neurosciences, je devrais valoriser bien plus mes interventions auprès des entreprises… Sûrement que d’autres gagnent plus avec cette activité, mais moi ça m’est égal. »

Si la tarification libre suscite tant de réactions différentes, c’est bien qu’elle ne semble pas convenir à tous les profils…

Pas pour tout le monde

Au-delà de leur volonté de ne pas imposer ce modèle aux autres, nos trois témoins sont convaincus que ce mode de fonctionnement ne peut pas s’appliquer à tous les métiers.

« Cela me paraît inconcevable de demander à un menuisier de ne pas avoir des prix fixes !, s’exclame Edouard. Les prix libres sont adaptés si son activité requiert peu de frais de fonctionnement et surtout pas d’investissement matériel. » De plus, les clients pourraient être tentés de dévaluer certaines productions selon Maxime : « Le fait que je réalise une mission originale, qui propose une expérience différente, fait que mon travail est bien valorisé du point de vue des entreprises. Mais malheureusement, certaines personnes peuvent être tenté.e.s de dévaloriser certains boulots, comme celui d’un photographe sous prétexte que l’Iphone fait de belles photos… » Une pratique difficilement applicable à tous les métiers, mais qui ne convient pas non plus à toutes les situations financières : « Pour bien le vivre, il faut un lâcher prise à propos de la rémunération, analyse Maxime. Si on passe son temps à se demander quel salaire on va gagner à la fin du mois, on va se rendre malheureux et bouffer toute notre énergie, ça n’en vaut pas la peine. »

En pratiquant les prix libres, ces travailleurs indépendants semblent apprécier se libérer de la question de l’argent d’une manière globale : ils s’épargnent chiffrages, devis et négociation, et, convaincus qu’ils gagneront toujours suffisamment pour vivre selon leurs besoins, n’ont pas les yeux rivés sur le montant de leurs revenus. Et si cette façon d’appréhender son travail et sa valorisation ne peut être adoptée par l’ensemble des travailleurs freelance, elle interroge la relation commerciale classique en proposant une autre voie. Une voie dans laquelle il n’est pas nécessaire de tout contractualiser pour travailler en confiance.

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Photo par WTTJ

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