Friends : 4 scènes qui illustrent la difficile relation managers-managés
14 juin 2021
10min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Journaliste - Welcome to the Jungle
Vous pensiez jalousement que la bande de potes la plus célèbre du petit écran passait son temps à boire des coups au Central Perk…? Vous aviez raison. Mais rassurez-vous, les six amis ont bien été obligés de travailler pour pouvoir se payer autant de cafés. Quand on y regarde de plus près, certaines scènes de la série se déroulent sur leur lieu de travail et, d’ailleurs, professionnellement, tout ne se passe pas toujours bien pour nos acolytes. C’est le moins que l’on puisse dire. Leur point commun : elles traitent toutes, de près ou de loin, de la relation tumultueuse qui existe souvent entre manager et managés. Dans cette série où l’amitié est centrale, les protagonistes nous poussent même à nous demander : une relation amicale inter-échelons est-elle vraiment possible ? Ou faut-il nécessairement qu’il y ait un fossé ?
Pour fêter la diffusion de l’épisode spécial de Friends (Friends, the reunion) le 27 mai dernier, et pour tous les nostalgiques en mal de “I’ll be there for youuu”, nous avons passé au crible 4 scènes mythiques (quelle scène de Friends n’est pas mythique ?) de la série, avec Laetitia Vitaud, experte du Lab by Welcome to the Jungle, autrice et conférencière sur le futur du travail. En espérant que son analyse puisse éclairer votre lanterne, que vous soyez managers ou salariés !
Celui qui voulait faire ami-ami avec son équipe (en vain)
Le topo
Dans la toute première saison de Friends, Chandler, (dont tout le monde ignore le métier mais qui est manager dans une grande entreprise) embauche temporairement Phoebe comme secrétaire. Celle-ci, rapidement mieux intégrée que lui au sein de la boîte, lui avoue que les membres de leur équipe commune le détestent et le trouvent trop autoritaire avec ses punchlines telles que : « Ce dossier doit être sur mon bureau à 9h demain ! » Chandler tombe des nues et, désespéré, il tente par tous les moyens de changer son image… Ce qui ne fait qu’empirer les choses. En voulant notamment s’incruster à la soirée karaoké de ses N-1, il devient le boss ultra embarrassant, qui essaye (en vain) de se la jouer “cool”. Pourtant, avant d’être promu manager, ces mêmes personnes l’appréciaient et… se moquaient avec lui de son prédécesseur. Alors, prendre des responsabilités nous ferait-il automatiquement tomber dans la “no friend zone” ?
L’analyse de la pro
Eh bien tout dépend de la structure de notre entreprise ! Mais dans celle de Chandler, on prône visiblement la verticalité, moins adaptée à la création de liens : « Une base amicale suppose une horizontalité dans la hiérarchie (c’est-à-dire un niveau de séparation faible entre ceux qui décident et ceux qui exécutent, ndlr), ce qui est possible, rassure Laetitia. Mais bien sûr, il y en a qui se revendiquent horizontales mais qui, dans les faits, sont pyramidales et où chaque collaborateur doit faire attention à ce qu’il dit et devant qui. Seules celles qui sont réellement horizontales laissent plus de place pour l’amitié. C’est très courant dans les pays scandinaves où les salariés ont tous une grande autonomie et les moyens de mener à bien leurs propres projets. Ils ne sont donc jamais “fliqués” puisque le rapport de force avec la hiérarchie est bien moins fort. » En bref, Chandler aurait mieux fait de déménager en Norvège. Mais ce n’est pas ce qu’il décide de faire (sinon, ce ne serait pas drôle)…
La morale de l’histoire
À la fin de cet épisode, il ne sait plus sur quel pied danser : quand il se montre ferme, il passe pour un “petit chef”, et quand il la joue plus amical, pour un gros lourd. Phœbe (qui donne souvent de très bons conseils par ailleurs) lui recommande alors de… laisser tomber. Elle l’aide à réaliser que ses subordonnées reconnaissent ses compétences de manager, même s’ils ne l’apprécient pas. Et finalement, c’est tout ce qui compte, non ? « Absolument, confirme notre experte. Quand on travaille dans une grande structure traditionnelle comme lui, il est presque impossible de changer toute la culture s’il ne s’agit pas d’un élan collectif. Lorsqu’on monte d’un échelon, il faut être préparé à expérimenter cet isolement que l’on appelle “la solitude du manager” de temps à autre… Sinon, il ne vaut mieux pas accepter de promotion. Phœbe, elle, a bien saisi le truc ! » Et puis, une équipe a également besoin de moments pour se retrouver sans manager et discuter librement (autrement dit, bitcher un peu). Côté salarié, mieux vaut attendre quelques semaines après avoir intégré une entreprise avant de mettre de grandes tapes dans le dos de son boss. Il est indispensable d’observer son environnement et les interactions de ses collègues pour comprendre l’ambiance de l’entreprise, de rester formel pour commencer pour finalement baisser la garde quand on a saisi la nature des relations.
Celui qui faisait bande à part
Le topo
Dans cet épisode de la saison 4 de Friends, Joey, acteur (râté), prend un petit job de guide au musée d’histoire naturelle de New-York où Ross exerce déjà en tant que paléontologue. Alors que Joey s’attend à pouvoir côtoyer son meilleur ami au quotidien, il déchante lorsqu’il découvre qu’au musée, les scientifiques déjeunent d’un côté et les guides, comme lui, de l’autre. Une absurdité pour l’acteur italien puisque, pour rappel, à ce stade de leur relation, Ross et lui se sont déjà : smackés et dit des mots cochons. Ross lui a même racheté sa sculpture de chien moche que les huissiers voulaient saisir. Bref, leur amitié a déjà fait ses preuves. Et même si dans ce cas précis, il n’y a pas de lien de subordination direct entre eux, cette situation est très révélatrice. C’est le cas typique de la brochette de stagiaires qui mangent un sandwich triangle tous ensemble dans un parc pendant que les boss se font une blanquette au resto. Alors, une dichotomie aussi forte est-elle encore courante ? D’où vient-elle et surtout quel est son impact sur la cohésion et les performances en entreprise ?
L’analyse de la pro
« Ce que découvre Joey dans cet épisode, c’est la puissance de l’organisation informelle : la séparation hiérarchique ne va jamais être affichée et revendiquée mais elle est bien là, pesante, de manière très tacite », remarque Laetitia. Pourtant, Joey ne manquait pas d’indices pour comprendre que Ross appartenait à un système élitiste : « Il insiste toujours sur le fait qu’il a un doctorat et a autant de plaisir à savoir… qu’à afficher son savoir ! En l’occurrence, cet épisode fait vraiment référence à la théorie du signal de l’économiste Michael Spence. » Selon ce principe, un haut niveau d’étude ne nous rend pas plus productif au travail mais il indique simplement aux autres notre statut, et donc notre puissance. « Pendant longtemps, et surtout aux État-Unis, le signal était très important en entreprise. En déjeunant exclusivement avec ses collègues scientifiques, Ross se conforte dans un entre-soi qui lui garantit des conversations “passionnantes” avec ses pairs et surtout, il rappelle à son entourage sa légitimité… Comme un gorille qui se frappe la poitrine ! » Or, une telle rupture dans la hiérarchie n’est bénéfique pour personne : « Les managers se privent de conversations bien plus enrichissantes avec des personnes qui n’ont pas forcément le même bagage académique qu’eux mais qui sont curieuses, innovantes, bref, différentes. » Côté salariés, cette segmentation, au-delà de son côté dégradant, ne permet pas de s’enrichir ou de monter dans l’organigramme. Tout le monde est perdant !
La morale de l’histoire
À la fin de l’épisode, Ross et Joey cassent brutalement cette barrière au milieu de la cafétéria. Ils se défont de leur veste respective, symbole de leur statut, puis incitent chaque employé à confier une anecdote personnelle à leurs collègues pour briser définitivement la glace entre les castes. Mais est-ce bien réaliste ? « Malheureusement, un tel système peut difficilement changer grâce à une seule personne, répond Laetitia. Heureusement les choses ont évolué depuis Friends et les années 90 : ce modèle a évolué dans de nombreux milieux. »
De nos jours, les signaux se sont diversifiés : ce qui était valorisé autrefois ne l’est plus forcément aujourd’hui. « Si tu étais diplômé de Stanford, que tu étais passé par Google ou encore McKinsey, le message que tu envoyais c’était “J’ai éliminé 95% de mes concurrents”. » Aujourd’hui, il y a des alternatives ! « On valorise de plus en plus le fait de fédérer du monde autour de soi. Professionnellement, on aura tout autant de légitimité si on a un compte Instagram qui fonctionne bien, que l’on a créé une newsletter à succès, ou que nos théories sont reconnues, que si l’on vient d’une grande école. De nouvelles stars émergent, notamment grâce au web qui, lui, laisse la chance à d’autres profils. » Et puis, la mentalité est radicalement différente dans de nombreuses organisations : « On fait plus attention à la discrimination, aux biais cognitifs, et puis les entreprises cherchent l’innovation et ont donc plutôt intérêt à favoriser l’échange ! » Hourra !
Celle qui n’était pas respectée
Le topo
Dans la saison 4 de Friends, Monica est très fière de se voir attribuer un job de cheffe dans un restaurant. Mais elle déchante rapidement lorsqu’elle réalise que son prédécesseur était très apprécié des équipes (il avait même des liens de parenté avec certains employés) et qu’elle, au contraire, est perçue comme la “garce qui a fait virer l’ancien boss”. Résultat ? Les membres de son équipe se liguent contre elle et contestent sans arrêt son autorité : ils l’enferment dans la chambre froide, font brûler sa veste de cuisine, taguent “quit, bitch” (“Démissionne, pétasse”, ndlr) sur sa toque. Vous voyez l’ambiance. Face à cette situation, Monica, qui est pourtant une véritable “freak” de l’autorité, reste très soucieuse du regard des autres et n’ose pas s’affirmer. C’est à se demander si en tant que manager, il est parfois nécessaire de taper du poing sur la table, quitte à se mettre ses salariés à dos…
L’analyse de la pro
La configuration dans laquelle se trouve Monica est très délicate et révèle un biais encore trop présent dans le monde du travail :le double bind, c’est-à-dire deux pressions contradictoires imposées aux femmes de pouvoir. « Dans le cas de Monica, elle ne peut pas être à la fois sympathique et légitime dans son travail, mais elle ne peut pas non plus être respectée tout en étant apprécié, développe Laetitia Vitaud. C’est un problème que rencontraient beaucoup de femmes à ce moment-là et qui persiste aujourd’hui ! Des études réalisée à le même époque que Friends mettaient justement en évidence ce “double bind”. Deux échantillons d’étudiants recevaient les deux mêmes descriptions de manager, la seule différence, c’est que pour un groupe, il s’agissait d’un homme, et pour l’autre, d’une femme. En fait, seul le prénom changeait ! Et quand on demandait aux étudiants de livrer leurs impressions, ils disaient de l’homme qu’il avait l’air sympathique et fort dans son travail, et de la femme qu’elle avait l’air compétente mais pas commode-commode… » Monica était-elle donc condamnée à être soit détestée, soit défiée ?
La morale de l’histoire
Notre cheffe préférée opte pour une solution assez radicale pour se sortir de cette impasse. Elle échafaude un plan avec Joey qu’elle embauche en tant que serveur dans l’unique but de le virer froidement devant le reste de l’équipe. Bref, tout un stratagème pour leur montrer qu’elle peut s’affirmer et qu’il ne va pas falloir la chercher plus longtemps. Efficace ? Certes, mais un poil radical et peu réalisable. Avait-elle d’autres options ? Difficile à dire : « Il faut beaucoup de temps pour résoudre ce genre de problème, assure notre experte. Le manager doit surtout être très à l’écoute de ses salariés, maintenir la qualité de son travail et prouver sa légitimité au quotidien, mais cela peut être très long… Aujourd’hui encore, ce n’est pas gagné pour les femmes qui se trouvent dans cette situation, car le seul moyen de s’en sortir, c’est d’éduquer les gens encore plus sur ce biais. Si j’étais à la place de Monica, je serai partie depuis longtemps ! Mais elle décide de rester, elle est très forte ! »
Celui qui allait vraiment trop loin
Le topo
On retrouve Chandler, quelques années plus tard. Cette fois-ci, c’est son propre boss qui gratte un peu trop l’amitié, voire qui dépasse complètement les bornes ! Chandler est en effet agacé par un N+1 qui a pour - très mauvaise - habitude de lui donner une fessée pour le “féliciter” et il n’ose rien lui dire. D’ailleurs, même en dehors de cette histoire, il est très soumis à ce fameux patron : il le laisse gagner au tennis, se force à rigoler à ses blagues pourtant très lourdes, et ne parvient jamais à lui refuser quoi que ce soit. Être proche de son manager suppose-t-il forcément un tel rapport de force et donc de soumission ?
L’analyse de la pro
Il y a deux choses marquantes dans cette histoire. D’abord, la servilité de Chandler qui, pour notre experte, n’a rien d’étonnant : « Aux Etats-Unis, la figure du boss était et est toujours très puissante. Ce dernier est perçu comme la seule personne pouvant mettre un salarié à la porte du jour au lendemain et ainsi le priver d’assurance santé et de revenus. La relation de pouvoir est complètement déséquilibrée et les employés ont donc tout intérêt à ne pas froisser leur boss. C’est un monde du travail assez dur où le patron a quasiment un pouvoir de vie ou de mort, où ses décisions sont incontestables et où toute négociation est particulièrement risquée. »
Le deuxième sujet, c’est celui du harcèlement sexuel et des comportements plus que limites qui sont d’ailleurs montrés plusieurs fois dans la série. Il y a ces tapes incessantes sur les fesses de Chandler, mais quelques saisons plus tôt, il entretient lui-même une relation amoureuse avec une salariée qu’il est pourtant censé licencier. Quant à Rachel, elle embauche son assistant, Tag, uniquement car elle le trouve beau (elle le prend même en photo, fouille dans ses affaires, le drague assez lourdement, etc.) C’est à croire que la relation manager-managé ne peut qu’être extrême : soit dans l’abus, soit dans la froideur et l’ignorance.
La morale de l’histoire
Malheureusement, dans n’importe quel boulot, on peut (encore) tomber sur un supérieur, imbus de lui-même, qui se se permet d’abuser de ses salariés, ça arrive. Mais pour protéger les salariés, des lois - de plus en plus nombreuses - ont vu le jour aux Etats-Unis… « Dans les années 80, des mesures ont été mises en place pour lutter contre le harcèlement au travail qui était justement favorisé par ce fort déséquilibre des pouvoirs entre les patrons et les salariés, rappelle Laetitia. Et dans les années 90, donc à l’époque du tournage de Friends, de nombreux procès ont commencé à tomber pour sanctionner les abus sexuels. Dans la série, on pouvait encore se permettre de rigoler de ces sujets et puis, les rôles classiques ont habilement été inversés : c’est Rachel, une femme, qui drague son assistant et Chandler, un homme, qui reçoit des fessées de la part d’un autre homme. » Et surtout, la série ne prend pas le parti de la personne en tort, bien au contraire, cette dernière est tournée en dérision : le boss de Chandler est présenté comme un beauf, et tous essaient de raisonner Rachel pour qu’elle reste professionnelle avec son assistant. Chandler, de son côté, a plutôt bien réagi face à son manager qu’il remet poliment en place à la fin de l’épisode en lui avouant que son comportement le met mal à l’aise.
Pour une série comique, Friends dresse finalement le portrait d’un monde du travail assez sombre : « Les relations hiérarchiques sont très violentes mais ça reflète tout simplement le monde du travail américain de l’époque, conclut Laetitia Vitaud avant d’ajouter : Finalement, cela valorise d’autant plus les relations amicales en dehors de la sphère pro. Dans un environnement de travail où il n’y a pas de solidarité possible, on a d’autant plus besoin d’avoir un cercle solide de potes à l’extérieur ! » Mais rassurez-vous, en 2021, en France, l’amitié reste possible au travail. Et si ce n’est pas le cas, vous avez forcément une Monica, une Rachel, une Phœbe, un Joey, un Ross ou un Chandler à qui vous confier, n’est-ce pas ?
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Édité par Eléa Foucher-Créteau
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