"Grande démission" : et maintenant, la France ?
17 janv. 2022
7min
Journaliste indépendante
Aux Etats-Unis on la nomme “The great Resignation”. Depuis le début de la pandémie, ils et elles sont des millions d’Américains à démissionner de leurs jobs, atteignant un nouveau record en novembre dernier, avec 4,5 millions de concerné·e·s. En France, les chiffres sont pour l’instant loin d’être aussi inquiétants. Pourtant, un phénomène de démission et de ras-le-bol bruisse aussi en coulisses, avec des secteurs réputés difficiles qui peinent encore plus à recruter, couplé à une envie générationnelle de trouver - enfin - du sens au travail…
« Après les confinements, mes collègues et moi on se disait qu’on avait tort de se donner autant de mal dans un travail aux horaires variables et mal considéré » rembobine Lionel, 24 ans, qui a démissionné de son poste de serveur dans un bar, pour reprendre des études de commerce. Et il n’est pas le seul. Pour un certain nombre de travailleurs, la crise sanitaire a servi de catalyseur : ils ont osé sauter le pas et quitter un emploi qui ne leur convenait pas. Parmi eux, des cadres et jeunes diplômés qui ne parviennent plus à trouver de sens à leur emploi mais aussi, et de plus en plus, des salariés peu qualifiés qui occupaient jusqu’alors les métiers dits de “la seconde ligne”.
Aux Etats-unis, l’été 2021 a ainsi été celui de la “Grande Démission” (ou “Big Quit”, “Great resignation”), avec une vague de départs de 4,3 millions de salariés sur le seul mois d’août. En novembre, un nouveau record y était battu avec 4,5 millions de chaises et postes laissés vacants. Les principaux démissionnaires ? Des personnes âgées qui ont pris une retraite anticipée, et des jeunes qui ont décidé de quitter leur emploi du jour au lendemain. Les chiffres, révélés par le département du Travail américain, sont les plus importants enregistrés depuis que les statistiques américaines existent. Et sur les réseaux, le phénomène s’emballe : sur TikTok, le hashtag #quitmyjob dépasse - à l’heure de l’écriture de ces lignes - les 210 millions de vues… Une viralité qui interroge et questionne : la vague de démission pourrait-elle se propager en dehors des frontières américaines ?
En France, pas de “Big Quit”
« Pas de grande démission en France ». C’est ce qu’a affirmé sur France Inter la journaliste économique Sophie Fay, qui rappelle que le taux de chômage est déjà revenu à son niveau d’avant-crise, c’est-à-dire à 8%. De même, le taux de Français en âge de travailler étant à la recherche d’un emploi est à un niveau supérieur que celui d’avant crise, à 74%. Une bonne santé économique du pays qui peut notamment s’expliquer par France Relance, un plan d’investissement et d’aides aux entreprises de 100 milliards d’euros, qui a incité les entreprises à ne pas licencier leurs salariés, voire même à en recruter.
Pourtant, certains secteurs, comme le transport routier ou l’hôtellerie-restauration, affichent des difficultés croissantes à recruter, qui se sont accrues avec la crise sanitaire, comme en ont témoigné ces reportages de patrons de supermarché ahuris que plus personne ne veuille occuper des emplois d’hôtes.se.s de caisses aux horaires fractionnés et aux salaires flirtant avec le SMIC. « Avec les confinements, beaucoup de salariés ont eu envie de se reconvertir dans des métiers moins contraignants, comme l’immobilier ou des projets personnels en freelance » confirme ainsi Stéphane Pille, gérant d’une société de recrutement spécialisée dans l’hôtellerie-restauration.
Lionel, qui a démissionné de son poste de serveur dans un bar à Metz, se souvient des contraintes horaires du secteur, qui l’ont convaincu de se reconvertir : « Tu sais à quelle heure tu commences, mais jamais à quelle heure tu vas terminer ta journée. Tu es toujours en décalage avec les autres et à force, c’est vraiment usant » explique le jeune homme. Et les défections dans le secteur de l’hôtellerie-restauration ont déjà des conséquences : « Certains établissements ont été obligés de réduire leur capacité d’accueil parce qu’il n’y avait pas assez de personnel » souligne Stéphane Pille, « il nous arrive de poster des offres d’emplois opérationnels et de n’avoir aucun candidat. »
Des difficultés de recrutement structurelles
Si la France compte 300 000 emplois non pourvus à l’heure actuelle, ces difficultés de recrutement, reflètent en réalité une tendance de fond, amorcée depuis plusieurs années : « Nous avons toujours eu des difficultés à recruter du personnel pour les postes opérationnels » juge Stéphane Pille, « maintenant, c’est encore plus dur ».
D’après l’Insee, les difficultés de recrutement en France seraient une tendance de fond. En 2018, 45% des entreprises françaises faisaient part de leurs difficultés à recruter, tous secteurs confondus. L’institut de sondage indique également qu’aujourd’hui, 6 entreprises sur 10 ont indiqué avoir des difficultés de recrutement en 2019 contre 1 sur 4 en 2015. Les secteurs les plus touchés étaient notamment ceux de la « seconde ligne » : aide à domicile, transport routier, production industrielle, et hôtellerie-restauration.
Pour Jean-Laurent Cassely, auteur de La révolte des premiers de la classe (éditions Arkhê), dans lequel il s’intéressait aux défections chez les cadres, la crise à venir est bien celle de la “seconde ligne” : « En discutant avec des DRH ou en se rendant aux confédérations professionnelles, on se rend compte que les professionnels de ces secteurs ne parlent que de ces difficultés de recrutement » explique le journaliste. « Certaines personnes qui n’avaient pas eu le luxe de choisir leur emploi commencent à se dire que ça ne vaut pas le coup et remettent en question cette équation du job alimentaire. »
Perte de sens au travail
Au-delà des conditions de travail difficiles qui n’attirent plus les travailleurs, les démissions actuelles les plus médiatisées sont aussi le fait d’une génération de travailleurs diplômés, qui tend à quitter des jobs qui manqueraient de sens ou n’auraient pas d’impact positif sur la société. C’est notamment le cas de Sonia, fondatrice du compte Instagram et média en ligne @I.quit.thanks, qui recueille les témoignages de salariés démissionnaires, pour donner à d’autres le courage de démissionner à leur tour d’un job dans lequel ils ne se sentent pas bien : « J’étais consultante dans un gros cabinet de conseil et pendant la pandémie j’aidais les entreprises à organiser des plans sociaux pour licencier des gens » se souvient cette diplômée d’un master en management à Dauphine, « j’étais super bien payée, mais moralement mon job était horrible ». Parce qu’elle ne trouve pas la force de quitter son travail - « parce que j’avais malgré tout besoin de thunes » - elle crée son média. Au début, la consultante de 27 ans récolte les témoignages d’amis et de connaissances qui ont quitté leurs emplois, « il s’agissait de jeunes diplômés en management comme moi, et la plupart des gens de mon premier cercle de connaissance ». Rapidement, son compte atteint les 3 000 abonnés : « J’ai reçu une cinquantaine de messages de personnes qui souhaitaient témoigner. »
Si les profils sociologiques des personnes interrogées varient, toutes décrivent un emploi qui manque de sens pour elles. C’est notamment le cas de Samuel, qui a démissionné en novembre dernier de son stage de commercial dans une start-up, parce qu’il ne parvenait pas à trouver de sens à son travail : « Le coeur de ma mission était d’être un parasite, j’étais payé pour harceler des gens jusqu’à ce qu’ils achètent la solution que je leur proposais » se désole cet étudiant à Audencia Business School.
La crise sanitaire a aussi servi de catalyseur pour Camille, qui a quitté son poste de gestionnaire back-office dans une compagnie d’assurance. « Je voulais être comédienne mais je m’étais fait à l’idée que dans le milieu, c’était obligatoire d’avoir un job alimentaire pour survivre », explique cette diplômée d’une école de théâtre et d’un master en droit privé à l’université Aix-Marseille. « Avec la pandémie, j’ai été contrainte d’arrêter le théâtre et ça m’a fait réaliser que même si c’était seulement alimentaire, je ne pouvais plus supporter le job que j’avais » se souvient la trentenaire, qui a repris des études de journalisme et est aujourd’hui en stage dans une émission de Radio France.
Démissionner d’un « bullshit job »
Pour la philosophe Céline Marty, autrice de l’essai Travailler moins pour vivre mieux (Ed. Dunod), redonner du sens à son travail ne passe pas nécessairement par l’obtention de meilleures conditions de travail ou de salaire : « Personne ne critique le contenu du travail parce qu’on en parle sans questionner son contenu. On considère qu’un job, puisqu’il existe sur le marché, est forcément légitime. » L’agrégée de philosophie, qui a consacré sa thèse au théoricien des bullshit jobs, David Graeber, reprend la définition qu’il en donnait pour expliquer ce désengagement face au travail : « Les bullshits jobs, ce sont des jobs qui n’existeraient pas si personne ne le faisait. Par exemple, si personne ne faisait de la publicité, on n’aurait pas besoin de pub, c’est donc qu’il s’agit-là d’un besoin artificiel. »
Cette nouvelle génération prête à démissionner parce que son travail manque de sens, s’affiche parfois en rupture avec les précédentes, qui ne se posait pas ces questions. « Quand mes parents voient les jobs que j’aurais pu avoir en cabinet de conseil, ils ne comprennent pas que je n’ai pas gardé mon emploi et que je ne me sois pas contentée de gravir les échelons », explique Sonia de @I.quit.thanks. « Bien sûr, tout le monde ne démissionne pas pour les mêmes raisons, et parfois, il suffit juste d’observer concrètement l’impact de son travail » rappelle la jeune femme. « J’ai recueilli le témoignage d’une ancienne directrice de la communication d’une grosse entreprise devenue barbière qui me disait adorer ça, parce qu’elle pouvait sentir à chaque client qu’elle générait une forme de satisfaction. »
Mais quand certaines initiatives se contentent de donner la parole aux démissionnaires, comme @I.quit.thanks, d’autres vont beaucoup plus loin. C’est le cas de l’association Vous n’êtes pas seuls, qui encourage les salariés de grandes entreprises à quitter des emplois qui n’auraient pas d’utilité sociale – voire auraient un impact négatif sur la société – pour se reconvertir dans des métiers porteurs de sens et défendre des projets écologiques. La philosophie derrière : « résister aux fausses solutions écologiques » souvent brandies par le monde de la tech ou le secteur bancaire pour régler les problèmes environnementaux. L’association, co-fondée par d’anciens salariés d’HSBC, du Programme Alimentaire Mondial et du cabinet de conseils Sia Partners prône notamment « la désertion comme acte politique », afin de mieux « lancer l’alerte sur les nuisances de nos secteurs respectifs ». Pour l’association, la désertion est aussi un moyen de “construire l’après”, c’est-à-dire un monde plus solidaire et plus engagé en faveur de la transition écologique.
Samuel, qui comprend la démarche, ne va pas aussi loin. Pour ses prochains stages, l’étudiant se “contentera” du plus important : se rapprocher de ce qui le passionne, l’achat/vente de vêtements de créateurs. « Avant, je pensais que tant que le job que j’avais ne m’était pas désagréable, je pouvais le faire tous les jours de 9h30 à 17h30. Maintenant, je préfère gagner moins d’argent et exercer un métier que j’ai toujours eu absolument envie de faire. » Quitte à démissionner, et à démissionner encore.
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Article édité par Clémence Lesacq ; Photos Thomas Decamps pour WTTJ
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