L'union fait la force ? Les groupes Facebook professionnels ont la cote

06 déc. 2021

7min

L'union fait la force ? Les groupes Facebook professionnels ont la cote

« Tu sais que tu es un.e réceptionniste d’hôtel quand… » compte 19 300 membres. « CDZ Tu sais que tu bosses chez Orange quand… » : 15 100 membres. « Le coin des équipiers Mcdo » : 20 300 membres. « Soudeurs 2.0 » : 25 000 membres. « La vie des chefs » : 17200 membres… Ces salariés travaillent dans le même secteur parfois atomisé, exercent le même métier et se réunissent, entre eux, sur les réseaux sociaux, au sein de groupes professionnels dédiés. D’un entre-soi assumé à des mobilisations collectives, les usagers de ces cercles corporatistes viennent y chercher soutien, réseau et solidarité. Mais qu’y trouvent-ils vraiment ? Et aurions-nous tous intérêt faire de même ?

La crise : le déclic des soignants

Elles étaient une cinquantaine mardi 23 novembre devant l’Assemblée nationale. Une mobilisation pour réclamer de meilleurs salaires, de meilleures conditions de travail et aussi pour dénoncer le projet de loi de financement de la sécurité sociale (PLFSS) et réclamer l’intégration des aides à domicile dans le Ségur de la santé. Des revendications claires. Pourtant, quand Anne Lauseig, 50 ans aujourd’hui, crée sur Facebook en juin 2020 le groupe « Collectif national la force invisible des aides à domicile », elle est seule et en colère. « Je voulais qu’on soit nous aussi reconnus comme des professionnels prioritaires pour les masques, les blouses, les gants… On s’occupe de personnes dépendantes qui ne recevaient aucune visite à part nous durant le confinement, pourtant, on a dû se fabriquer nos propres protections les premiers temps », dénonce-t-elle. « Conditions de travail, salaire à trois chiffres, 13 heures d’amplitude horaire dans une journée… Notre métier n’a rien d’attractif. Le mal-être, voire la souffrance, est palpable pour de nombreuses professionnelles alors qu’on fait un métier humainement très enrichissant, explique la fondatrice du groupe Facebook. ». Né d’un sentiment d’injustice, le collectif des aides à domicile a rapidement grandi. Anne Lauseig est rejointe par des femmes, très majoritaires dans ce métier, mais aussi des hommes. « Je ne m’attendais pas à cela en créant le groupe, je voulais juste briser l’isolement dont je souffrais. J’ai réalisé qu’on était toutes dans notre coin et qu’on vivait toutes les mêmes difficultés », témoigne-t-elle. Aujourd’hui, le collectif des aides à domicile compte près de 6 000 membres sur Facebook.

« Cela m’aide à me sentir moins seul »

Nous avons également sondé les 12.600 membres de « La vie des serveurs », pour comprendre ce que ce groupe privé leur apportait. « Ça peut paraître bête, mais n’ayant pas beaucoup de personnes du métier dans mon entourage, ça m’aide à me sentir moins seul car finalement on rencontre tous les mêmes problèmes », explique l’un d’eux. « Ce groupe m’apporte du soutien grâce aux partages de situations diverses auxquelles on peut faire face dans la restauration », ajoute une autre. « Beaucoup de rires, de décompression de soutien », note Marie. « Cela permet de faire une pause entre deux services, des accompagnements et du partage de savoirs et de connaissances, des moments de fous rires et ressentir qu’on n’est pas seul dans de drôles de situations », développe Dany. Enfin, Delphine conclue : « le partage, c’est ce qui nous permet de vider un peu notre sac. Nous sommes une communauté où le respect existe encore ».

« La plupart des connexions ont lieu tard le soir, après le service. Tous viennent de terminer le travail, ils viennent de dîner, ils rentrent chez eux et ne peuvent pas dormir. C’est à ce moment qu’ils ont le plus besoin d’échanger », résume l’administratrice des groupes « La vie des chefs » et « la vie des serveurs » Hélène Gallais, qui a travaillé dès ses 16 ans en restauration pour payer ses études et qui vient de lancer avec son frère, le chef Clément Gallais la plateforme de recrutement « Jobs and Chefs ». « Il y a beaucoup de solitude dans ce métier. On est toujours en décalage par rapport aux autres, on travaille quand les gens vivent », résume-t-elle.

Le besoin de recréer des espaces de solidarité

Le besoin d’échanger avec des gens de la profession, qui comprennent et connaissent ses rouages, semble alors primordial. De même que redonner du sens à son métier, regonfler ses batteries, retrouver la motivation… ce sont les raisons qui poussent les professionnels d’un même secteur à se retrouver ensemble sur les réseaux sociaux. « La première raison d’appartenance à ces groupes, c’est le besoin de faire collectif », analyse avec recul la sociologue du travail Marie Benedetto-Meyer, enseignante à l’université de Technologie de Troyes. La chercheuse s’est notamment intéressée au groupe Facebook « CDZ - Tu sais que tu bosses chez Orange quand… », qui réunit des salariés d’Orange. CDZ ? Pour la Communauté des Zagrum’s. « Il y a pourtant déjà un réseau social interne qui existe chez Orange, mais il est plus ou moins déserté car les gens n’ont pas envie de parler travail sur ces espaces normés et contrôlés. Ils se sentent davantage contraints dans ce qu’ils peuvent dire alors qu’ils ont massivement investi le groupe privé Facebook », explique-t-elle. Sur ce groupe, la sociologue a observé « beaucoup d’échanges de trucs et astuces sur le CE par exemple ou des échanges très pro sur des cas concrets lors d’interventions chez les clients par exemple. On trouve aussi un jeu récurrent : le partage d’une photo de boutique Orange et la légende “devinez où je suis ?”. Tout cela permet de faire collectif et de renforcer le sentiment d’appartenance, cela permet de se connaître et de se reconnaître. Ces espaces sont avant tout des espaces de solidarité avec l’envie de faire partie d’un groupe positif », explique Marie Benedetto-Meyer.

Ce qu’a pu constater Hélène Gallais, qui passe plusieurs heures par jour à modérer les deux groupes dont elle est administratrice. « Tous les membres occupent des postes différents, viennent de milieux sociaux divers, travaillent dans des établissements étoilés ou dans des fast-food. Une telle communauté sans les réseaux sociaux serait impossible, mais on se rend compte que c’est important ce sentiment d’appartenance à une communauté, pour le moral d’abord. Et les membres viennent aussi chercher beaucoup de conseils pro ».

Entraide, ambiance chaleureuse, solidarité… Ceux qui utiliseraient ces groupes pour déverser leur haine du métier ou insulter quiconque sont rapidement mis à l’amende. « On ne laisse pas quelqu’un détruire le moral du collectif. On veut rester constructif et solidaire », poursuit la modératrice. « Devenir un déversoir à haine, c’est la limite des réseaux sociaux, c’est pourquoi la modération est très importante », abonde Anne Lauseig du collectif la force invisible des aides à domicile. Les deux notent toutefois qu’il s’agit parfois de signaux de détresse de personnes qui sont vraiment à bout. Quand Anne Lauseig entrevoit dans des commentaires négatifs, un profond mal-être, alors, la conversation peut se poursuivre au téléphone. « Et on peut conseiller à la personne de voir un professionnel de santé pour qu’elle se fasse aider. Idem si elle à un problème avec son employeur, on la dirige vers un syndicat », explique-t-elle.

Des groupes en ligne au détriment des syndicats ?

Alors que les syndicats peinent à attirer en France - seulement 11 % des salariés sont syndiqués et 3,7 % chez les moins de 30 ans (Dares, 2016) - ces groupes incarnent-ils le néocorporatisme du 21ème siècle ? « Ils ne se positionnent pas au même niveau. Il y a effectivement une forte désaffection des jeunes pour les syndicats, mais ces derniers sont toutefois présents sur ces réseaux même s’ils n’y apparaissent pas avec leur logo car ils ne veulent pas faire fuir les gens. ». Pour Marie Benedetto-Meyer, la revendication ne se situe qu’à un niveau secondaire d’intérêt pour les usagers des groupes de professionnels en ligne, derrière le sentiment d’appartenance à une communauté et le réseautage, « toujours très utile pour trouver du travail ». « La revendication n’est pas systématique sur ces groupes. Mais effectivement, il y a parfois une volonté de faire collectif, dans la perspective de porter des revendications ». Marie Benedetto-Meyer cite notamment le groupe « Neurchi de la flexibilisation de la vie au travail », qui n’est pas précisément un regroupement de professionnels du même métier, mais qui réunit au tout départ de jeunes individus qui évoluent dans des start-up. À grand renfort de mèmes, ils ironisent sur la start-up nation, sa novlangue et dénoncent ses manquements récurrents au droit du travail. « Pour moi, clairement, il y a des syndicats à l’œuvre dans ce groupe et des gens qui interviennent pour mobiliser collectivement », assure la sociologue. « La frontière entre ces groupes et les syndicats est justement dans la capacité à mobiliser et à organiser les actions. Ces groupes trouvent leur limite à partir du moment où il faut être représenté pour aller s’asseoir à la table des négociations et c’est en cela que pour moi, ils n’occupent pas la même place que les corps intermédiaires », analyse la sociologue du travail.

Sur « La Vie des chefs » et « La Vie des serveurs », patrons, syndicats et salariés se côtoient. « Nous salariés de ces secteurs, on ne va pas dans la rue avec des pancartes. Ce ne sont pas des métiers où les salariés sont syndiqués. Par contre, des représentants de l’UMIH et du GNI-HCR sont membres des groupes et notre but n’est surtout pas de prendre leur rôle. Le fait que des personnes des plus gros syndicats soient membres permet de porter nos solutions hors du groupe. Eux ont des interlocuteurs que nous n’avons pas : Griset, Castex, Macron. Nous amenons de la matière depuis la base avec l’envie de faire cause commune », explique Hélène Gallais.

Du côté du « Collectif national la force invisible des aides à domiciles », la revendication était aux fondements du groupe. « Quand il y a un mouvement syndical de notre profession, on le relaie. Quand une fille est en grande difficulté avec un employeur on la conseille et on l’envoie vers un syndicat. ». Pourquoi Anne Lauseig a-t-elle préféré créer un groupe Facebook plutôt que pousser la porte d’un syndicat ? « Je me suis toujours défendue toute seule dans mon parcours professionnel, le syndicalisme n’est pas dans ma culture. Je voulais que tout le monde puisse venir sans crainte, alors que l’appartenance syndicale pose toujours plus de questions. En outre, je voulais toucher le plus grand nombre, grâce à la force des réseaux sociaux », reconnaît-elle.

De Facebook au militantisme

Désormais organisé en association, à des échelons départementaux, régionaux et nationaux, le collectif se veut véritable acteur du dialogue social. Courriers aux députés, demande d’audience avec le ministre de la Santé Olivier Véran et même Emmanuel Macron… « On commence seulement à lutter pour nos droits. On ne va pas rattraper des années de silence comme ça », admet Anne Lauseig. Depuis la création du groupe, en juin 2020, elle a pris goût à la revendication. « Je mène une vie de militante, ma vie personnelle est mise de côté, mes enfants sont grands et mon mari nous soutient. Ce groupe a permis à des filles comme moi, pas du tout dans la lutte, de rentrer dedans. On travaille avec celles et ceux qui sont déjà investis. »

Alors l’union, fait-elle la force comme le prétend le dicton ? La création de ce groupe aura en tout cas eu la vertu d’emmener Anne Lauseig plus loin qu’elle ne s’imaginait : « Je fais des rencontres que je n’aurais jamais faites dans ma vie d’avant. Cela m’a ouverte sur d’autres paysages de la société, auxquels je n’aurais pas eu accès, que je ne voulais pas voir. J’ai 50 ans et tout ce que je vis actuellement me fait grandir ».

Photo par Thomas Decamps
Édité par Manuel Avenel

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