Harcèlement : 5 pratiques toxiques du travail à distance
17 mai 2021
10min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
La distance imposée par le télétravail met-elle les travailleur·euse·s à l’abri du harcèlement moral et sexuel ? On pourrait penser que les personnes qui en sont victimes évitent le pire en étant moins au bureau et en partageant plus rarement la même pièce que leur harceleur·euse. Hélas, la période de pandémie a plutôt révélé que le harcèlement pouvait prendre, avec la distance, des formes parfois plus insidieuses et toxiques. Le sentiment d’isolement, le burn-out, le stress, l’angoisse et la dépression ont tant progressé depuis mars 2020 qu’on pourrait même se demander si le harcèlement n’est pas largement en cause et s’il ne connaît pas une croissance exponentielle malgré le télétravail !
Dans un premier article consacré aux pratiques toxiques du management à distance, on avait montré que la surveillance et le présentéisme ne disparaissent pas avec la distance et peuvent être amplifiés avec les outils numériques car « le management toxique se fait plus intrusif. Il fait fi des limites de temps et d’espace pour s’immiscer encore plus dans l’intimité » des victimes. Tout se passe comme si les micro-managers et les pervers·e·s narcissiques étaient rendu·e·s plus puissant·e·s par des outils qui leur donnent le don d’ubiquité et la possibilité de tout voir et surveiller. Un peu comme le méchant sorcier Saroumane dans Le Seigneur des Anneaux rendu plus puissant par son palantir (une boule de cristal qui lui permet de tout voir)…
En France, cela fait moins de vingt ans que le harcèlement (moral ou sexuel) est défini et condamné dans le monde du travail. Mais la majorité des faits de harcèlement ne sont hélas jamais signalés en entreprise et on peut penser qu’il y a plus de flou encore sur les comportements courants du management à distance.
Face à des pratiques de travail qui se transforment très vite, l’arsenal théorique et juridique est probablement en retard :
- Le harcèlement moral est entré dans le Code du travail en 2007 seulement : « Aucun salarié ne doit subir les agissements répétés de harcèlement moral qui ont pour objet ou pour effet une dégradation de ses conditions de travail susceptible de porter atteinte à ses droits et à sa dignité, d’altérer sa santé physique ou mentale ou de compromettre son avenir professionnel. » En 1998, c’est un livre à succès, Le harcèlement moral, de Marie-France Hiridoyen qui a contribué à faire connaître le concept (avec celui de « pervers narcissique » au travail).
- Quant au harcèlement sexuel, il est entré dans le Code pénal dans les années 1990 : c’est « le fait d’imposer à une personne, de façon répétée, des propos ou comportements à connotation sexuelle ou sexiste qui soit portent atteinte à sa dignité en raison de leur caractère dégradant ou humiliant, soit créent à son encontre une situation intimidante, hostile ou offensante. » Mais défini de manière large, il est soumis à des aléas culturels. Dans un rejet de « l’américanisation » de la société française, on prétend parfois qu’il ne faudrait pas confondre harcèlement et séduction et qu’il existerait une « exception culturelle » française en la matière (ce dont les Français·e·s victimes de harcèlement sexuel ne sont pas du tout convaincu·e·s).
Depuis la fin des années 2010, on parle de plus en plus de cyberharcèlement au travail. Si les usages numériques transforment le travail, ils transforment aussi les formes que prend le harcèlement dont les travailleur·euse·s sont victimes au travail. Là encore, les Américain·e·s ont une longueur d’avance dans les définitions et c’est pourquoi on leur emprunte des concepts comme le cyberstalking ou le cyberbullying.
Après un appel à témoignages sur les réseaux sociaux et quelques lectures, voici cinq types de harcèlement courants à distance que nous avons recensés :
Le bullying sur les réseaux sociaux d’entreprise (Slack, Teams, etc.)
Si le harcèlement se définit comme une série d’actes répétés qui dégradent les conditions de vie et de travail des personnes qui en sont victimes, alors le cyberharcèlement se définit comme… la même chose… en ligne. Dans le JORF n°2083 du 7 décembre 2018, on parle explicitement de « harcèlement moral ou sexuel commis au moyen d’un réseau de communication électronique ».
Depuis plusieurs années, on parle souvent des dangers du cyberbullying pour les adolescent·e·s connecté·e·s, comme si les digital natives étaient les seul·e·s à en être victimes ! Une étude récente parle d’un « véritable fléau 2.0 » qui touche les adultes comme les adolescent·e·s : « Le cyber-harcèlement sévit depuis les débuts d’Internet, mais s’est fortement aggravé avec l’avènement des réseaux sociaux. En 2019, plus de 40 % des moins de 50 ans ont déjà subi des attaques répétées sur les plateformes sociales en ligne, dont 22 % des jeunes âgés de 18 à 24 ans. »
Or ce qui se produit sur Facebook, TikTok, WhatsApp ou Snapchat dans la vie privée se produit hélas aussi parmi les adultes au travail, notamment sur les réseaux sociaux d’entreprise (Teams, Slack, Facebook, etc.). Comme dans les cours de récréation, le bullying peut être le fait d’une personne ou d’un groupe de personnes (souvent un « leader » et ses suiveur·euse·s) : insultes, diffusions de rumeurs, brimades, blagues sexuelles, sexistes ou homophobes…
Tout ce qui permet de dominer et d’humilier une personne trouve des expressions visibles sur les réseaux sociaux d’entreprise. Les suiveur·euse·s peuvent ajouter un emoji, un “mdr” ou “ça va, on rigole” qui donne l’impression à la victime que tout le monde est d’accord avec le comportement toxique. De nombreuses femmes rapportent avoir vécu cela à propos de blagues sexistes sur ces réseaux. C’est d’ailleurs probablement pour cela qu’elles sont moins nombreuses à y prendre la parole : comme au bureau, le simple mansplaining y est également très courant.
À certains égards, ces réseaux sont la réplique parfaite de la vie de bureau « présentielle » avec son harcèlement et ses comportements sexistes. Mais ils peuvent aussi voir émerger des comportements toxiques spécifiques et différents. Protégé·e·s derrière leur écran, certain·e·s harceleur.euse.s font parfois ce qu’ils/elles ne feraient pas au bureau.
Par exemple, comme sur LinkedIn, il y a des utilisateurs (là, l’écriture inclusive ne s’impose pas) qui utilisent le réseau social d’entreprise comme un site de rencontre. Notre appel à témoignages nous a amené celui-ci : « En télétravail, sur la messagerie instantanée, le collègue qui pense être sur un site de rencontre et systématiquement, chaque matin, vient t’aborder, tente de te conduire sur un chemin autre que celui du travail. Pénible, usant !! »
Le cyberbullying et les formes écrites du harcèlement sur les réseaux sociaux d’entreprise présentent la spécificité de laisser des traces numériques qui sont plus faciles à contrôler et modérer (pour l’entreprise) et à collecter (pour l’employé·e qui veut aller aux Prud’hommes) que certaines remarques orales insaisissables prononcées au bureau.
Les remarques sur le physique via Zoom
On l’a vu à l’instant, le sexisme a de beaux jours devant lui sur les réseaux sociaux d’entreprise. Mais il trouve aussi des expressions nouvelles et spécifiques avec la visioconférence. Avec près de 400% de croissance du nombre de ses utilisateur·rice·s, Zoom est sans doute l’application qui a le plus gagné avec la pandémie, et celle qui a donné lieu au plus grand nombre d’études sociologiques et psychologiques sur les usages en croissance au travail. Plus d’une année après le début de la pandémie, il y aurait matière à rédiger un traité entier sur le sexisme à la mode Zoom !
Dans un récent article de Fast Company intitulé “Is Zoom’s UX subtly sexist?” (« L’UX de Zoom est-elle subtilement sexiste ? »), on explique que les femmes souffrent davantage de la « Zoom fatigue » que les hommes en raison des pressions qu’elles ressentent par rapport à leur apparence physique. Une nouvelle étude de l’université de Stanford publiée en avril 2021 montre que plus de 13,8 % des femmes se sentent “très” voire “extrêmement” fatiguées après une vidéoconférence, contre seulement 5,5 % des hommes. L’étude a donc naturellement voulu savoir pourquoi et s’est penchée sur les chiffres.
Ce qui en sort, c’est que la petite fenêtre qui renvoie aux autres, l’image que vous donnez de vous est le principal facteur d’épuisement lié à la visioconférence chez les femmes. L’anxiété qu’elles ressentent davantage face au miroir est-elle le fruit de longues années de harcèlement et de remarques à caractère sexuel vécues par ailleurs ? C’est possible. En cela, Zoom ne serait qu’un épiphénomène. Mais c’est probablement aussi parce qu’elles font l’objet de plus de remarques et de regards de la part de leurs collègues et managers sur Zoom.
Dans une étude britannique parue en juillet 2020 (par le cabinet Slater and Gordon), 35 % des femmes interrogées rapportent avoir fait l’expérience, en télétravail, de demandes ou remarques concernant leur apparence physique. 34 % se sont vu demander par leurs supérieurs hiérarchiques de se maquiller davantage ou de se coiffer différemment. 27 % d’entre elles ont dit avoir reçu la consigne de s’habiller de manière « plus sexy ». Comme au bureau, les managers concernés justifient leurs demandes en mettant en avant les besoins commerciaux et la satisfaction des clients.
Quand ce n’est pas le physique, c’est la voix qui fait l’objet de remarques déplacées, comme l’a rapporté une femme dans notre appel à témoignages sur Instagram qui a reçu la remarque suivante : « Nous aimons tous bien ta voix, elle est suave et plaisante. » Sur Zoom comme au bureau, certain·e·s Français·e·s prétendent que la liberté de séduire devrait avoir sa place, tandis que d’autres (probablement la majorité des femmes) préféreraient que ces remarques disparaissent dans un contexte professionnel. Mais comme on peut le voir sur Instagram (#balancetastartup et #balancetonagency), les remarques sur le physique sont encore monnaie courante.
Le malaise provoqué par cette forme de harcèlement sur Zoom est fort. Il explique une partie de la « Zoom fatigue », ainsi que le développement de nouveaux usages – suppression de la vidéo, utilisation de filtres, retour en grâce du téléphone… qu’on observe de plus en plus. Zoom force les regards, mais on peut aussi apprendre à les manipuler pour mieux se protéger…
L’utilisation du télétravail pour mettre au placard et isoler
Dans une situation de télétravail, nombre de salarié·e·s souffrent d’un sentiment d’isolement même en l’absence de tout comportement délibéré. Même sans harcèlement, l’isolement peut devenir un fléau avec la distance. Comme le montre cette étude Malakoff Humanis de novembre 2020, « 18 % des salarié·e·s se sentent plus isolé·e·s professionnellement qu’auparavant». Mais cet isolement peut hélas aussi être orchestré de manière intentionnelle !
Parmi les actes de harcèlement, la mise au placard, l’ostracisation et l’isolement font partie des choses les plus douloureuses vécues par les victimes de harcèlement. Ne plus être vu·e, ne plus exister aux yeux de ses collègues ou supérieurs, est un cauchemar courant. Au bureau, cette « mise à l’écart progressive dans un ingénieux crescendo de petites vexations quotidiennes » (comme la décrit cet article Welcome to the Jungle) a pour but de pousser le/la salarié·e au départ. Elle requiert l’action concertée de plusieurs collègues pour être efficace.
À distance, la mise à l’écart intentionnelle peut être plus facile. Il suffit d’ignorer ses messages, « d’oublier » de mettre la personne dans un channel de réseau social, de ne pas l’ajouter dans une boucle de mails et de ne pas lui envoyer d’invitation à la réunion Zoom. (Ces choses-là se produisent d’ailleurs parfois sans intention de nuire). À cela s’ajoutent des choses comme l’impossibilité de parler sur Zoom parce qu’on a été rendu muet par l’organisateur·rice ou l’envoi d’un très grand nombre de mails pour déborder la boîte mail du/de la salarié·e.
Dans cet article du Guardian consacré au cyberbullying au travail, une femme témoignait : « Il leur arrivait de ne pas me copier dans les courriels, ce qui me laissait dans l’ignorance de ce qui se passait au travail, puis de m’envoyer un courriel me demandant de donner suite à quelque chose dont je n’avais aucune idée (…) cela m’a rappelé l’horreur du harcèlement scolaire. »
Indéniablement, on a identifié dans le télétravail de la période de pandémie un risque accrû d’isolement délibéré. Avec le télétravail, certain·e·s managers peuvent vouloir saisir l’opportunité de « marginaliser les éléments qu’ils jugent les moins productifs ou avec lesquels ils ont un contentieux larvé », souligne cet article de Capital. Pour François Chauvin, coach et consultant RH au sein du cabinet Forces vives, cité dans cet article, « si ce type de problème surgit, c’est qu’il a pris sa source avant la mise en place du télétravail ». Mais il n’empêche que le télétravail fournit des opportunités nouvelles de mettre à l’écart. De plus, le télétravail prive les victimes du soutien qu’elles pourraient trouver auprès de leurs collègues de bureau.
L’injonction à la connexion permanente et l’immixtion dans la vie privée
Surveillance à distance, intrusion gênante, pointage systématique, chronométrage des tâches, réunions Zoom à 9h, 14h puis 18h… Non seulement le présentéisme du bureau ne disparaît pas avec le télétravail, mais il peut même s’en trouver renforcé ! Il peut devenir particulièrement insidieux et douloureux, comme nous l’ont révélé les nombreux témoignages collectés pour notre article intitulé « Surveillance et présentéisme : 6 pratiques toxiques du management à distance ».
Dans cet article, je remarquais que « c’est comme si leurs managers veulent le beurre et l’argent du beurre : les avoir bien à l’œil sur les horaires de bureau et attendre de la réactivité à toute heure en dehors des heures officielles de travail. L’aliénation complète côté salarié·e et la plus grande flexibilité côté manager, qui attend une disponibilité totale. La toxicité managériale armée des applications numériques touche les salarié·e·s en permanence via leur smartphone, envahit leur intimité, leur chambre à coucher, leurs nuits et leurs jours. »
Une personne a témoigné sur Instagram : « J’ai reçu un avertissement “officiel” pour avoir osé refuser une réunion (visio) sur ma pause déjeuner. Une réunion initialement prévue la veille dans l’après-midi et finalement décalée sur la pause déjeuner (12h30) et donc l’invitation a été envoyé 4h avant. Argument : en télétravail, tu dois être disponible à toute heure de la journée. » La quasi-disparition de la pause déjeuner, vécue par de nombreuses personnes en télétravail, est d’autant plus douloureuse qu’elle renforce la sédentarité, le brouillage vie privée/professionnelle et la mauvaise alimentation !
Le télétravail dans la sphère domestique a souvent braqué les projecteurs sur l’intimité et la situation familiale d’une manière gênante pour les salarié·e·s. Pour celles/ceux qui étaient déjà victimes de harcèlement au travail, cela a pu offrir à leur bourreau de nouveaux bâtons pour les battre et s’immiscer dans leur vie privée pour mieux les humilier et les faire souffrir. La situation conjugale, la présence d’enfants et/ou d’animaux domestiques sont autant d’informations qui peuvent être utilisées par un·e harceleur.euse.
Le micromanagement et la surcharge de travail accentués par la distance
Enfin, de nombreux.euses salarié·e·s racontent avoir fait l’objet de formes renforcées de micromanagement, un contrôle renforcé de leurs faits et gestes facilité par la « boule de cristal » que représentent les outils numériques au travail. Les logiciels de captures d’écran ou simplement la voyant lumineux qui indique la présence de la personne sur les outils collaboratifs permettent une surveillance plus efficace que ne l’est celle du bureau, et donc un allongement du temps de travail.
Le non-respect des horaires de travail, fréquent dans les situations de télétravail, renforce souvent la surcharge de travail (et les risques de burn-out) : « La flexibilité offerte par le télétravail s’est également retournée contre certains salariés, qui ont reçu des coups de téléphone professionnels en dehors de leurs horaires habituels. Nous avons notamment recensé le cas d’un informaticien réveillé par sa hiérarchie un dimanche matin à 5 heures pour aider une personne à faire fonctionner un ordinateur », peut-on lire dans cet article Focus RH.
Avec la surcharge cognitive liée aux usages des outils numériques, à l’isolement accrû du télétravail, au stress de la pandémie et de la crise et aux pratiques de harcèlement à distance, les burn-out se sont multipliés depuis le début de la pandémie de Covid-19 au point d’ajouter une pandémie à la pandémie.
Comment manager des équipes dispersées ?
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