"Homo numericus" et effondrement de la mixité sociale : le piège du télétravail

03 nov. 2022

6min

"Homo numericus" et effondrement de la mixité sociale : le piège du télétravail
auteur.e
Paulina Jonquères d'Oriola

Journalist & Content Manager

Dix ans après avoir dressé le portrait de « L’Homo economicus », Daniel Cohen, Professeur à l’ENS et Président de l’Ecole d’Économie de Paris, peint désormais celui de « L’Homo numericus » dans son dernier ouvrage paru aux éditions Albin Michel en août dernier. Il y pointe les contradictions de la société numérique qui brise le lien social et le sentiment d’appartenance, tout en poussant les individus à une forme de compétition permanente, tant dans leur vie privée que professionnelle.

Votre livre sort plus de deux ans après le début de la crise sanitaire. Pensez-vous que c’est au travail que l’“homo numericus” que vous décrivez a connu les plus grands bouleversements ?

Oui, car cet homo numericus a été comme dopé et non pas impacté par la crise du Covid, et ce, dans une échelle de temps très courte. On a découvert à quoi servaient les technologies du numérique, ce qui n’était pas évident jusque lors. Et parmi ces usages, on s’est rendu compte que l’on pouvait travailler à distance sans avoir à se rencontrer en présentiel. Je crois que l’essence même de la révolution numérique est apparue au grand jour : rendre possible de travailler sans se rencontrer.

Vous estimez que le télétravail constitue sans doute le legs le plus durable de la société post-covid. On voit qu’à ce niveau, les entreprises le pratiquent à différentes vitesses (présentiel, travail hybride, full remote…). Si vous jouez le jeu de la prospective, quelle tendance pourrait prendre le pas selon vous ?

D’abord, il faut souligner que le télétravail tend à devenir une exigence des salariés eux-mêmes. Dans l’imaginaire français, l’avènement du télétravail est peut-être l’équivalent du passage aux 35h en son temps. On ne peut pas imaginer de retour en arrière. Le télétravail est devenu une question d’attractivité des talents pour les entreprises. Je pense toutefois que dans les cinq ou dix prochaines années, on devrait rester dans la norme actuelle de 2 ou 3 jours de télétravail par semaine.

Dans un avenir plus lointain, quelles conséquences pourrait avoir l’avènement du télétravail ? Y-a-t-il un risque de voir exploser le modèle de l’entreprise ?

Je ne pense pas que le télétravail signe l’arrêt de mort de l’entreprise, et que le travail indépendant va prendre le dessus. En revanche, le télétravail pourrait avoir pour conséquence d’individualiser encore davantage la rémunération, avec une part croissante de variable. Puisque l’on ne peut plus mesurer les heures de travail, on va plutôt juger la contribution globale à l’entreprise.

Dans votre livre, vous liez effectivement la généralisation du télétravail à un phénomène plus profond de « déstructuration des firmes industrielles en faveur de l’externalisation des tâches et de l’individualisation des rémunérations ». Qu’entendez-vous par là ?

Déjà, notons que la révolution numérique entraîne un choc de productivité dans la société de services, comme cela s’est produit avec la mécanisation du travail des tisserands au XIXème, puis sur les grandes chaînes de montage au XXème siècle. Avec le numérique, nous ne sommes plus obligés de nous rencontrer en face à face pour une grande partie des prestations de services. Cela a pour conséquence de réduire le coût des interactions humaines (exemple : on n’est plus obligé d’acheter son billet d’avion dans une agence de voyage mais on peut tout faire en ligne). C’est cela qui a permis de créer un choc de productivité.
Ce processus de déstructuration et désinstitutionalisation du monde dans lequel on vit trouve ses racines dans les années 80, lorsque les entreprises ont compris l’intérêt de la sous-traitance pour les tâches qui n’étaient pas au cœur de leur métier. Par exemple, les services d’entretien ont été confiés à des prestataires extérieurs, quand autrefois, les personnes qui occupaient ces postes étaient intégrées à l’entreprise. Elles bénéficiaient des revalorisations salariales sous l’impulsion des syndicats notamment. Mais avec la sous-traitance, la pression compétitive est devenue plus forte et les salaires ont été tirés vers le bas. Cette marche vers davantage de productivité et de compétitivité touche désormais la société de services, alors qu’elle avait longtemps été épargnée. Et c’est d’abord en réduisant le coût des interactions humaines qu’elle s’opère.

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Vous soulignez également le rôle des algorithmes qui contribueraient à « tayloriser la psyché humaine ». Qu’est-ce que cela signifie ?

Je parle de taylorisation car internet suit le même processus que le travail à la chaîne : tout doit aller très vite. Quand vous allez sur internet, on vous renvoie vers des sites qui pensent comme vous… peu importe ce que vous pensez ! Cela laisse libre cours à une pulsion humaine : le “biais de confirmation”. Nous aimons que l’on nous confirme dans nos croyances. Le problème est qu’il n’existe plus de conversation contradictoire possible, de débat au sens philosophique ou scientifique du terme. Vous vous retrouvez à nouveau dans un entre soi intellectuel.

Cet entre soi constitue-t-il aussi un risque dans la sphère professionnelle ?

D’un point de vue sociétal, nous évoluons vers un monde où il y a de moins en moins de mixité sociale. Quand les travailleurs vont au bureau, c’est pour rencontrer leurs pairs. Le cadre ne va même plus croiser le prestataire de nettoyage, qui va œuvrer pendant la nuit. La mixité sociale du monde industriel des années 50, 60 a disparu. C’est très préoccupant.

Doit-on voir dans l’avènement du télétravail un aveu d’échec de l’entreprise dans sa capacité à faire corps ?

Je ne sais pas si c’est un aveu d’échec. J’espère avant tout que ce n’est pas un piège pour les salariés. Je m’explique. Dans la société numérique, il y a la promesse de l’abondance. Une promesse, qui, pour le travailleur, peut lui donner l’impression d’être superman. Dans le confort de sa chambre, il peut accéder à des milliards de données, à des puissances de calcul hors normes. Mais la contrepartie de tout cela, c’est la solitude sociale. Attention à ne pas sombrer dans une forme d’ivresse avec ce travail en distanciel !

Une ivresse et un isolement social qui deviendraient dangereux pour notre santé mentale… ?

Pour moi, c’est le mal du siècle. Je reprends pour cela l’expression d’Emile Durkheim, qui parle “d’anomie sociale”. Dans cet état d’anomie, l’individu ne parvient plus à comprendre quel est son rôle dans la société, à quel groupe il appartient. Dans un monde où l’interaction sociale se réduit à des échanges numériques, ce sentiment de perte de sens devient beaucoup plus fort. Le rapport à autrui se délite.

Mais pourquoi le numérique nous isole-t-il autant, y compris au travail ?

Le numérique nous permet de nous rapprocher de communautés fantasmées sur internet, mais nous prive de communautés dans le réel. Si l’on se contente d’interagir derrière un ordinateur avec d’autres humains, on perd une grande partie des interactions corporelles avec autrui, ce qui fait la finesse des échanges, ce qui nous lie de manière inconsciente les uns aux autres grâce à un battement de cils, une expression du visage. C’est ce que démontre une expérience qui vient du livre La fabrique du crétin digital de Michel Desmurget. Il y rapporte une anecdote d’un professeur de chinois qui se filme en train de donner un cours à un enfant en présentiel. Puis, par paresse, il montre la vidéo de ce cours à un second élève. On se rend compte que le premier apprend quand le second ne comprend rien. Il manque ce dialogue silencieux entre le maître et l’élève que permet le jeu de regards entre les deux.
Pour en revenir à l’entreprise, je crois que c’est pareil. Tout comme le professeur ne se rend pas compte que son élève décroche, le manager ne va pas sentir que son collaborateur part à la dérive. Le langage corporel est important pour créer une communauté. Les réunions zoom à haute dose finissent par être abêtissantes. C’est pourquoi je crois qu’il est important de garder plusieurs jours de présentiel chaque semaine pour éviter cette déconnexion.

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Dans votre livre, vous citez la pensée du psychanalyste Pierre Legendre qui estime que « l’homme vit au-dessus de ses moyens psychiques ». Constat partagé ?

Exactement. Tout comme dans l’ère industrielle, on imposait à l’Homme quelque chose qui était au-dessus de sa force physique, la quête de productivité dans l’ère de la société de services nous pousse à une fatigue psychique épuisante. Ce n’est pas pour rien qu’il y a autant de burnout.

Vous répétez que l’homo numéricus est un être de contradictions, libéral et antisystème. Ce sont aussi ces contradictions qui le mènent à un état de mal-être ?

Oui car la contradiction principale de l’homo numericus est son caractère profondément individualiste. Derrière son écran, il n’a besoin de presque personne et pourtant, il est sans cesse mis en compétition pour attirer l’attention des autres. Sur les réseaux sociaux, c’est à celui qui parlera le plus fort. Cette promesse d’une “société numérique” est presque oxymorique. La manière de résoudre cette contradiction est de sombrer dans l’entre soi que nous avons évoqué plus haut. Cet entre soi agit comme un miroir et non pas une vraie communauté avec ses aspérités.
Selon moi, les entreprises ont la responsabilité de veiller à conserver la vie de groupe dans le réel, sans trop appuyer sur le bouton compétition entre les salariés. Je pense que 75% des entreprises l’ont bien compris, mais certaines ne se rendent pas compte que leurs salariés peuvent parfois travailler jusqu’à 2H du matin parce que personne n’est là pour le voir.

Si le portrait de l’homo numericus a de quoi inquiéter, quels sont cependant les points positifs sur lesquels s’appuyer dans cette transition ?

La promesse de la révolution numérique était de créer une agora planétaire où nous pourrions échanger par-delà les classes sociales, les frontières. Cette promesse est exaltante mais elle est trahie par les réseaux sociaux. Trop de rivalité, trop de surenchères dans la violence des propos. Comme je l’ai évoqué plus haut, pour émerger derrière un ordinateur, il faut sans cesse sortir du lot en parlant plus fort que les autres, en créant les contenus qui se feront remarquer, en faisant la course aux likes. C’est pourquoi nous avons besoin d’un principe de modération, à la fois dans le fond de nos propos et notre usage du numérique. Cela commence tout simplement par tenter de se détacher de son portable. Nous avons tous besoin d’une bonne cure de déconnexion pour nous éloigner de cette compétition incessante !

Article édité par Clémence Lesacq ; photos : Thomas Decamps pour WTTJ

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