L'humour pour désamorcer les conflits : technique imparable ou jeu dangereux ?
09 sept. 2020
8min
Journaliste
Au 6e étage, le ton monte. À mesure que le visage de votre boss Jean-Paul passe du rouge au vert, vous sentez une irrépressible envie de rire gagner du terrain, son teint prenant progressivement les couleurs de l’arc-en-ciel. Vous vous mordez la lèvre pour contenir ce rire sonore qui vous chatouille le gosier, prêt, tel un marathonien, à lancer l’une de vos blagues gênantes dont vous seul avez le secret. Dans deux minutes, soit vous aurez fait preuve de flegme, soit perdu votre emploi. Souvenez-vous de Desproges : “On peut rire de tout, mais pas avec n’importe qui.” À cette sage maxime, il aurait dû ajouter “Pas n’importe où, ni n’importe quand !” Si vos boutades et autres blagounettes en tout genre sont les bienvenues pour égayer les vicissitudes du quotidien au bureau, qu’en est-il lorsque le temps est à l’orage ? Lumière sur le prudent maniement de l’humour en cas de conflits.
Les mille vertus du rire : les entreprises ont le sens de l’humour
« Cessez de rire comme des bossus au fond de la classe », disait votre professeur à l’école. L’humour n’a pas toujours eu bonne presse : source de déconcentration, railleries moqueuses, gênantes ou sarcastiques, le rire a longtemps été chassé d’un revers de main dans les milieux où le sérieux était de mise. À présent, la tendance est inverse. Pour son pouvoir fédérateur, le rire est de plus en plus valorisé. Une étude auprès de quelque 2000 salariés du G8 (Allemagne, Canada, Etats-Unis, France, Italie, Japon, Royaume-Uni, Russie), démontre les bienfaits du rire, tant sur l’agressivité diminuée entre collègues, que sur la résistance renforcée face aux agressions extérieures. Plus question que l’entreprise se montre frileuse à l’idée de laisser des éclats de rire envahir les étages : l’humour n’a plus l’image frivole qui lui collait à la peau, il serait même un levier de productivité.
Voilà une chose très sérieuse que le rire. Et ce ne sont pas les Ressources Humaines, qui constatent que ce dernier est un outil de gestion efficace dans les relations au travail, qui diront le contraire. Ces deux dernières décennies, cours, séminaires et ateliers du rire se multiplient, regorgeant de promesses bienheureuses partant des zygomatiques. « L’humour instaure un climat favorable à la résolution de problèmes », explique Yvan Aboussouan, fondateur et directeur de l’association Rire Bleu qui propose des séminaires d’humour en entreprise. Le rire a ce pouvoir quasi magique d’apaiser les dissensions, en se distançant des problèmes ressentis comme douloureux ou négatifs. Une bonne blague permet souvent de dénouer les tensions ou les blocages. Selon une enquête réalisée en mai 2017 par Bird Office, 78% des salariés affirment y avoir eu recours pour faire passer un message à leurs collègues.
Humour Consulting Group : et si on traitait le conflit par le rire ?
Fondateur du cabinet Humour Consulting Group, Serge Grudzinski va même plus loin, proposant d’user du comique comme traitement des crêpages de chignons en entreprise. Ce polytechnicien diplômé de Stanford, reconverti dans les tordantes contrées du rire, est convaincu des vertus sous-estimées de l’humour dans les souffrances salariales : « C’est le seul moyen de faire sauter certains verrous tenaces. Rancœurs, frustrations, non-dits… tout ce qui mine les relations en entreprise, seul le rire, comme un shaker, peut les secouer et les dissiper ».
Depuis sa création dans les années 90, son cabinet œuvre pour sortir les entreprises des impasses managériales. Sa recette : après un audit approfondi, Serge Grudzinski restitue ses analyses dans des sketchs aussi déstabilisants qu’efficaces : « Je ne me moque pas, explique-t-il. D’où l’unanimité de mon rire. Je montre telle habitude, tel langage, telle relation, sans jamais être malveillant avec les collaborateurs. Mon but est de guérir, non de blesser. » Et le succès est au rendez-vous, puisque le consultant a conquis nombre d’entreprises depuis 25 ans, des groupes du CAC 40 aux PME. Sur scène, il traite de tous les sujets grimaçants, sans tabous : de la lutte de pouvoirs, aux conflits entre services au sein de la hiérarchie. Dans la salle, à la surprise des humori-sceptiques, cela se termine dans un éclat de rire général et salvateur. Pour Denis Losfelt, Directeur Système d’Informations chez SNCF ayant sollicité l’humoriste par deux fois, Serge Grudzinski a le don de restituer les non-dits avec un comique assumé. Selon lui, l’humour peut régler des problèmes relationnels au sein d’une entreprise, sans que tout le monde ne soit à même de le faire, d’où l’importance de faire appel à des spécialistes tels que le cabinet Humour consulting group : « Tout le monde ne s’improvise pas humoriste ! » souligne le DSI. Sans encadrement ou médiateur extérieur au litige, revêtir le costume du blagueur dans un contexte de tension pourrait même envenimer la situation. D’après le Petit traité de l’humour au travail de Elodie Arnéguy et David Autissier, si 81% des salariés estiment que l’humour est important dans les relations quotidiennes, seuls 21% considèrent le rire comme un outil adapté en situation de conflit.
Conflit et plaisanterie : un terrain glissant
De fait, si l’humour renforce la connivence entre les personnes, il suppose que ses utilisateurs partagent un même cadre de référence. Et si l’on parle a priori la même langue au moment d’une dispute, on ne parle pas toujours le même langage. « Pour fonctionner, je pense que l’humour nécessite de faire un pas vers la compréhension de l’autre », estime Leo, salarié dans l’événementiel. Or, au moment du conflit, les personnes présentes ne partagent plus le même cadre de référence, et deviennent de fait hermétiques aux tentatives comiques, glissant sur l’interlocuteur, comme l’eau sur les plumes d’un canard. Selon Benjamin Sylvand, coach en résolution de conflits, lorsque le contexte est déjà tendu, l’humour tend à être déclencheur de conflits plutôt qu’un allié pour les résoudre : « Un conflit se caractérise par un différend, soit entre deux personnes, soit sur la manière d’interpréter une situation. Ces visions divergentes ne permettent pas l’emploi de l’humour, puisque ce dernier est une mise en perspective d’un point de vue. Un décadrage qui permet de mettre en relief des aspects saillants ou insolites d’une situation. Pour être compris et apprécié, l’humour requiert donc le partage d’un cadre de référence ainsi que la capacité de prendre du recul dessus. »
Sarah, trentenaire au caractère bien trempé, est d’avis que la dérision n’a pas sa place dans une situation de tension. La jeune femme se souvient des mauvais rapports avec son chef, accentués par un sens de l’humour incompatible entre les deux individus : « Mon chef Matthieu, avec lequel j’entretenais des rapports tendus ne cessait de me lancer des vannes qui tombaient à plat, voire qui accentuaient ma réticence à travailler avec lui. Un jour, après avoir manqué de me prévenir d’une réunion commune à toute l’équipe, il a voulu plaisanter en me lançant un “Ça aurait fait trop d’infos pour une blonde comme toi de toute façon !” Même si je sais qu’il plaisantait, qu’il disait ça au second degré, car il a toujours eu un humour un peu “limite”, j’ai vraiment eu envie de le claquer ce jour-là. » Mal usitée, la taquinerie peut montrer une face plus sombre lorsqu’elle prend allures discriminatoires sous couvert d’humour. Qu’importe si l’intention est mauvaise ou non, une plaisanterie déplacée pourrait même être à l’origine du conflit, plutôt qu’être une astuce pour s’en extirper.
En entreprise, où les relations sont très codées, être plaisantin à tout-va risque de vous attirer les foudres de vos collaborateurs. « Selon moi, dans beaucoup de milieux professionnels, l’humour ne peut pas réellement fonctionner pour calmer un différend, d’autant plus si cela implique des gens n’ayant pas le même niveau de responsabilités. Entre collègues d’un même statut, je pense que cela peut prendre et même aider, encore faut-il qu’ils aient le même centre de référence pour comprendre le trait d’humour, ou la même aptitude à l’autodérision… » explique Léo, le chargé d’événementiel. Utiliser l’humour à bon escient demande du discernement sur soi-même, sur ses propres capacités à faire rire et sur les limites à ne pas dépasser. Cela implique aussi de bien comprendre son entourage professionnel : quelle forme d’humour est acceptable par les collaborateurs et les supérieurs ? Jusqu’où aller ? Quels sujets faut-il éviter ? Avec votre N+1, inutile de préciser que vous ne pourrez pas vous permettre la même familiarité qu’avec vos collègues. Aussi, sachez que vous marchez sur des œufs, car l’humour est parfois ressenti comme une tentative de prendre le pouvoir. « Le chef n’acceptera que moyennement que l’on se moque d’une position d’autorité, et le subordonné se sentira doublement écrasé par l’autorité du chef », suggère un salarié dubitatif quant au pouvoir de l’humour pour désamorcer un litige.
Un amplificateur de malentendus…
Aussi, même si vous vous sentez des élans d’humoriste vous saisir durant votre prochaine friction avec votre supérieur, collègue ou prestataire, il est peu probable que vos talents ne soient félicités et compris. Au contraire, cela risque même de souligner ou d’accentuer le décalage entre vos perceptions respectives de la situation. « L’humour, dans un conflit, pourra être entendu et interprété comme un jugement, de la condescendance, de l’ironie, comme une moquerie ou comme une forme d’ostracisation », estime le coach en résolution de conflits, Benjamin Sylvand. Il convient justement d’être dans une démarche transparente et humble pour éviter d’envenimer la situation. « Utilisez un langage factuel, simple et sans ambiguïté pour favoriser la compréhension mutuelle », conseil le coach.
En effet, le négociateur de crise et médiateur de conflit considère l’humour comme malvenu durant un conflit : « C’est souvent employé de manière défensive : les personnes qui l’utilisent ne savent pas exprimer différemment quelque chose qui les dérange ou redoutent les conséquences de dire franchement les choses. » Faire des traits d’humour aura donc tendance à accentuer le désaccord, à montrer que vous n’êtes pas en mesure de dire votre opinion autrement, et de facto à fausser davantage une situation déjà brouillée. « Dans mon expérience, l’humour est souvent utilisé, en conflit, par des personnes qui ont des difficultés à gérer ou accepter leurs émotions liées à la situation conflictuelle », ajoute-t-il.
Ne vous cachez pas derrière l’humour !
Il est nécessaire de développer un sens de l’humour qui puisse s’adapter aux circonstances, et de s’en abstenir lorsque l’interlocuteur ne semble pas disposé à rire. Si votre manager s’agace de votre fâcheuse manie de décrocher votre téléphone durant les heures de travail, on évitera de lancer un amusé : « Ma parole, mais vous êtes jaloux ? Relax Marcel, vous serez toujours mon préféré ! » en ponctuant le tout par un clin d’œil. Sachez opter pour une réponse sérieuse et ne cherchez pas à vous défausser, choisissant le déguisement humoristique pour masquer l’embarras ou la honte, au risque d’avoir l’air désinvolte. Un avis partagé par Leo, salarié dans l’événementiel : « Ça a dû m’arriver d’essayer de détendre l’atmosphère après avoir fait une bêtise, mais généralement au travail, ce n’est pas trop mon genre de la ramener quand je suis en faute. Et puis j’ai un humour qui peut être taquin, alors je me mets les gens à dos si je le fais au travail ! » Il faut donc prendre des précautions avant de le mobiliser. Observez les signaux chez l’autre qui indiquent s’il valorise ou non l’humour comme façon d’affronter la tension.
« Durant une négociation dans le cadre d’un conflit social : un membre de la direction a fait de l’humour sur un aspect de la situation, ce qui a été très mal vécu par les représentants du personnel qui l’ont accusé de ne pas prendre la situation au sérieux et d’être condescendant. Après discussion, il a reconnu qu’il était terrifié par la situation, mais qu’il ne savait pas comment l’exprimer sans perdre la face, il a pensé que faire une blague aiderait : ce ne fut pas le cas », raconte Benjamin Sylvand. Pour lui, l’humour, en conflit, révèle souvent l’insécurité de la personne, notamment vis-à-vis de la situation et des émotions qu’elle peut éprouver. C’est le cas du fameux “rire du pendu” qui consiste à utiliser l’humour pour se distancier, se désolidariser voire se dissocier de la situation, car elle ne sait pas comment l’interpréter de manière pertinente et efficace.
Pour résoudre un différend, il convient à contrario de s’exprimer sans détours, de la manière la plus pertinente et efficace pour résoudre l’incompréhension plutôt que de l’intensifier. « Réduire l’embrasement émotionnel et ramener l’exposition de la situation sur des bases factuelles me paraît être la meilleure approche pour résoudre un conflit, » ajoute Benjamin Sylvand. Gardez donc l’humour pour des situations de légèreté, au risque de vous lancer sur un terrain glissant, propice à accroître les malentendus. Tout le monde n’a pas le même sens de l’humour, ni n’est d’humeur à rire au même moment. Selon le coach en résolution de conflits, la plaisanterie peut être néanmoins utile lorsque le désaccord est clos, pour consolider une dynamique et un équilibre commun : « Il arrive parfois que les personnes qui étaient en conflit et l’ont résolu, rient d’elles-mêmes ensemble de ce désaccord ; le rire, plus que l’humour, est ici une forme de catharsis », conclut le coach.
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