Transidentité en entreprise : « Je n’arrivais plus à mentir »

01 mars 2022

6min

Transidentité en entreprise : « Je n’arrivais plus à mentir »
auteur.e.s
Thomas Decamps

Photographe chez Welcome to the Jungle

Romane Ganneval

Journaliste - Welcome to the Jungle

Il y a quelques mois, Julien s’appelait encore Juliette. S’il a toujours parlé de sa recherche d’identité de genre dans sa vie personnelle, il a mis un certain temps à l’évoquer au travail. Il nous raconte son parcours sans tabou, ses moments de doute et d’intense bonheur.

Cela fait plusieurs années que je suis au clair sur ma non-binarité. J’en ai toujours parlé librement dans mon couple et avec mes amis les plus proches. Pas avec mes connaissances. Et encore moins dans un contexte professionnel. Depuis le début de ma carrière, j’ai mis un point d’honneur à séparer ma vie personnelle, mes questionnements intimes et ce que les autres pouvaient percevoir de moi au travail. Du reste, jusqu’à très récemment, ça n’a jamais vraiment été un sujet et il aurait été impossible qu’il en soit autrement avec mon précédent employeur. Pourquoi ? L’entreprise ne travaillait pas activement à créer une culture accueillante et excluait de facto toute les personnes qui ne rentraient dans la binarité de genre. À l’époque, je ne me sentais pas brimé, mais je me fermais inconsciemment la porte à ces questionnements. En y repensant aujourd’hui, je ne crois pas que ce soit un hasard si dans cette entreprise comme dans de nombreuses autres, une jeune femme pouvait recevoir des compliments lorsqu’elle portait une jupe ou entendre des réflexions négatives si elle avait oublié de mettre une petite touche de mascara le matin pour agrandir son regard.

Le pronom « elle » ne me convient plus

Comme vous pouvez l’imaginer, après avoir baigné dans cette culture d’entreprise pendant plusieurs années, je me suis contenté de me présenter avec mon prénom féminin « Juliette », lorsqu’on me recevait en entretien d’embauche. En même temps, comment voulez-vous expliquer à un recruteur, que le pronom « elle » ne me convient pas même si officiellement je suis une femme et que j’ai un corps de femme. Je ne m’autorisais pas ces réflexions et de toute façon, les services de ressources humaines ne savent pas gérer ce type de situation. Pour preuve, encore aujourd’hui, très peu d’entreprises proposent des cases « autres » quand il s’agit de sélectionner un genre dans un questionnaire. Quand j’ai postulé à une offre au sein d’une agence de communication en Suisse, je n’ai pas fait exception à cette règle : pour eux, j’appartenais et j’appartiendrais au sexe féminin. Et après quelques rendez-vous, j’ai obtenu le poste que je convoitais.

Lorsque je suis arrivé dans cette entreprise il y a deux ans, on m’a donné tout un tas de paperasses à remplir et on m’a demandé d’écrire une « bio ». Comme cette structure utilisait principalement l’anglais, j’ai décidé de rédiger la mienne avec le pronom « they », plus commun que le « iel » français. La réaction ne s’est pas faite attendre : ma responsable des ressources humaines est tout de suite venue me voir pour vérifier si ce n’était pas une erreur de grammaire de ma part. Quand je lui ai expliqué qu’il s’agissait d’un choix conscient et que j’étais beaucoup plus à l’aise au neutre, elle s’est excusée et on a pu entamer une vraie discussion sur le genre ensemble.

Bien plus qu’une question de confort

Le temps aidant et bien que la plupart des personnes que je côtoyais ne savaient pas toujours comment me parler, certains collègues ont compris l’importance de l’utilisation de certains pronoms avec moi. Je savais aussi que ceux qui n’y arrivaient pas, n’avaient pas envie de me blesser, c’était juste de la méconnaissance. Pourtant, après six mois passés dans mon agence, voyant qu’il y avait un sujet, les ressources humaines ont commandé un training sur le genre. L’intention était belle. Malheureusement, les intervenants n’étant pas touchés personnellement par le sujet, les questions des salariés restaient souvent sans réponse. « Est-ce qu’une personne est vraiment transsexuelle si elle n’a pas subi d’opération ? » « Est-il possible d’appartenir à plusieurs sexes en même temps ? » Ce sont des questions importantes mais assez blessantes à poser aux principaux·ales intéressé·e·s.

Au même moment que ce sujet infusait au sein de l’entreprise, dans ma vie personnelle, je me suis rendu compte que cette histoire de pronom était bien plus qu’une question de confort. J’ai avancé dans ma recherche d’identité : oui, j’étais non-binaire, mais j’ai compris que la manière dont j’avais envie que cela s’exprime, c’était vers plus de masculin. Je n’avais plus du tout envie que les gens se trompent et m’appellent « Madame ».

Je ne voulais pas que cela porte préjudice à mon travail et à l’entreprise

Dans mon environnement professionnel, ce sujet n’est pas tout de suite venu sur la table. J’avais trop peur des réactions des clients. Il ne fallait pas que cette recherche d’identité porte préjudice à mon travail ou que certaines personnes ne souhaitent plus travailler avec moi, avec l’entreprise par ma faute. Je pensais qu’il fallait que je garde ces questionnements pour moi tant qu’ils n’étaient pas totalement aboutis. J’ai profité de cette période pour me questionner sur la façon dont la société nous apprend à ne pas mélanger vie professionnelle et vie privée. Penser que le perso ne peut avoir d’influence sur le travail est un leurre. Quand tu rencontres un nouveau collaborateur, la manière dont il s’habille, dont il se présente et parle, va forcément avoir un impact sur la vision que tu as de lui. Tu vas inconsciemment le juger et le mettre dans une case. Je comprends donc que ce soit compliqué avec moi : même si je n’ai pas encore décidé si j’allais prendre un traitement hormonal ou faire une opération chirurgicale (les délais pour avoir un rendez-vous avec un spécialiste sont très longs, ndlr), je porte des vêtements masculins, j’ai les cheveux très courts et un bandage qui compresse la poitrine. Avant que j’ouvre la bouche, il est difficile d’imaginer que je suis né fille.

Neutre ? Masculin ? Un jour, je suis allé voir ma responsable des ressources humaines pour lui dire qu’un jour, je lui annoncerai mon changement de prénom. Mais avant de sauter ce pas important, j’avais besoin d’être rassuré tant sur les réactions en interne que celles des clients. On a eu une conversation constructive de près de deux heures et elle a fini par me dire qu’elle ne pouvait pas tout anticiper avant que cela se produise. Et même si je n’étais pas sûr à 100%, au regard de sa réaction, je me suis dit qu’elle avait raison et qu’il était temps que je me lance.

J’ai changé de prénom à la fin de l’année 2021. Quand je suis revenu de vacances en janvier, je l’ai annoncé à quelques collègues dont j’étais suffisamment proche. Les autres ignoraient tout. Ceux qui savaient n’arrêtaient pas de me dire : « C’est très étrange d’entendre ton ancien prénom en réunion. » Ils me demandaient quand-est-ce que le changement serait officiel au bureau. Ce n’était pas facile pour moi non plus, je menais vraiment une double vie : en allumant mon ordinateur, j’étais Juliette et le soir Julien. J’ai tenu trois semaines.

Une fois informée, la responsable des ressources humaines a expliqué ce qu’il allait se passer au niveau de la direction. Elle a également préparé un message qu’elle allait envoyer à tous les collaborateurs que j’ai pu relire. J’ai beaucoup apprécié qu’elle prenne tout en main : ce fardeau, je ne le portais plus seul. Le lendemain de l’annonce, tous mes accès avaient été changés, sans que je n’ai eu besoin d’en faire la demande. J’ai reçu beaucoup de messages de soutien de la part de mes collègues. On m’a dit que j’étais courageux, qu’on était heureux pour moi. Je ne savais pas trop comment réagir au mot courage. Ce n’était plus vraiment un acte de courage parce que je n’arrivais plus à mentir, je n’arrivais plus à mener cette double vie. Mais c’est sûr que de voir des personnes de différentes générations et de différents horizons, très bien réagir à cette annonce m’a aidé à mieux m’accepter.

Tu dois laisser la possibilité aux autres de t’accepter tel que tu es

Cet événement s’est produit il y a seulement quelques mois, mais je sais déjà que si je ne l’avais pas fait, j’aurais fini par tomber en dépression. Mon travail aurait fini par en pâtir et les relations avec mes collègues se seraient dégradées parce que je mentais sans cesse. De toute façon, ma transidentité est là pour rester et j’ai beau essayer de l’enfouir, elle fait partie de moi. Je dois l’accepter et vivre avec. En faire abstraction dans son cadre professionnel, n’est pas une solution à long terme : déjà, tu passes une grande partie de ta vie à travailler, mais aussi tu dois laisser la possibilité aux autres de pouvoir t’accepter tel que tu es.

Pour tous ceux qui n’osent pas encore affirmer leur identité au travail, je voudrais leur dire qu’ils ne sont pas les seuls et qu’une transition peut bien se passer. Vous pouvez par exemple vous rendre dans des groupes de parole dans votre région où vous verrez des trans qui ne sont pas forcément des porte-drapeau de la transidentité, juste des personnes qui ont des jobs normaux et une vie sociale et amoureuse équilibrée. C’est rassurant et ça permet de se dire : ok on n’en parle pas, mais je ne suis peut-être pas une anomalie dans le système. Et si tous vos collègues ne sont pas d’accord, ce n’est pas grave. Il suffit de trouver un interlocuteur de confiance pour t’épauler dans le processus, qui saura t’aider à expliquer aux autres ce qu’il se passe. Parfois, on n’a pas besoin de faire une grande annonce, ça peut se faire dans le calme. Après, si vous attendez le moment où vous serez prêt·e, sachez qu’il n’arrivera pas. J’ai été prêt, seulement après coup.

Article édité par Gabrielle Predko
Photo par Thomas Decamps

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