Innovation : voici comment faire de l'incertitude votre alliée
12 janv. 2021
8min
Autrice, consultante et conférencière sur le futur du travail, spécialiste de la productivité, de l’âge et du travail des femmes
Si 2020 a prouvé une chose, c’est que notre monde devient de plus en plus incertain. Comment les individus et les équipes peuvent-ils faire face à un tel niveau d’incertitude ? Cette incertitude peut-elle s’accompagner de nouvelles opportunités ? Vaughn Tan est convaincu qu’avec un « état d’esprit d’incertitude », nous pouvons tous apprendre à innover. Professeur assistant de stratégie et d’entrepreneuriat à Londres, Vaughn Tan est aussi l’auteur d’un remarquable ouvrage intitulé The Uncertainty Mindset (2020) dans lequel il partage ce qu’il a appris sur l’innovation dans les laboratoires de R&D dans la haute gastronomie.
Nous avons interviewé Vaughn Tan sur l’état d’esprit d’incertitude, ce que cela signifie pour le travail, les rôles, le management, et comment l’incertitude peut nous faire grandir. Ses idées pourront se révéler pertinentes pour toutes sortes d’équipes confrontées à une incertitude accrue.
WTTJ : Vaughn Tan, vous n’auriez pas pu choisir un meilleur moment pour publier un livre sur l’état d’esprit d’incertitude ! Qu’est-ce que 2020 vous a appris à ce sujet ?
V.T. : Le côté positif pour moi a été la découverte qu’en fait, il n’est pas nécessaire d’être physiquement dans la même pièce que les gens pour pouvoir travailler avec eux. J’ai aussi commencé à parler à davantage de personnes qui vivent loin de moi. Je regarde de plus en plus en dehors de ma communauté locale, et tout le monde fait pareil. La publication d’un livre dans ce contexte m’a permis de rencontrer beaucoup de gens que je n’aurais jamais rencontrés autrement. De nombreuses personnes m’ont contacté de partout dans le monde comme jamais auparavant. On s’est vraiment libérés de l’idée qu’il fallait être physiquement proche des gens pour partager des choses avec eux / elles.
Cette année, beaucoup de gens ont commencé à comprendre qu’il y a une différence de taille entre le risque et l’incertitude. On peut se préparer au risque, mais pas à l’incertitude. Pouvez-vous expliquer quelle est la différence et pourquoi c’est important de bien la faire ?
En général, il y a un grand malentendu sur le risque. Le risque et l’incertitude sont deux concepts qui renvoient à l’idée de ne pas savoir ce qui va se passer ensuite, mais la différence est qu’avec le risque, vous connaissez tous les futurs possibles qui pourraient se produire, et la probabilité de chacun d’entre eux. Vous pouvez donc vous y préparer.
En théorie, c’est ça le risque. Mais en réalité, nous ne sommes presque jamais confrontés à ce genre de risque : ce serait comme si la vie vous donnait toujours des dés non pipés. La plupart du temps, nous ne savons pas ce que l’avenir nous réserve (et/ou les dés peuvent être pipés). Ce que nous appelons « risque » est en réalité souvent une véritable incertitude.
« Le problème lorsque vous pensez que quelque chose est « risqué » alors que c’est en réalité incertain, c’est que vous vivez avec l’illusion que vous pouvez « calculer » votre ligne de conduite, faire une analyse coûts-avantages. C’est une erreur »
Ce à quoi nous sommes confrontés aujourd’hui, c’est une véritable incertitude : nous n’avons pas une idée précise des futurs possibles, et encore moins de la probabilité de chacun d’entre eux. Même si nous les connaissions, nous ne saurions toujours pas à quel point ils sont souhaitables ou pas. C’est ce qui arrive à beaucoup de gens et d’entreprises aujourd’hui.
Le problème lorsque vous pensez que quelque chose est « risqué » alors que c’est en réalité incertain, c’est que vous vivez avec l’illusion que vous pouvez « calculer » votre ligne de conduite, faire une analyse coûts-avantages. C’est une erreur. Si nous avions eu l’esprit d’incertitude en 2020, nous aurions peut-être, en Europe, été plus attentifs à ce qui se passait en Chine au début de l’année et nous aurions été plus circonspects, nous aurions peut-être adopté la position suivante : « *nous ne savons pas si le pire viendra, mais si c’est le cas, ce sera terrible. »
Il y a une autre distinction que vous faites dans votre livre qui est éclairante. Il s’agit de la distinction entre efficacité et innovation. En cuisine, vous dites qu’il y a eu un changement de paradigme, car on est passé de l’efficacité comme principe fondamental à l’innovation comme principe fondamental (même si les deux comptent toujours). Pourquoi ce qui s’est passé dans la cuisine est riche de leçons pertinentes pour d’autres secteurs ?
Il existe un continuum dans lequel toute entreprise doit opérer, avec d’un côté l’efficacité, c’est-à-dire s’assurer que vous vous améliorez sans cesse ce que vous savez déjà faire, et de l’autre côté l’innovation, c’est-à-dire trouver comment faire ce que vous ne savez pas encore faire. Si vous vous rapprochez d’une extrémité, vous vous éloignez forcément de l’autre.
Pour faire quelque chose de nouveau, d’abord vous allez échouer. Qu’il s’agisse d’apprendre une nouvelle langue, de préparer un nouveau plat, de concevoir un nouveau produit ou de lancer une entreprise, vous ne pouvez pas réussir du premier coup, à moins d’avoir une chance incroyable. Et se tromper, c’est gaspiller des ressources, ce qui est le contraire de l’efficacité.
Lorsque vous réussissez une chose nouvelle, vous ne vous en rendez peut-être même pas compte au début, car les meilleures innovations sont souvent celles pour lesquelles il n’y a pas encore de marché. Vous devrez donc d’abord créer un marché pour ces innovations. Il y aura toujours des flops. Si vous êtes chanceux et très perspicace, vous aurez peut-être un peu plus de succès que de flops.
En bref, vous ne pouvez pas innover sans échouer et sans gaspiller. Inversement, si vous voulez être efficace, vous ne pouvez pas vous permettre d’essayer des choses nouvelles. Il est évident que peu d’entreprises se trouvent à l’une des extrémités du continuum parce qu’elles ne pourraient pas survivre. Elles doivent trouver un certain équilibre entre les deux. Historiquement, l’exemple le plus célèbre d’une entreprise qui a réussi à trouver un bon équilibre entre les deux, c’est Apple. Pixar est un autre exemple.
- Lire aussi : Zoom sur la culture de la créativité chez Pixar
Ce qui s’est passé dans le monde de la cuisine, c’est que soudain, il y a eu de nouvelles plateformes pour partager le savoir. Les particuliers n’ont plus besoin des grandes institutions pour consommer et produire du contenu. Collectivement, ces individus ont une voix plus puissante que celle de la vieille garde. Ils ne sont pas tenus aux mêmes obligations. Ils s’intéressent plus à l’innovation qu’à la cohérence. Au fur et à mesure que leur influence grandit, les restaurants innovants qui offrent de nouvelles expériences à chaque visite deviennent les plus remarqués dans ce monde alternatif. Les restaurants plus conventionnels, eux, continuent de mettre l’accent sur l’exécution et de rester au sommet dans le vieux monde. Tout cela explique pourquoi l’innovation est de plus en plus valorisée.
Ce que vous décrivez dans votre livre est un changement de paradigme. Pourriez-vous nous en dire plus sur l’impact de ce changement sur l’organisation du travail et sur le management ? À quoi ressemble le travail d’équipe dans une équipe innovante ?
Depuis plusieurs décennies, nous pensons qu’il est préférable que les employé.e.s aient des rôles spécifiques et clairement définis, qu’ils sachent exactement quelles tâches ils doivent accomplir et qu’ils soient évalués sur ces tâches. Ces rôles bien définis devaient être stables. Et cela signifiait que l’embauche était également conçue dans ce paradigme de rôles fixes et bien définis.
Mais ce modèle ne fonctionne pas pour l’innovation. Par définition, si vous innovez, vous ne savez pas encore ce que vous voulez faire. Si vous êtes une entreprise qui veut innover, comment pouvez-vous avoir des rôles stables et définis à l’avance ?
Toutes les entreprises ne veulent pas être innovantes. Mais le fait est que toutes les entreprises sont confrontées à une incertitude sans précédent. Vous ne savez pas ce que votre entreprise devra faire pour répondre à cette incertitude. Que vous souhaitiez innover ou que vous soyez confronté à l’incertitude, vous devez avoir des rôles ouverts, non stables. L’employé·e, l’organisation et les autres membres de l’équipe doivent reconnaître explicitement que le rôle est à inventer.
Un rôle ouvert ne doit pas nécessairement être totalement sans repère. Vous pouvez par exemple dire que 60 ou 70 % de votre rôle sont des choses connues et 30 ou 40 % des choses inconnues. En tant qu’employé·e, c’est à vous de déterminer la partie inconnue de votre rôle, ce pour quoi vous êtes bon·ne, ce qui vous plaît et ce qui pourrait être utile à votre entreprise.
La première chose à faire est donc de s’assurer que l’employé·e et l’organisation comprennent que le rôle est ouvert et dans quelle mesure il l’est. Il doit y avoir une discussion ouverte à ce sujet. L’organisation ne peut pas partir du principe que le/la salariée sait quelle est la part fixe et quelle est la part ouverte (et vice versa).
Il est également important de traiter chaque tâche comme un moyen de déterminer si quelqu’un est bon ou non dans quelque chose. Cela peut sembler brutal mais ça ne l’est pas vraiment : vous êtes constamment testé·e au travail. Chaque chose que vous faites est potentiellement un test. Mais comme il s’agit de petites choses pas toujours vitales, ce n’est pas aussi brutal que cela peut paraître.
Tout cela permet de créer ces équipes très intéressantes que vous mentionnez dans votre question, où chacun sait ce que les autres font bien. Elles n’ont pas besoin d’être managées autant (dans certains cas, elles n’ont pas besoin de l’être du tout). On n’a pas besoin de leur dire ce qu’ils/elles doivent faire. Une personne fera quelque chose parce qu’elle est douée et qu’elle veut le faire, et tous/toutes les autres membres de l’équipe connaissent ses compétences et ses choix parce qu’ils/elles sont passé·e·s par ce processus de test pour savoir ce qu’ils/elles savent faire et veulent faire chaque jour.
C’est une façon complètement différente de penser la façon dont les équipes se construisent. Vous ne pouvez pas simplement constituer une équipe, puis lui faire faire trois jours de team building et puis c’est bon c’est fait. C’est un processus lent et continu, fait d’une multitude de petites choses, et qui dure toute la vie de l’équipe.
Quid des équipes à distance ? Comment ce genre de magie se produit-elle si les gens ne sont pas ensemble dans la même pièce ?
C’est un problème avec tout travail qui comporte une dimension physique, par exemple, si vous concevez un produit physique, comme un plat à manger. Si le travail peut être envoyé à d’autres personnes et qu’elles peuvent le regarder, y réfléchir et le commenter, alors la base est là. Dans de nombreux secteurs, c’est faisable aujourd’hui. La formation d’une équipe innovante peut se faire à distance à condition qu’on puisse évaluer le travail à distance.
Pour que le travail à distance reste innovant, il faut se faire à l’idée qu’il peut sembler parfois inefficace.
Mais cela veut dire aussi qu’on doit pouvoir échanger sur le travail avant qu’il ne soit fini et parfait. Il faut que les membres de l’équipe puissent apporter leurs commentaires en cours de route. Les équipes innovantes partagent leur travail inachevé. Elles n’attendent pas que tout soit impeccable pour le partager avec les collègues. C’est comme ça qu’elles parviennent à construire ces cartes mentales détaillées sur les autres membres de l’équipe, ce que chacun·e sait faire et aime faire.
Pour que le travail à distance reste innovant, il faut se faire à l’idée qu’il peut sembler parfois inefficace. Parfois, une réunion sera plus longue parce qu’il faut parler du travail en cours, donner du feedback et comprendre comment les autres pensent. C’est donc possible pour les équipes à distance, même si c’est un défi : à distance vous pouvez constituer ce genre d’équipes avec des rôles ouverts.
Lire aussi : 4 conseils pour organiser un bon team building à distance
L’innovation et l’incertitude impliquent un certain inconfort. Comment y faire face ?
L’un des grands problèmes que pose l’innovation, c’est qu’elle exige que vous recherchiez activement l’échec. (Si vous voulez éviter l’échec, vous ne pouvez vous en tenir qu’aux choses que vous faites déjà). J’apprends une nouvelle langue en ce moment. Pour apprendre, je dois me mettre dans des situations souvent embarrassantes où je dis le mauvais mot et où je n’ai aucune idée de la façon dont construire une phrase. Ces petits échec sont inconfortables, mais vous ne pouvez pas apprendre et progresser en tant qu’individu ou en équipe sans passer par une phase inconfortable où les choses ne fonctionnent pas encore.
La plupart des gens trouvent qu’il est vraiment difficile de faire volontairement quelque chose qui comprend la perspective d’échouer, donc l’une des solutions est de les mettre dans une situation où ils/elles n’ont pas le choix. C’est ce que j’appelle le « désespoir par design ». On s’engage à l’avance dans quelque chose qui a une chance d’échouer et on se donne un délai précis pour le faire. Soit vous faites ce qui est difficile et inconfortable correctement, soit vous échouez et apprenez quelque chose d’utile. C’est cette création intentionnelle d’une petite dose de désespoir qui débloque tout l’apprentissage.
Inspirez-vous davantage sur : Laetitia Vitaud
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