Entreprises : faut-il innover encore et toujours plus ?
20 avr. 2023
4min
Faut-il innover encore et toujours plus, y compris dans le monde de l’entreprise ? Avec son ouvrage « L’innovation : mais pour quoi faire ? », le professeur de management Franck Aggeri remet en question notre quête effrénée de nouveauté. Entretien.
Elle est partout aujourd’hui. Depuis quelques dizaines d’années, l’innovation a envahi nos discours politiques. Elle doit advenir dans nos entreprises pour générer de la croissance, mais aussi dans nos administrations pour les rendre moins bureaucratiques, dans les associations et ONG pour optimiser leurs capacités à venir en aide à leurs bénéficiaires. Si l’innovation est devenue un incontournable, presque une quête, que cherche-t-on en innovant ? L’innovation est-elle nécessairement utile ? C’est la question que pose le chercheur en sciences de gestion Franck Aggeri dans son essai L’innovation : mais pour quoi faire ?. L’objectif : s’interroger collectivement sur cette notion si prégnante dans notre culture… qu’elle n’est plus jamais questionnée.
Selon vous, l’innovation serait devenue synonyme de progrès dans le langage courant. Comment expliquer cette évolution ?
Rappelons que l’innovation est au départ technologique et renvoie, notamment dans l’après-guerre, à des évolutions très restreintes comme l’électricité et le passage à une société d’abondance. Cette notion véhicule un imaginaire si positif qu’elle est devenue, ces quarante dernières années, une culture. C’est-à-dire une croyance et des injonctions que l’on tient pour acquises et que l’on ne discute jamais. On s’imagine encore que l’innovation va nécessairement générer de la croissance, donc de la richesse et de l’émancipation collective. Toutes sortes d’innovations existent aujourd’hui : il y a les innovations vertes, sociales, frugales, publiques, financières, pédagogiques… L’innovation peut intervenir dans n’importe quel domaine. Ce terme est devenu totalement générique, et bénéficie toujours de cette connotation positive qui a fait son succès après la seconde guerre mondiale.
Vous affirmez que l’innovation est aujourd’hui au centre de notre culture. Pourquoi ?
Parce que c’est une valeur qui est présentée comme positive par absolument tout le monde. Je commence mon livre avec une citation d’un discours du président de la République, Emmanuel Macron, qui nous intime d’innover, parce que ce serait essentiel. Aujourd’hui, cette injonction s’applique à tout le monde, même dans des domaines où l’on s’y attend le moins, comme l’administration. Tout le monde est invité à devenir entrepreneur de soi-même, à se mettre en mouvement, à participer à des projets, à être créatif. C’est une véritable mythologie : tout le monde a les moyens de devenir un innovateur et plus on va faire de l’innovation, mieux ce sera. Par définition, quelque chose fait partie de notre culture quand cet objet devient tellement normal, qu’il n’est plus jamais remis en question. Il me semble que c’est ce qui est en train de se produire avec la notion d’innovation.
Malgré cet engouement collectif, l’innovation n’a pas que des avantages…
Je voulais surtout montrer que lorsque l’on parle d’innovation, on présente toujours ses promesses et ses bénéfices sans jamais imaginer ses conséquences négatives. On les découvre généralement bien après, entre dix et trente ans plus tard, parce que l’innovation commence toujours par un projet confidentiel avant de devenir concret, puis de se diffuser. Ce que j’observe, c’est que notre volonté de faire de l’innovation à tous crins produit des catastrophes non anticipées et des effets indésirables. Oui, les innovations peuvent aussi produire des effets pervers. Par exemple, on enjoint beaucoup les salariés des entreprises à bousculer leur routine, à en finir avec la bureaucratie. Bref, à se mettre en mouvement. Le résultat, c’est qu’aujourd’hui, les salariés ont peur du changement. On observe qu’il y a une certaine réticence vis-à-vis de cette injonction, que les gens ne se sentent pas toujours capables de changer, qu’ils estiment que certains changements peuvent être en décalage par rapport à leurs compétences. Il y a un fossé entre ce que l’on attend des travailleurs et la façon dont eux ressentent cette injonction à innover.
« Aujourd’hui, les salariés ont peur du changement. »
En entreprise, les innovations les plus célèbres sont les indicateurs de performance, qui produisent aujourd’hui beaucoup de dégâts…
Je cite notamment le ROI (en français, « retour sur investissement »), qui a produit beaucoup d’effets visibles et négatifs dans les entreprises. En réalité, les innovations managériales et organisationnelles émergent dès la fin du 19e siècle, pour organiser à grande échelle le travail de milliers de collaborateurs. On invente d’abord, sans le nommer « innovation », le taylorisme, le fordisme, puis on met au point ces indicateurs de performance, pour mieux informer les dirigeants de l’état de santé de l’organisation. Aujourd’hui, le métier de consultant consiste à produire en permanence des innovations managériales et de nouveaux outils qui pourront être utilisés par les entreprises pour être plus performantes.
Comme d’autres indicateurs financiers, le ROI a été introduit et développé à large échelle après la Seconde Guerre mondiale. Aujourd’hui, on observe une sorte de dévoiement de ces outils. S’ils n’ont pas d’effet automatique – ce ne sont que des indicateurs qui permettent de synthétiser une situation dans un langage économique –, ils sont utilisés comme outils de contrôle et d’évaluation des performances. Puisque les dirigeants et les actionnaires ont les yeux rivés sur le rendement, ils exigent des managers et des salariés que ces taux augmentent. Cela produit des myriades d’effets pervers, dont beaucoup de souffrance au travail.
Et cela crée des injonctions paradoxales…
Oui, ces indicateurs pèsent sur les salariés, qui subissent une pression excessive et des injonctions contradictoires. Être innovant et créatif, c’est prendre le risque de commettre des erreurs, et donc de ne pas faire de chiffre. On ne peut pas être innovant et atteindre des objectifs de performance très élevés dans le même temps. Parallèlement, beaucoup d’entreprises se sont dit qu’avec le budget alloué à la recherche et au développement, elles n’arrivaient pas à atteindre ces taux de rendement hors-normes. Résultat : plutôt que d’investir, elles choisissent de dégraisser et de racheter des start-up, de s’appuyer sur des entreprises extérieures afin d’innover. Dans le même temps, certaines innovations nécessaires à la société entrent aussi en contradiction avec nos objectifs de rentabilité. Par exemple, les innovations écologiques sont moins rentables pour les entreprises.
L’innovation est-elle devenue un prétexte pour faire toujours plus, avec autant voire moins de moyens, comme l’induit le système capitaliste ?
L’innovation est la version « dépolitisée » d’une quête à la performance toujours accrue dans nos sociétés. Mais, il faut bien préciser que si c’est vrai pour un certain nombre d’innovations – managériales, industrielles, etc. –, d’autres ne visent pas nécessairement à nous rendre plus performants. Les innovations sociales ne cherchent pas à générer du profit, par exemple. Celles-ci peuvent être intéressantes.
Alors, l’innovation, stop ou encore ?
Ce que je veux montrer, surtout, c’est que l’on ne peut pas considérer a priori que toutes les innovations sont formidables. Beaucoup n’ont ni sens, ni utilité sociale. Aujourd’hui, si vous avez un projet autour du numérique, vous pouvez lever en un claquement de doigt des millions d’euros. Pourtant, dans beaucoup de cas, il s’agit d’innovations qui n’ont pas de sens ni d’utilité sociale. Et sur le long terme, notre biais pro-innovation est incompatible avec le fait de vivre dans une société soutenable. Je pense qu’avant de mettre en place une innovation, les concepteurs devraient réfléchir sérieusement à ses conséquences si celle-ci est adoptée à grande échelle. On ne percevrait pas dix ans plus tard les effets négatifs d’une innovation si on prenait le temps d’y réfléchir en amont.
Article édité par Ariane Picoche, photo : Thomas Decamps pour WTTJ
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